Intervention de Aurélie Latourès

Réunion du 6 octobre 2015 à 17h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Aurélie Latourès, chargée d'étude à l'Observatoire régional des violences faites aux femmes, du Centre Hubertine Auclert :

C'était une mathématicienne. On considère qu'elle est la première personne à avoir imaginé un codage qui peut s'assimiler à de la programmation informatique. Il est intéressant de noter que c'était une femme.

Le Centre Hubertine Auclert a donc mené toute une réflexion sur le numérique qui est à la fois une chance pour les femmes et un espace de diffusion du sexisme. Dans ce contexte, en avril 2014, un groupe de travail a été organisé avec les acteurs de l'éducation et du secteur de la jeunesse – institutions et associations – sur les violences et comportements sexistes chez les adolescents. Il a fait émerger le sujet des cyberviolences, c'est-à-dire perpétrées via les téléphones portables, les sites internet, les réseaux sociaux, les forums et les jeux vidéo. Face à ces phénomènes, les professionnels se sentent démunis car ils manquent de données et d'outils. Nous sommes sortis de cette réunion en nous disant qu'il fallait explorer ce sujet.

Un colloque a été organisé en novembre 2014 pour dresser un premier état des connaissances et identifier les moyens d'action en France et à l'international face au cybersexisme, à savoir l'ensemble de comportements et propos sexistes via les outils numériques, qu'il s'agisse de smartphones, de sites internet, de réseaux sociaux ou de jeux vidéo en ligne.

Le concept est assez récent et flou. Il est emprunté à des recherches anglo-saxonnes plus anciennes sur le cyberbullying que l'on pourrait traduire par cyber-harcèlement. Nous disposons de quelques études et de quelques données, principalement à l'échelle internationale, qui ignorent le plus souvent la dimension du genre.

En France, l'éducation nationale a intégré récemment des questions sur les cyberviolences dans son enquête « climat scolaire et victimation ». L'enquête de 2014 montre que ces violences, qui ont progressé par rapport à 2011, concerneraient un collégien sur cinq. Ce mode de diffusion des insultes, brimades et humiliations touche davantage les filles : 21 % déclarent avoir connu au moins une forme de violences, contre 15 % des garçons. Les filles sont beaucoup plus victimes d'insultes que les garçons, en particulier quand ces insultes portent sur la tenue vestimentaire : 5,6 % contre 2,6 % chez les garçons.

D'après un sondage réalisé par IPSOS pour le Centre Hubertine Auclert en novembre 2014, une lycéenne sur quatre a déclaré avoir été victime d'humiliations et de harcèlement en ligne concernant notamment son apparence physique ou son comportement sexuel ou amoureux.

Les études internationales et européennes avancent des taux de prévalence très hétérogènes en fonction de la définition donnée du phénomène de cyberviolence. Dans tous les cas, les jeunes filles et les femmes sont davantage victimes que les garçons et elles sont exposées à des violences spécifiques : sollicitation à caractère sexuel, commentaires basés sur des stéréotypes sexistes, sur leur manière de s'habiller, sur leur apparence ou sur leur comportement sexuel ou amoureux.

Face à ces premiers constats, une grande campagne de sensibilisation baptisée « Stop cybersexisme » à destination des jeunes a été lancée en avril 2015, avec des affichages pendant quinze jours dans le métro et RER, ainsi que des envois d'affiches, de prospectus et de brochures dans l'ensemble des collèges et lycées d'Île-de-France. Cette campagne a été relayée par la presse et sur les réseaux sociaux. Un mini-blog a été réalisé spécialement à destination des jeunes, et des actions de prévention ont été organisées via les délégués de classes de cinquième et de quatrième de l'académie de Paris.

Les premiers retours de cette campagne sont assez impressionnants : près de 100 établissements ont demandé des documents supplémentaires pour continuer à mener des actions, ce qui montre que le besoin existe.

Cette campagne visait à rendre visible le sexisme en ligne auquel les jeunes filles sont exposées. Elle s'appuyait sur trois messages : faire prendre conscience que certains actes et propos en ligne ont un fondement sexiste, qu'ils sont motivés par des croyances sur les filles et les garçons qui n'auraient pas les mêmes rôles, comportements et devoirs ; faire prendre conscience que certains actes et propos constituent des violences et qu'ils peuvent être illicites ; en appeler à la responsabilité individuelle de chacun, et notamment des témoins qui peuvent être des co-auteurs de ces violences, afin de les inciter à ne pas relayer ou diffuser des propos ou images sexistes.

Il est nécessaire d'approfondir la connaissance de ces phénomènes pour pouvoir concevoir des actions de prévention proches du vécu négatif des jeunes filles. Le Centre Hubertine Auclert a lancé un appel d'offres pour la réalisation d'une étude qualitative exploratoire, menée en partenariat avec les trois académies franciliennes, et qui vise à mieux connaître le phénomène à travers le prisme du genre. Elle va être réalisée par l'Observatoire universitaire international éducation et prévention (OUIEP), un organisme de recherche et de formation qui est rattaché à la fois à l'université Paris-Est et à l'école supérieure du professorat et de l'éducation (ESPE) de Créteil.

Elle va être lancée dans douze établissements en Île-de-France auprès d'environ 1 600 élèves de cinquième, quatrième, troisième, et seconde. Nous avons choisi de l'étendre à une classe de lycée pour voir s'il y avait une bascule dans les formes de violence et s'il fallait adapter les outils de prévention en conséquence. Les questionnaires seront complétés par des entretiens collectifs et individuels.

L'objectif est de mieux comprendre les cyberviolences à caractère sexiste et sexuel en les replaçant dans leur contexte : pratiques et usages numériques des jeunes ; sexisme ordinaire. Comment ces violences se manifestent-elles ? À travers quels supports, quelles applications, quels sites ? Quelles conséquences peuvent-elles avoir ? Quel est leur lien avec les violences dans la vie réelle ? Nous voulons pouvoir formuler des recommandations opérationnelles – que ce soit en termes de repérage et de protection des victimes que de prévention – à destination de la communauté éducative mais aussi des opérateurs des nouvelles technologies de l'information et de la communication.

Voilà pour les chantiers en cours.

Depuis un an, le Centre Hubertine Auclert, à travers son observatoire, a engagé cette réflexion autour du cybersexime. Il a capitalisé des connaissances empiriques à travers des revues de littératures pour mieux comprendre ce phénomène. Nous attendons avec impatience les résultats de notre étude, qui paraîtra au printemps prochain. En attendant, je vous propose d'échanger avec vous sur la manière de caractériser le cybersexime.

Parmi les cyberviolences, on peut distinguer les violences sexistes et sexuelles qui prennent différentes formes via les outils numériques. Il peut s'agir d'agressions et de harcèlement sous forme d'injures, d'insultes, de commentaires humiliants sur l'apparence physique, la sexualité, le comportement amoureux, principalement des filles mais aussi des garçons qui ne se conforment pas aux normes de virilité hétérosexuelle. Dans d'autres cas, ce sont des messages ou des images à caractère sexuel – les sexting ou sextos.

Ces violences sexistes et sexuelles peuvent aussi s'exercer par la diffusion d'images via le compte Facebook ou le téléphone portable d'une personne à son insu. Dans ce dernier cas, le procédé s'assimile à une usurpation d'identité. Il s'agit de diffuser des images ou des propos à connotation sexuelle en vue de nuire à la victime. Enfin, elles peuvent se manifester à travers la diffusion d'images intimes prises à l'insu de jeunes filles, notamment dans des sanitaires ou des vestiaires, et diffusées dans un établissement scolaire.

Parfois, les images ont été prises dans le cadre intime d'une relation amoureuse ou amicale et sont ensuite diffusées à l'occasion d'une rupture, par vengeance, désir d'humilier et de blesser. Même prises dans l'intimité, les images peuvent résulter de pressions, notamment lorsque des relations amoureuses sont particulièrement violentes. Les images sont ensuite diffusées, commentées, annotées. Elles peuvent étayer la réputation sexuelle des garçons : c'est à qui aura le plus de ce genre d'images en magasin. L'agresseur peut aussi s'en servir pour exercer un chantage à l'égard de jeunes filles.

Le cybersexisme englobe et prolonge également le slut shaming qui signifie littéralement « honte aux salopes » et qui consiste à rabaisser les jeunes femmes en raison de leur apparence, de leur maquillage ou de leur attitude générale, jugés comme trop ouvertement sexuels. Ces agressions peuvent être le fait d'autres jeunes femmes qui pensent ainsi préserver leur propre réputation sexuelle. Le slut shaming constitue un puissant outil de contrôle social des jeunes filles et en particulier de leur sexualité. Isabelle Clair et Virginie Descoutures ont réalisé une étude très intéressante sur les relations entre les filles et les garçons dans plusieurs quartiers parisiens en 2010. Elles y expliquent que l'enjeu est d'être « un vrai mec », c'est-à-dire d'avoir une sexualité active, ou « une fille bien », c'est-à-dire d'avoir une sexualité invisible.

Le slut shaming se poursuit en ligne par la stigmatisation des filles qui postent des photographies d'elles, sexy ou interprétées comme telles, ou qui parlent ouvertement d'activité sexuelle. À l'inverse, les garçons gagnent en réputation en se vantant de leur expérience sexuelle et en cumulant les photos dites sexy. Ainsi, on constate qu'une jeune femme sera systématiquement culpabilisée lorsqu'une photographie intime d'elle se retrouve diffusée publiquement, même contre son gré. C'est un mécanisme d'inversion de la culpabilité que l'on retrouve dans le contexte des agressions sexuelles dans la vie réelle, avec des discours sur la longueur de la jupe de la victime.

C'est d'ailleurs ce qu'il est ressorti des interventions pilotes menées auprès de délégués de classe de quatrième et cinquième : ils ne parvenaient ni à sortir de cette logique de culpabilisation des filles, ni à percevoir ou à dénoncer une quelconque responsabilité des garçons dans ces phénomènes dont ils avaient pourtant bien conscience. Jessica Ringrose et Emma Renold, deux chercheuses britanniques présentes au colloque de novembre 2014, ont mené des recherches sur les « sextos », c'est-à-dire les messages à caractère sexuel. Leurs travaux ont montré la banalisation des violences sexuelles par les jeunes filles britanniques, et on peut les extrapoler au contexte français.

Dans toutes ces formes de cyberviolence, la dimension sexiste s'exprime par la réduction permanente des jeunes femmes à leur sexualité et à leur corps, mais aussi par les injonctions qui leur sont faites quant à leur comportement amoureux et sexuel. Les garçons construisent leur masculinité et leur virilité en multipliant librement leurs expériences amoureuses et sexuelles, à la différence des filles dont la sexualité est en permanence observée et jugée, voire contrôlée par leur petit ami, leurs amis ou leur père. Le fonctionnement même des réseaux sociaux renforce cette dimension.

Comprendre ces cyberviolences nécessite de les replacer dans le contexte de la culture sexuelle des jeunes qui est fondée sur un double standard impliquant, pour les jeunes garçons, la libre expression de leur sexualité, et, pour les jeunes femmes, l'impossibilité d'accéder à cette même liberté. Notons que ces exemples de cyberviolences sexistes et sexuelles s'appliquent également aux garçons, notamment homosexuels, dont le comportement sexuel n'est pas jugé conforme aux normes de masculinité dictées socialement pour un homme hétérosexuel.

En France, peu d'études permettent de creuser ces phénomènes. Pourtant, si cette analyse n'est pas prise en compte, les actions de prévention des cyberviolences risquent de renforcer les stéréotypes sexistes et hétéro-normatifs, les violences de genre ainsi que le contrôle social sur la sexualité des jeunes filles. Ils risquent même de contribuer à les exclure de ces espaces jugés dangereux pour elles, alors que ce sont aussi de formidables lieux d'expression et de sociabilisation.

Je souhaitais partager avec vous une dernière réflexion : les outils numériques n'ont pas fait apparaître de nouveaux comportements mais ils leur ont donné une nouvelle visibilité et des moyens pour se renforcer. Ces violences sexistes et sexuelles présentent des spécificités par rapport à celles qui existent dans la vie réelle : elles peuvent être diffusées à une très vaste audience en quelques secondes et rester publiques pendant très longtemps, voire à jamais, tant il est difficile de les faire retirer ; elles sont favorisées par l'anonymat qui facilite le passage à l'acte ; elles échappent au contrôle et à la vigilance des adultes qui ne sont pas toujours éduqués aux pratiques numériques qui évoluent rapidement ; l'agresseur ressent un sentiment d'impunité plus fort et une empathie plus faible avec la victime du fait de la distance créée par l'outil ; il y a une dilution de la responsabilité avec une multiplication des agresseurs dans un phénomène qui devient viral.

Selon nous, les réseaux sociaux, qui contribuent à la surexposition de soi, constituent un terreau particulièrement fertile pour ces mécanismes qu'ils viennent renforcer. En analysant les recherches internationales et nos échanges avec les partenaires ou avec les délégués de classe, nous constatons que les violences à caractère sexiste et sexuel sont le plus souvent banalisées et minimisées, aussi bien par les jeunes que par les adultes, car les conséquences ne sont pas perçues comme réelles. Il faut veiller à rendre visibles les conséquences réelles de ces violences virtuelles – stress, anxiété, perte d'estime de soi, échec scolaire, etc. – et à faire le lien avec les violences dans la vie réelle, qu'elles soient physiques ou sexuelles.

Ces violences sont aussi considérées comme pouvant être rapidement résolues : les jeunes filles sont incitées à fermer leur compte Facebook ou Instagram si elles y sont harcelées, donc à s'extraire de cette possibilité de se sociabiliser en ligne. Il est important de réfléchir à l'impact de cette attitude sur la place des filles dans les réseaux sociaux et dans le monde numérique qui deviennent finalement des espaces réservés aux garçons.

Mais nous attendons les résultats de notre étude pour vous en dire un peu plus sur ces phénomènes.

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