Intervention de Jacques Delors

Réunion du 12 décembre 2012 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne :

Mesdames les présidentes, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation. C'est la preuve que vous ne fermez pas la porte au quatrième âge et je vous en sais gré. (Sourires).

Il n'est pas inutile de rappeler les critères retenus par le Comité du prix Nobel pour attribuer le prix Nobel de la paix à l'Union, car des remarques insidieuses ont parfois pointé derrière les marques de satisfaction. M. Jagland, président du Comité, les a exposés : la paix, l'ouverture aux autres, le sens du compromis, la grande Europe. La paix, cela va de soi. L'ouverture aux autres, on pourrait en multiplier les exemples. Quant au compromis, s'il n'a pas bonne presse en France, c'est par lui qu'on avance en Europe. Enfin, le projet de la grande Europe, porteur de paix et de démocratie, doit se poursuivre. On le voit, ce qui a motivé l'octroi du Nobel peut aussi servir de guide discret pour l'avenir.

Ma conviction est qu'il faut à la fois consolider l'union économique et monétaire et « positiver » la grande Europe. Non seulement il existe de sérieuses difficultés entre les Dix-sept, non seulement il y a un problème avec la Grande-Bretagne, mais les pays non membres de la zone euro craignent de devenir des passagers de seconde zone. La crise de l'euro a occulté le reste des problèmes européens pour l'opinion publique. Il est essentiel de remettre en lumière le rôle qu'a à jouer la grande Europe.

On ne pourra concilier ces deux préoccupations que si, comme je l'ai toujours défendu lorsque j'étais aux affaires, on accepte la différenciation dans la construction européenne. Il n'est pas possible de faire avancer au même rythme tous les pays européens. Le ministre allemand des affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, disait qu'aucun pays ne pouvait empêcher les autres d'avancer mais que ceux qui avançaient devaient aussi comprendre la situation des autres. Sans différenciation, il n'y aurait eu ni Schengen, ni l'euro…

Les problèmes sont considérables. La mondialisation, le bouleversement des valeurs, les contraintes nouvelles de la vie politique rendent la situation difficile. L'ambiance est plutôt à un nationalisme rampant, honteux, dans beaucoup de pays.

Premier objectif : consolider l'union économique et monétaire. L'absence de coordination des politiques économiques a été un vice de construction alors que le rapport du comité Delors de 1989 prévoyait un équilibre entre les aspects économiques et monétaires. Des décisions funestes ont été prises en 1997, sans que la France ne réagisse beaucoup d'ailleurs. L'euro nous a protégés, y compris de nos bêtises, et c'est à l'intérieur de la zone euro, qui profitait de taux d'intérêt faibles, que des pays comme l'Espagne, l'Irlande, la Grèce, le Portugal, ont, chacun à leur manière, fait des folies, sur lesquelles le Conseil de l'euro, obsédé par le seul pacte de stabilité, s'est tu. Le gouverneur de la banque d'Espagne, membre du comité directeur de la Banque centrale européenne, n'a pas signalé par exemple que se constituait dans son pays une bulle spéculative immobilière comme aux Etats-Unis.

La crise financière advenue, les gouvernements ont réagi trop tard et trop peu. Que de souffrances pour les peuples ! Comment dans les difficultés économiques, sociales et humaines que vivent tant de millions d'Européens, expliquer aujourd'hui la construction européenne ? Avec ou sans Europe, quand les gouvernements font des bêtises, ce sont toujours les peuples qui trinquent.

Je ne reviens pas sur la chronologie des événements. La réaction a eu lieu en plusieurs étapes. La position de l'Allemagne a évolué. Il faut rendre hommage à la Banque centrale européenne : son président a fait plusieurs fois le voyage de Berlin pour y faire accepter les mesures proposées.

Les Quatre feront demain des propositions au Conseil européen. N'étant pas au pouvoir et n'étant donc pas directement confronté aux difficultés, j'ai beaucoup de respect pour eux. Pour autant, ce qu'ils proposent est-il réaliste et vient-il en temps utile ? Je ne le crois pas. Le saut doit être plus rapide, plus net et surtout plus compréhensible par les opinions.

