Intervention de Général Pierre de Villiers

Réunion du 15 octobre 2015 à 15h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Pierre de Villiers, chef d'état-major des armées (CEMA :

MM. Lamour et Lellouche ont évoqué la fin de gestion de l'année 2015. J'ai rangé ce sujet parmi mes préoccupations, mais je vous ai surtout dit qu'il faisait l'objet d'une vigilance particulière de ma part. Des engagements ont été pris et je n'ai aucune raison de ne pas avoir confiance.

Aujourd'hui deux programmes sur douze sont engagés et il en sera ainsi jusqu'à la deuxième quinzaine de décembre lorsque tomberont les 2,2 milliards d'euros de la loi de finances rectificative. Nous prenons évidemment toutes les dispositions avec la DGA pour que soient ensuite immédiatement engagés l'ensemble des programmes, ce qui est désormais techniquement possible grâce aux systèmes actuels. Je fais confiance, et je ne suis pas plus inquiet que cela. Une promesse claire a été faite, il n'y a pas de raison qu'elle ne soit pas tenue. Et puis 2,2 milliards, cela se voit un peu. (Sourires.) Cela dit, la confiance n'excluant pas le contrôle, je ferai les additions à la fin de l'année, et je verrai bien si j'ai mon contenu physique et mon contenu financier.

Il n'y a aucune raison pour que nous constations un glissement physico-financier de fin de gestion sur les programmes. S'il me manquait les 950 millions d'euros, cela se traduirait mécaniquement soit par un glissement physique soit par un glissement financier, autrement dit par un accroissement du report de charges. Aujourd'hui, le report de charges est de 3,45 milliards d'euros. Nous avons pour ambition de le réduire le plus rapidement possible car la situation l'exige.

Nous n'avons pas de raison d'imaginer le pire. Certes, dans une situation difficile, nous ne sommes pas à l'abri d'un amendement qui réduirait nos crédits, mais il reste qu'à ce stade, nous disposons d'un maximum de garanties.

En l'état actuel des prévisions, la part du coût des facteurs pour les armées s'élève, durant la période 2016-2019, à 300 millions d'euros sur un total d'un milliard. J'attends avec intérêt le rapport commun de l'IGF et du CGA modifié afin de prendre en compte les économies du coût des facteurs versus les charges additionnelles. Il faudra voir le solde net réparti annuellement. Je resterai également vigilant. Je ne conteste pas les notions de coût des facteurs et d'économies ; je demande simplement que l'exercice s'effectue honnêtement et de façon transparente.

Monsieur Lamour, vous me demandez ce qu'il en est de la capacité de l'armée à recruter, à former et à fidéliser les 11 000 militaires qui feront passer les effectifs de la FOT de 66 000 à 77 000 personnels. Avec le général Jean-Pierre Bosser, chef d'état-major de l'armée de terre, nous avions annoncé que tout serait bouclé à la fin de l'année 2016. Nous y parviendrons plutôt au mois de janvier ou de février 2017, mais nous y parviendrons. Nous avons déjà recruté plus de 5 000 jeunes supplémentaires, et vous seriez surpris, comme je le suis moi-même, de la qualité de ces recrutements, toutes catégories confondues. La crise économique et le chômage constituent sans doute une explication, mais ce n'est pas celle que nous donnent les jeunes que nous interrogeons. Avec leurs mots, ils nous répondent systématiquement qu'ils ont choisi l'armée parce qu'ils cherchent des valeurs, une institution qui fournisse un cadre, une famille, la fraternité… Ils ne disent pas en premier : « Je cherchais un emploi, j'étais au chômage. »

En termes de formation, il s'agit d'un vrai challenge pour l'armée de terre. Ce n'est pas facile, mais elle réussira. Et elle ne dispense pas une formation au rabais : après les six mois de formation initiale, je rappelle que ces personnels sont considérés comme projetables à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur. Aujourd'hui, nous relevons ce défi avec une jeunesse d'une grande qualité. Cela marche remarquablement bien ! La partie n'est pas aisée pour ce qui concerne la formation – nos centres tournent à plein régime –, mais nous avions tout de même réfléchi à tout cela avant de lancer des chiffres.

Pourquoi une partie de la jeunesse de France s'engage-t-elle chez nous et une autre chez Daech ? Comme j'ai la chance de me trouver ici, devant la représentation nationale, je voulais soulever cette question de fond à laquelle nous devons réfléchir. À mon avis, tous cherchent un cadre et des valeurs qu'ils ne trouvent plus dans la société. Les uns vont dans une direction morbide, chez Daech, croyant se rassurer, espérant trouver un sens à leur vie. Les autres choisissent l'armée pour défendre et servir la France. Ils nous le disent comme ça, quels que soient leur niveau d'études et leur catégorie socioprofessionnelle. C'est assez exceptionnel.

Je tenais à vous en faire part, alors que je suis frappé par le pessimisme ambiant, par la morosité générale. Tout n'est pas parfait dans la jeunesse, certes, mais il y a des signes d'espérance. Les jeunes dont je vous parle ne comprennent pas ce pessimisme, ils sont d'un enthousiasme incroyable ! Pensez-vous que les trois jeunes que nous avons rapatriés cette nuit du Mali se posent ces questions ? Ils sont allés jusqu'au bout de leur mission au service de la France, pour leur chef de section, pour leur capitaine, pour leur colonel. C'est ainsi qu'ils voient les choses. Vous avez raison : il n'était absolument pas évident d'incorporer et de former 11 000 jeunes en dix-huit mois. Nous y réussissons pourtant, grâce à cet état d'esprit que je viens de vous décrire.

Je remercie M. Lellouche de m'interroger sur Sentinelle. Je m'étais préparé à cette question et j'aurais été très déçu que personne ne me la pose (Sourires.) Elle me donne l'occasion de dire tout le bien que je pense de cette opération.

Au passage, je signale que je ne me contente pas d'exécuter des ordres. Ce n'est heureusement pas ainsi que les choses se passent. En tant que conseiller militaire du Gouvernement, j'ai la faiblesse de penser que le président de la République, le Premier ministre et le ministre de la Défense m'écoutent. Au sein d'un conseil de défense, je ne suis pas un simple fonctionnaire qui prend des notes. Je suis l'un des premiers à qui l'on demande de proposer des mesures. Ensuite, c'est le président de la République, chef des armées, qui décide. C'est ainsi qu'avec Jean-Yves Le Drian nous avons proposé l'intervention aérienne en Syrie. Nous ne pouvions pas continuer à être aveugles si nous voulions garder une appréciation autonome. Ces décisions sont le fruit d'une réflexion globale et nous y participons pleinement

Ce fut le cas s'agissant de Sentinelle. Quel est le rôle des forces armées sur le territoire national ? La question est légitime. Pour ma part, je considère que la mission des armées, en temps de crise comme en temps de paix, est de protéger tous les Français où qu'ils se trouvent, à l'étranger, outre-mer ou en métropole. Je ne vois pas ce que le président de la République aurait pu faire d'autre pour protéger les Français et les rassurer.

Vous pouvez légitimement considérer que l'opération dure un peu trop longtemps sous la forme actuelle. C'est pour cette raison que, dans mon propos liminaire, je vous ai dit que Sentinelle ne devait pas être une excroissance durable de Vigipirate. On ne peut pas faire à 7 000 ce que l'on faisait à 1 000 ou 1 500. On ne peut pas demander durablement aux soldats français d'aider, de remplacer, de suppléer des forces de sécurité intérieure qui ne seraient pas assez nombreuses.

Mais l'opération Sentinelle, ce n'est pas cela. Peut-être ne l'a-t-on pas suffisamment expliqué ? Loin d'être une sorte de Vigipirate bis, Sentinelle répond à une rupture stratégique : nous considérons que la situation n'est plus la même qu'il y a un an et que le niveau de menace est tel en France que les forces de sécurité intérieure ont besoin du renfort substantiel et durable des forces armées. Mais plutôt que de suppléer les forces de sécurité, les armées doivent apporter des savoir-faire complémentaires.

Nous réfléchissons à cette rupture stratégique, sous le pilotage du SGDSN. La réponse implique une synergie interministérielle, car la relation à l'autorité civile est une dimension particulière de la sécurité intérieure, et nous devons rendre notre copie au président de la République avant la fin de l'année. Vous pouvez considérer que le dispositif actuel dure un peu trop longtemps, que ce n'est pas aux soldats français de garder par exemple un lieu de culte. Pour notre part, nous cherchons à créer un dispositif cohérent, dans lequel nous apporterons nos compétences car nous avons affaire à un adversaire qui utilise des mêmes modes d'action que nous affrontons en opérations extérieures. Voilà le phénomène nouveau qu'il faut comprendre.

Le dispositif Sentinelle serait donc critiquable si nous étions dans la même situation qu'il y a un an : un soldat n'est pas formé pour rester en garde fixe au pied d'un lieu jugé – à juste titre – sensible. Mais nous allons faire autre chose, autrement. Nous pouvons être plus mobiles, opérer de nuit, utiliser des équipements et des techniques que nous sommes les seuls à avoir, faire appel aux réservistes. Les différentes armées y réfléchissent, sachant que Sentinelle n'est que l'un des aspects de la défense du territoire et que, dans ce contexte très mouvant, divers autres sujets émergent : flux de migrants, survols de drones, cyberattaques, etc. Nous ne devons pas céder à une tendance naturelle qui est de raisonner sur la situation d'aujourd'hui à partir du contexte d'hier. Pour conseiller le Gouvernement, je m'efforce d'anticiper et j'en viens à cette analyse : puisque nous avons affaire aux mêmes terroristes, nous devons pouvoir recourir, le cas échéant, à des modes d'action à l'intérieur qui s'inspirent de ceux utilisés à l'extérieur du territoire national. Le dispositif Sentinelle va donc évoluer.

Les personnels des armées, singulièrement ceux de l'armée de terre, n'ont pas toujours bien vécu la suppression de leur entraînement et de leurs activités. Mais ce que vit le plus mal un soldat professionnel, c'est de rester dans sa caserne à ne rien faire. À cet égard, il n'y a rien à craindre : 30 000 soldats sont actuellement déployés, dans les forces de présence, les forces de souveraineté, en OPEX, en OPINT. Un soldat professionnel est satisfait de remplir une mission, quelle qu'elle soit, avec honneur et fidélité.

Certains ont pu critiquer un dispositif dont l'organisation est perfectible. Les choses évoluent. Sentinelle va ainsi être commandée comme n'importe quelle autre opération. À Paris, en janvier, 4 000 soldats avaient été déployés dans l'urgence, sous un commandement Vigipirate doté pour l'occasion d'une sorte d'excroissance avec une dizaine d'états-majors tactiques (EMT). À partir de fin octobre, il y aura trois EMT, commandés par trois chefs de corps.

Qu'est-ce qu'un soldat professionnel aujourd'hui ? Quelle est la mission des armées sur le territoire national ? Il est très sain et très important de débattre de ces questions fondamentales. Les menaces nouvelles, on les voit venir. Malgré la qualité remarquable de nos services de renseignement, nous devons nous attendre à de nouveaux attentats, comme l'a dit le Premier ministre à plusieurs reprises. Dans ce contexte, quelle autorité politique pourrait décider d'enlever les 7 000 hommes déployés sur le territoire national ? Je ne le conseillerais à personne.

Venons-en à Barkhane. J'ai toujours dit que cette opération allait durer, je ne m'en suis jamais caché. D'une part, nous n'allons pas éradiquer le terrorisme en trois ans. D'autre part, nous sommes engagés dans une opération transfrontalière de partenariat élargi avec les pays du G5 Sahel – Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad – dont la montée en puissance va prendre du temps.

Pour ce qui est de l'opération Chammal, la coalition coordonne l'espace aérien. C'est très complexe, je ne le nie pas. Sur ce plan, l'arrivée de la Russie dans l'espace aérien au Levant ne simplifie pas les choses. Une coordination est nécessaire pour éviter que les avions ne se télescopent.

S'agissant de l'article 51 de la Charte de l'ONU, je ne souhaite pas entrer dans ce débat politique et juridique.

Vous m'avez aussi interrogé sur des Français tués en Syrie sous les frappes de Rafale. Entre nous, je vais vous le dire franchement : ces frappes visent des terroristes. On tire sur des gens qui s'entraînent dans des camps, quelle que soit leur nationalité. On ne leur demande pas leur passeport. Quand nous préparons un dossier d'objectifs – ce n'est pas simple, croyez-moi ! – nous prenons toutes les précautions, notamment pour éviter les pertes civiles. Nous le faisons de façon extrêmement professionnelle. Ces gens n'étaient pas par hasard dans ce camp ; ils ne faisaient pas leurs courses. J'essaie de répondre sans langue de bois et avec sincérité pour que vous compreniez bien mon état d'esprit. Moi, je suis un soldat français, responsable, et je vous réponds comme tel.

La dernière question porte sur les réserves, sujet qui m'est très cher. Nous avons une feuille de route claire. Depuis la professionnalisation des armées en 1996, les tentatives de réforme ne sont pas allées à leur terme. Il va falloir du temps pour mener jusqu'au bout cette réforme qui va se dérouler entre 2016 et 2019. Le projet de loi de finances pour 2016 prévoit une augmentation extrêmement importante du budget, donc des effectifs. Reste à les organiser. Avec le ministre de la Défense, nous avons une idée : la territorialisation des réserves. C'est très important. Qui connaît mieux son territoire, son canton, son village, son pays que le réserviste ? Il faut poser le débat de cette manière.

Actuellement, nous avons quelque 2 000 réservistes citoyens qui offrent gratuitement leurs services aux armées, dans différentes spécialités. Ils nous sont très précieux depuis la disparition de la conscription.

Il nous faut par ailleurs agrandir le vivier des personnes ayant souscrit un engagement à servir au sein de la réserve opérationnelle : notre ambition est d'en recruter un peu plus de 10 000 pour atteindre un effectif de 40 000. Si nous disposons d'un budget suffisant, nous pourrons le faire car les armées bénéficient d'un grand élan de popularité. Je rencontre beaucoup de gens intéressés.

En revanche, pour la réserve de disponibilité, la durée de cinq ans, pendant laquelle le personnel ayant quitté le service actif est rappelable, est trop longue : les gens bougent beaucoup ; il est difficile de les retrouver ; ils ne sont plus véritablement mobilisables. Dans la LPM actualisée, nous allons plutôt vers une durée de deux ans. En cas de crise majeure, on pourrait faire appel à cette réserve. Cette réforme me semble aussi bonne qu'indispensable et j'ai bon espoir de la voir aboutir : les réserves, comme les armées, incarnent la Nation.

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