Il est étonnant de constater qu’à chaque fois qu’une société entre réellement en crise, elle s’attache à redéfinir la déontologie des fonctionnaires. La destruction de la démocratie à Athènes nous fournit un exemple historique très intéressant. À cette époque, l’on inventa la docimasie, dont l’origine vient du mot « épreuve » : les fonctionnaires devaient, lorsqu’ils descendaient de charge, passer un examen déontologique. Parce que la démocratie allait mal, parce qu’elle était en crise, on s’est tourné vers les fonctionnaires, les édiles et les responsables politiques pour leur demander des comptes, comme l’on fait aujourd’hui. Je trouve que c’est un signe clinique intéressant.
Ceci pour dire que ce projet de loi m’intéresse, et que je n’y oppose pas un rejet de principe. Le texte comporte des avancées et des éléments plus critiquables. L’avancée principale, de mon point de vue, est la prescription de trois ans qui enferme dans un délai les actes que l’on pourrait reprocher aux fonctionnaires – étant précisé que, d’un point de vue déontologique, dans les professions libérales, les fautes disciplinaires demeurent imprescriptibles.
Mais ce qui fait le coeur de la difficulté de ce texte, c’est d’une part son imprécision quant aux personnes concernées, et d’autre part – et sur ce point je vous rejoins, chers collègues du groupe Les Républicains, même si cela doit vous faire du mal ! – le fait qu’il conduit à escamoter le débat. Or nous avons besoin de ce débat sur la fonction publique, Nous avons besoin d’une discussion franche, ouverte, libre sur des points tels que la durée du travail, la réalité de la relation hiérarchique, la mobilité, l’appréciation des travaux effectués… Il faut ouvrir le grand débat sur la fonction publique ! Ce n’est pas ce que nous faisons là, et c’est bien dommage.
Ce qui est préoccupant, c’est que ce texte peut être analysé comme un catalogue de la méfiance publique à l’égard des fonctionnaires. Quand on dit que la probité et l’intégrité sont des objectifs que le fonctionnaire doit atteindre, c’est qu’on présuppose que ces qualités ne sont pas acquises. D’une certaine manière, si on lui assigne de tels objectifs, c’est qu’on ne le considère pas capable, spontanément, de les atteindre.
La prétention des hommes politiques passe, voire trépasse, mais si nous n’avions pas de fonctionnaires, où serait la pérennité de l’État ? C’est eux qui permettent à la machine administrative, quoi qu’il arrive, quelles que soient les vicissitudes de l’Histoire, de fonctionner. C’est peut-être pour cela qu’on les appelle « fonctionnaires » : parce qu’ils font en sorte que cela fonctionne !
Ce texte est né des conséquences de l’affaire Cahuzac, ayons l’honnêteté de le reconnaître. Ces conséquences ont d’abord atteint les hommes politiques, par le biais des lois relatives à la transparence de la vie publique, auxquelles nous nous sommes soumis. Certains en ont souffert, d’autres s’en sont très bien tirés : tant pis, ou tant mieux. Et voilà qu’aujourd’hui l’onde de choc atteint les fonctionnaires. Ceux-ci devront affronter, à mon avis, un sentiment de réprobation dont il faut dire qu’il est injuste et injustifié.
On voit, par ailleurs, que certains fonctionnaires échappent à cette réprobation : les magistrats de l’ordre judiciaire, par exemple. Pourquoi cela ? Nous devrions très rapidement adopter une loi organique pour leur demander de passer sous les fourches caudines des exigences de la transparence ! C’est un débat général qu’il faut ouvrir, alors que ce texte, malheureusement, le limite, l’enferme.
Je ne serai pas systématiquement opposé aux dispositions de ce projet de loi : certaines sont bonnes, utiles. Malgré cela il a des aspects essentiellement négatifs en ce qu’il jette sur les fonctionnaires un opprobre qu’ils ne méritent pas et que le débat sur la fonction publique sera censuré, ce qui est très dommage.
Le 08/10/2015 à 12:13, laïc a dit :
"À cette époque, l’on inventa la docimasie, dont l’origine vient du mot « épreuve » : "les fonctionnaires devaient, lorsqu’ils descendaient de charge, passer un examen déontologique. "
En fait, la docimasie avait lieu avant la prise en fonction d'un citoyen (le fonctionnaire n'existait pas à l'époque, et n'importe quel citoyen pouvait être appelé aux fonctions administratives ou politiques) : "Avant d'entrer en fonction, le citoyen désigné par le sort est soumis à la dokimasia, un test qui consiste à vérifier sa moralité (bonne conduite envers ses parents) et qu'il s'est effectivement acquitté de ses obligations fiscales et militaires. Il est possible qu’une personne connue pour ses sympathies oligarchiques soit rejetée à l’issue de l’épreuve. Cette formalité n'a pas pour objectif d’évaluer les compétences du citoyen désigné."
M. Collard a confondu avec l'euthyna, dont voici la description :
"En fin de charge, le magistrat était soumis à un contrôle financier : l'euthyna (ἡ εὔθυνα). Cette procédure de reddition des comptes était très pointilleuse. Le sortant n'avait pas le droit de quitter le territoire de la cité tant que la vérification n'était pas achevée. Celle-ci pouvait être longue, ce qui compliquait encore le renouvellement du personnel en charge. En effet, non seulement un citoyen ne pouvait être désigné deux fois de suite pour la même fonction mais encore il ne pouvait briguer un autre poste qu'une fois son euthyna achevée, ce qui l'obligeait parfois à une année entière de césure. La méfiance des Athéniens était probablement à la mesure des risques de corruption. En effet, les magistratures, faiblement rémunérées au V° siècle, ne l'étaient plus du tout au IV°, à l'exception de quelques postes comme les ambassades. Si elles restaient attractives, c'est peut-être qu'elles permettaient dans certains cas d'en retirer quelques avantages personnels. Ceux-ci n'étaient pas toujours illicites (les stratèges avaient droit, par exemple, à une part du butin pris à l'ennemi et les magistrats religieux à la viande des animaux sacrifiés) mais l'enrichissement ne devait pas se faire au détriment de l'État.
L'euthyna était effectuée par un collège de dix magistrats spécifiques, les λογισταί (logistai), "calculateurs" , c'est à dire les vérificateurs de comptes, assistés de dix substituts ( οἱ συνήγοροι). Les audits donnaient lieu ensuite à une procédure judiciaire individuelle. Comme celle-ci concernait aussi les bouleutes, les hiérarques, les chorèges, on estime à plus d'un millier le nombre de cas à examiner tous les ans. Le jury était composé, comme pour tout procès, d'un groupe de citoyens (probablement 501) tirés au sorts parmi les héliastes. A cette occasion, entrait en jeu un deuxième collège, celui des synégores, chargés de mettre en accusation les magistrats soupçonnés de fraude. C'est le seul cas dans lequel la cité utilisait des avocats publics. Il pouvait s'agir d'une simple infraction (ἀδικίου γραφή), d'accusation de corruption (δώρου) ou de vol (κλοπῆς). La procédure ne s'arrêtait pas là. Dans les trois jours suivant le procès, tout homme libre (citoyen ou métèque) pouvait individuellement porter plainte contre un sortant. Dix euthynes ( εὐθύναι ou εὔθυνοι, un par tribu) se tenaient pour cela sur l'Agora, face au monument des héros éponymes. Si la plainte était retenue, elle donnait lieu à un procès. "
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