Une réforme plus radicale exigerait une réforme institutionnelle. Je comprends que les gouvernements soient lassés de ces réformes qui donnent lieu à des discussions difficiles, suivies de référendums. Le traité de Lisbonne a prévu un mécanisme de coopération renforcée, c'est-à-dire la possibilité pour certains pays d'aller plus loin tout en respectant les règles du contrat de mariage à vingt-sept. C'est cette coopération renforcée qu'il faudrait mettre en oeuvre, avec une union bancaire comportant un fonds d'assurance mutualisé financé par les banques elles-mêmes, des moyens budgétaires à portée conjoncturelle et structurelle, et des éléments de politique commune.

L'un des enseignements de l'euro est qu'une monnaie unique, à cause des facilités qu'elle a procurées et en dépit des efforts de cohésion économique et sociale, a plutôt accru les disparités entre les pays. Il faudrait que la coopération renforcée dispose d'un outil comparable à celui de la politique de cohésion, valant pour les Dix-sept et permettant d'aller au-delà des réformes structurelles – lesquelles sont une obsession dans les propositions des Quatre. Or, à force de se concentrer sur les réformes structurelles, on risque de proposer aux Dix-sept le même costume, alors qu'il faudrait pour chacun du sur-mesure. Par exemple, on ne peut pas traiter, comme l'a fait de manière technocratique la Commission, des problèmes de retraite de la même façon dans un pays en recul démographique et dans un pays en progression démographique. En dépit de leur éminente qualité, méfions-nous de ce que proposent parfois les hauts fonctionnaires européens !

Peut-on mutualiser la dette publique ? Le rapport Padoa-Schioppa a proposé la création d'un fonds d'assurance mutuelle et d'une agence européenne de la dette. La première de ces idées a été reprise par le président van Rompuy et ses collègues, pas l'autre. Dans l'hypothèse où les pompiers continueraient à écarter l'incendie et à prévenir le risque de sa reprise, une agence de la dette serait bienvenue. Bien entendu seule une partie de la dette, 30% par exemple, pourrait être financée par des eurobonds. L'idée n'est pas nouvelle puisque déjà en 1993, j'avais proposé des euro-obligations pour financer des actions communes ! Cela aurait deux avantages. D'une part, l'euro serait conforté par ce marché obligataire. D'autre part, une partie des transactions financières qui s'effectuent actuellement à Londres serait rapatriée au sein de la zone euro. Ne voyez là aucun mauvais esprit de ma part, le gouverneur de la Banque de France lui-même y a fait allusion.

En ce qui concerne les institutions de cette coopération renforcée, certains, et non des moindres, considèrent qu'il faut gérer l'union économique et monétaire en-dehors de la méthode communautaire – laquelle a d'ailleurs été largement contournée – et créer un secrétariat général particulier de la zone euro. C'est une vraie question. Certains chefs d'État, de façon injuste et inélégante, ont abusé des critiques à l'encontre de l'Eurogroupe et de son président, M. Juncker.

Il faut aussi assurer l'ancrage démocratique du gouvernement économique et monétaire. Comment transférer une partie de la maîtrise budgétaire sans associer les parlements nationaux ? Dans la coopération renforcée, il faudrait sinon donner un droit de veto à « l'assemblée commune » réunissant les députés européens et les parlementaires nationaux des Dix-sept, du moins rendre obligatoire sa consultation en amont. Ce lien manque cruellement pour expliquer l'Europe à nos concitoyens. La démocratisation de l'Europe, que nous appelons de nos voeux, passera par les Parlements nationaux. Si la presse et les médias en général s'en font le relais, on pourra améliorer la connaissance de l'Europe, la transparence et la responsabilité démocratique.

En même temps qu'on consolide l'union économique et monétaire, il faut relancer la grande Europe, faute de quoi il y aurait des blocages, de la part de pays comme la Pologne ou la Hongrie. Un retour aux sources est nécessaire. Avant la crise de l'euro, tous les spécialistes des relations internationales citaient l'Union européenne comme un exemple possible de communauté de nations, où chacune avait conservé sa personnalité. Les pays d'Asie et du Pacifique nous consultaient souvent pour voir comment ils pourraient s'inspirer de notre exemple. Les pays d'Amérique latine l'avaient fait auparavant sans parvenir à réaliser leur projet.

La grande Europe a ses objectifs et ses finalités : la paix et la démocratie, la solidarité, le marché unique qui en constitue le ciment, la cohésion économique et sociale qui en est la pierre angulaire, une politique commerciale commune.

Mais soyons réalistes. En dépit des grands discours et des effets d'annonce, il faut se rendre à l'évidence : les choses n'avancent pas en matière de politique étrangère et de défense commune. Un test qui lierait à la fois les problèmes domestiques et les problèmes extérieurs pourrait concerner l'énergie et l'environnement, sujets que l'époque invite à traiter ensemble. Avec le président du Parlement européen, nous avons proposé la création d'une Communauté européenne de l'énergie – nous avons choisi le mot « communauté » par référence à l'ancienne communauté du charbon et de l'acier, la CECA. Elle aurait deux avantages : tout d'abord, elle maximiserait notre effort sur le plan intérieur ; ensuite, elle permettrait de cesser d'aller quémander auprès de M. Poutine. Les relations actuelles entre l'Union européenne et la Russie sont désolantes. Nous devrions avoir vis-à-vis de la Russie une attitude à la fois plus virile et plus solidaire.

J'en viens aux moyens budgétaires. Permettez-moi d'être indigné pour deux de mes enfants. Le programme Erasmus manque de crédits pour boucler l'année. En diminuant la contribution communautaire, on renforce les inégalités entre pays riches et pays pauvres. Quant au programme d'aide aux plus démunis, bien connu et qui montrait que l'Europe avait au moins du coeur, il risque de s'arrêter. Quelle étrange idée que de renvoyer « à chacun ses pauvres » ! Le problème aujourd'hui est qu'il n'existe plus, comme à l'époque où le programme avait été créé, d'excédents agricoles. Il faut dès lors un poste budgétaire.

Pour ce qui est de la discussion budgétaire actuelle, la situation est dramatique. Notre ancien président Tommaso Padoa-Schioppa l'avait dit mieux que quiconque : « aux États membres, l'indispensable rigueur, à l'Union, la relance ». La relance est nécessaire pour ouvrir un chemin, pour donner de l'espérance, pour justifier l'existence même de l'Europe. Or, actuellement, les dépenses qui permettraient de conforter la croissance de demain, la croissance verte notamment, ne représentent que 10% du budget européen, soit 1% du PIB européen. En doublant ce chiffre, on pourrait conduire des actions communes en matière d'innovation, de recherche, de lutte contre le chômage de longue durée et le chômage des jeunes. Il n'en est hélas pas question. L'idée selon laquelle puisqu'il faut faire des économies au niveau national, il faut en faire aussi au niveau européen détruit chaque jour davantage l'espoir que pouvait donner l'idée européenne.

En matière de ressources, il faudrait un « mix » de contributions nationales, de TVA et d'impôts verts. Il est impensable que l'Union européenne, qui a joué un rôle majeur dans les négociations internationales sur le climat, ne se dote pas d'un instrument, acceptable de tous, visant à un développement plus respectueux de l'environnement, de la qualité de la vie, de l'équilibre entre les villes et les campagnes – que cet équilibre ait été négligé coûtera très cher à la France.

Loin pourtant d'avoir traité de tout et bien qu'ayant fait l'impasse sur de nombreux obstacles, j'ai déjà trop longuement parlé. Je ne dirai qu'un mot de la Grande-Bretagne. Le problème est aujourd'hui plus grave que du temps de Mme Thatcher. Si nous n'y prenons garde, la Grande-Bretagne affaiblira constamment l'Europe par les concessions qu'on lui fera, au risque que l'Europe ne soit qu'une « loose confederation », pour reprendre le terme des Anglais eux-mêmes. C'est cela qu'il faut éviter et sur quoi il faut avoir une discussion de fond.

L'important aujourd'hui est la dialectique entre la relance de la grande Europe et la consolidation de l'union économique et monétaire.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion