Audition, conjointe avec la commission des affaires européennes, de M. Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, sur l'avenir de l'Union européenne
La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.
Je remercie vivement le président Jacques Delors d'avoir répondu à l'invitation conjointe de la commission des affaires étrangères et de la commission des affaires européennes. C'est un immense privilège pour nos deux commissions que de pouvoir l'entendre ce matin sur l'avenir de l'Union européenne.
Nous sommes à un moment-clé en Europe. En effet, il y a deux jours, l'Union européenne recevait le prix Nobel de la paix, récompensant tout ce qu'elle a accompli par le passé et qui fut une aventure sans équivalent dans l'histoire. Et nous sommes à la veille d'un Conseil européen qui doit fixer la feuille de route pour renforcer l'union économique et monétaire dans une zone euro en crise depuis trois ans maintenant.
Il y a une crise de confiance dans la zone euro : sera-t-elle capable de surmonter les chocs qu'elle a subis ? La crise financière américaine en a révélé la fragilité, plus exactement celle de son pilier économique car l'euro en lui-même, deuxième monnaie mondiale de réserve, est une monnaie solide. Il y a également une crise de confiance entre États membres qui ont du mal à se mettre d'accord.
A cette crise de confiance, s'ajoute une crise politique. Les États membres se sont abrités derrière l'euro pour éviter de respecter les disciplines qui étaient inéluctables. Et on peine aujourd'hui à sortir rapidement et durablement de la crise, faute des structures institutionnelles adéquates mais aussi par manque de volonté politique.
Beaucoup a été accompli depuis trois ans. L'institut de recherche européen Notre Europe-Institut Jacques Delors, dont vous avez été le fondateur, monsieur le président, a publié plusieurs textes déterminants. Je pense notamment à la préface au rapport Padoa-Schioppa, signée conjointement de vous-même et de Helmut Schmidt – ce rapport a préfiguré beaucoup des mesures aujourd'hui en discussion dans l'Union. Je pense aussi à votre récent discours devant le comité européen d'orientation de Notre Europe.
Que faut-il faire pour renforcer l'union économique et monétaire, au-delà de l'union et de la supervision bancaires ? Comment articuler ce renforcement avec celui de l'Union européenne élargie ? Quelle architecture faudrait-il ? En effet, il ne suffit pas de pompiers, il faut aussi des architectes…
À mon tour, je vous remercie chaleureusement, monsieur le président, d'être parmi nous ce matin. Le moment ne pouvait être mieux choisi. Les chefs d'État et de gouvernement sont appelés dès demain à se prononcer sur la décision, trop longtemps reportée, d'une intégration plus étroite de la zone euro. Leur ambition sera, je l'espère, de conforter l'histoire de la construction européenne dans laquelle vous avez, monsieur le président, joué un rôle éminent, et qu'a récompensée le prix Nobel de la paix remis à l'Union lundi dernier.
Pour autant, Jean-Louis Bourlanges, ancien député européen, que nous recevions ce matin, nous disait que l'Europe n'a toujours pas « franchi le portail sacré de la politique ». Partagez-vous cet avis ? Si oui, serait-ce le moment de franchir ce portail ?
Dans votre discours du 7 décembre dernier devant le comité européen d'orientation de Notre Europe, vous avez plaidé en faveur d'un approfondissement de la zone euro par une coopération renforcée, doute. Nous aimerions beaucoup vous entendre sur le sujet. Comment analysez-vous la crise actuelle de l'exécutif européen ?
Notre commission des affaires européennes a lancé un long cycle de réflexion et de propositions sur l'intégration solidaire et l'approfondissement démocratique de l'Union. Le premier résultat en a été l'adoption à l'unanimité en séance publique le 27 novembre dernier d'une proposition de résolution de notre collègue Christophe Caresche sur l'ancrage démocratique du gouvernement économique européen. Le projet de Conférence budgétaire s'appuie sur l'article 13 du traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance (TSCG) pour essayer de lier le travail du Parlement européen et des parlements nationaux. L'ancien ministre allemand des affaires étrangères Joschka Fischer déclarait récemment que comme le Parlement européen n'avait pas le pouvoir de décider du budget de l'Union puisque ce sont les parlements nationaux qui votent la contribution de leur pays à ce budget, sans en avoir comme lui la vision globale, il n'y avait d'autre solution que de les faire travailler ensemble. Partagez-vous cet avis ?
Les questions institutionnelles n'ont de sens que si l'on s'accorde préalablement sur ce que l'on attend concrètement de l'Europe. Quelles formes devraient, selon vous, prendre la zone euro renforcée ? Quel devrait en être le périmètre et quelle pourrait en être l'architecture institutionnelle ?
Comment prôner la solidarité tant que les États membres se livrent entre eux à un dumping fiscal, social et environnemental ? Comment parvenir à une harmonisation ?
La situation dans laquelle certains États membres bénéficient de taux d'intérêt très favorables car dans le même temps, d'autres acquittent une facture disproportionnée est-elle tenable encore longtemps ? Ne faut-il pas davantage de justice ?
Nous serions très intéressés par vos réflexions et propositions pour avancer dans la voie des eurobonds, alors que le président van Rompuy semble très réservé sur la possibilité de progresser vite sur cette question. Comment le convaincre, ainsi que l'Allemagne ?
Nous savons tous que l'Europe protège la prospérité de ses peuples, mais ceux-ci ne le perçoivent plus aujourd'hui, non par manque d'institutions démocratiques, mais à cause du diktat de l'austérité qu'ils n'acceptent pas. Si l'Europe se dote de moyens financiers adéquats, peut-on espérer restaurer la confiance des peuples ou, une fois encore, le diable ne se cachera-t-il pas dans les détails ? Ne faut-il pas s'interroger davantage sur les ressources ?
Les crises ont ébranlé l'ancrage démocratique de l'Union. La nouvelle structuration de l'exécutif a apporté de la complexité. Il ne faudrait pas que le millefeuille européen soit encore plus épais que le millefeuille français. Comment faire pour que les structures soient plus lisibles ? « L'assemblée commune » des députés européens et des parlementaires nationaux des Dix-Sept que vous proposez est un premier format. Quelles pourraient être ses prérogatives et quelles initiatives pourrait-elle développer ?
Mesdames les présidentes, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation. C'est la preuve que vous ne fermez pas la porte au quatrième âge et je vous en sais gré. (Sourires).
Il n'est pas inutile de rappeler les critères retenus par le Comité du prix Nobel pour attribuer le prix Nobel de la paix à l'Union, car des remarques insidieuses ont parfois pointé derrière les marques de satisfaction. M. Jagland, président du Comité, les a exposés : la paix, l'ouverture aux autres, le sens du compromis, la grande Europe. La paix, cela va de soi. L'ouverture aux autres, on pourrait en multiplier les exemples. Quant au compromis, s'il n'a pas bonne presse en France, c'est par lui qu'on avance en Europe. Enfin, le projet de la grande Europe, porteur de paix et de démocratie, doit se poursuivre. On le voit, ce qui a motivé l'octroi du Nobel peut aussi servir de guide discret pour l'avenir.
Ma conviction est qu'il faut à la fois consolider l'union économique et monétaire et « positiver » la grande Europe. Non seulement il existe de sérieuses difficultés entre les Dix-sept, non seulement il y a un problème avec la Grande-Bretagne, mais les pays non membres de la zone euro craignent de devenir des passagers de seconde zone. La crise de l'euro a occulté le reste des problèmes européens pour l'opinion publique. Il est essentiel de remettre en lumière le rôle qu'a à jouer la grande Europe.
On ne pourra concilier ces deux préoccupations que si, comme je l'ai toujours défendu lorsque j'étais aux affaires, on accepte la différenciation dans la construction européenne. Il n'est pas possible de faire avancer au même rythme tous les pays européens. Le ministre allemand des affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, disait qu'aucun pays ne pouvait empêcher les autres d'avancer mais que ceux qui avançaient devaient aussi comprendre la situation des autres. Sans différenciation, il n'y aurait eu ni Schengen, ni l'euro…
Les problèmes sont considérables. La mondialisation, le bouleversement des valeurs, les contraintes nouvelles de la vie politique rendent la situation difficile. L'ambiance est plutôt à un nationalisme rampant, honteux, dans beaucoup de pays.
Premier objectif : consolider l'union économique et monétaire. L'absence de coordination des politiques économiques a été un vice de construction alors que le rapport du comité Delors de 1989 prévoyait un équilibre entre les aspects économiques et monétaires. Des décisions funestes ont été prises en 1997, sans que la France ne réagisse beaucoup d'ailleurs. L'euro nous a protégés, y compris de nos bêtises, et c'est à l'intérieur de la zone euro, qui profitait de taux d'intérêt faibles, que des pays comme l'Espagne, l'Irlande, la Grèce, le Portugal, ont, chacun à leur manière, fait des folies, sur lesquelles le Conseil de l'euro, obsédé par le seul pacte de stabilité, s'est tu. Le gouverneur de la banque d'Espagne, membre du comité directeur de la Banque centrale européenne, n'a pas signalé par exemple que se constituait dans son pays une bulle spéculative immobilière comme aux Etats-Unis.
La crise financière advenue, les gouvernements ont réagi trop tard et trop peu. Que de souffrances pour les peuples ! Comment dans les difficultés économiques, sociales et humaines que vivent tant de millions d'Européens, expliquer aujourd'hui la construction européenne ? Avec ou sans Europe, quand les gouvernements font des bêtises, ce sont toujours les peuples qui trinquent.
Je ne reviens pas sur la chronologie des événements. La réaction a eu lieu en plusieurs étapes. La position de l'Allemagne a évolué. Il faut rendre hommage à la Banque centrale européenne : son président a fait plusieurs fois le voyage de Berlin pour y faire accepter les mesures proposées.
Les Quatre feront demain des propositions au Conseil européen. N'étant pas au pouvoir et n'étant donc pas directement confronté aux difficultés, j'ai beaucoup de respect pour eux. Pour autant, ce qu'ils proposent est-il réaliste et vient-il en temps utile ? Je ne le crois pas. Le saut doit être plus rapide, plus net et surtout plus compréhensible par les opinions.
Une réforme plus radicale exigerait une réforme institutionnelle. Je comprends que les gouvernements soient lassés de ces réformes qui donnent lieu à des discussions difficiles, suivies de référendums. Le traité de Lisbonne a prévu un mécanisme de coopération renforcée, c'est-à-dire la possibilité pour certains pays d'aller plus loin tout en respectant les règles du contrat de mariage à vingt-sept. C'est cette coopération renforcée qu'il faudrait mettre en oeuvre, avec une union bancaire comportant un fonds d'assurance mutualisé financé par les banques elles-mêmes, des moyens budgétaires à portée conjoncturelle et structurelle, et des éléments de politique commune.
L'un des enseignements de l'euro est qu'une monnaie unique, à cause des facilités qu'elle a procurées et en dépit des efforts de cohésion économique et sociale, a plutôt accru les disparités entre les pays. Il faudrait que la coopération renforcée dispose d'un outil comparable à celui de la politique de cohésion, valant pour les Dix-sept et permettant d'aller au-delà des réformes structurelles – lesquelles sont une obsession dans les propositions des Quatre. Or, à force de se concentrer sur les réformes structurelles, on risque de proposer aux Dix-sept le même costume, alors qu'il faudrait pour chacun du sur-mesure. Par exemple, on ne peut pas traiter, comme l'a fait de manière technocratique la Commission, des problèmes de retraite de la même façon dans un pays en recul démographique et dans un pays en progression démographique. En dépit de leur éminente qualité, méfions-nous de ce que proposent parfois les hauts fonctionnaires européens !
Peut-on mutualiser la dette publique ? Le rapport Padoa-Schioppa a proposé la création d'un fonds d'assurance mutuelle et d'une agence européenne de la dette. La première de ces idées a été reprise par le président van Rompuy et ses collègues, pas l'autre. Dans l'hypothèse où les pompiers continueraient à écarter l'incendie et à prévenir le risque de sa reprise, une agence de la dette serait bienvenue. Bien entendu seule une partie de la dette, 30% par exemple, pourrait être financée par des eurobonds. L'idée n'est pas nouvelle puisque déjà en 1993, j'avais proposé des euro-obligations pour financer des actions communes ! Cela aurait deux avantages. D'une part, l'euro serait conforté par ce marché obligataire. D'autre part, une partie des transactions financières qui s'effectuent actuellement à Londres serait rapatriée au sein de la zone euro. Ne voyez là aucun mauvais esprit de ma part, le gouverneur de la Banque de France lui-même y a fait allusion.
En ce qui concerne les institutions de cette coopération renforcée, certains, et non des moindres, considèrent qu'il faut gérer l'union économique et monétaire en-dehors de la méthode communautaire – laquelle a d'ailleurs été largement contournée – et créer un secrétariat général particulier de la zone euro. C'est une vraie question. Certains chefs d'État, de façon injuste et inélégante, ont abusé des critiques à l'encontre de l'Eurogroupe et de son président, M. Juncker.
Il faut aussi assurer l'ancrage démocratique du gouvernement économique et monétaire. Comment transférer une partie de la maîtrise budgétaire sans associer les parlements nationaux ? Dans la coopération renforcée, il faudrait sinon donner un droit de veto à « l'assemblée commune » réunissant les députés européens et les parlementaires nationaux des Dix-sept, du moins rendre obligatoire sa consultation en amont. Ce lien manque cruellement pour expliquer l'Europe à nos concitoyens. La démocratisation de l'Europe, que nous appelons de nos voeux, passera par les Parlements nationaux. Si la presse et les médias en général s'en font le relais, on pourra améliorer la connaissance de l'Europe, la transparence et la responsabilité démocratique.
En même temps qu'on consolide l'union économique et monétaire, il faut relancer la grande Europe, faute de quoi il y aurait des blocages, de la part de pays comme la Pologne ou la Hongrie. Un retour aux sources est nécessaire. Avant la crise de l'euro, tous les spécialistes des relations internationales citaient l'Union européenne comme un exemple possible de communauté de nations, où chacune avait conservé sa personnalité. Les pays d'Asie et du Pacifique nous consultaient souvent pour voir comment ils pourraient s'inspirer de notre exemple. Les pays d'Amérique latine l'avaient fait auparavant sans parvenir à réaliser leur projet.
La grande Europe a ses objectifs et ses finalités : la paix et la démocratie, la solidarité, le marché unique qui en constitue le ciment, la cohésion économique et sociale qui en est la pierre angulaire, une politique commerciale commune.
Mais soyons réalistes. En dépit des grands discours et des effets d'annonce, il faut se rendre à l'évidence : les choses n'avancent pas en matière de politique étrangère et de défense commune. Un test qui lierait à la fois les problèmes domestiques et les problèmes extérieurs pourrait concerner l'énergie et l'environnement, sujets que l'époque invite à traiter ensemble. Avec le président du Parlement européen, nous avons proposé la création d'une Communauté européenne de l'énergie – nous avons choisi le mot « communauté » par référence à l'ancienne communauté du charbon et de l'acier, la CECA. Elle aurait deux avantages : tout d'abord, elle maximiserait notre effort sur le plan intérieur ; ensuite, elle permettrait de cesser d'aller quémander auprès de M. Poutine. Les relations actuelles entre l'Union européenne et la Russie sont désolantes. Nous devrions avoir vis-à-vis de la Russie une attitude à la fois plus virile et plus solidaire.
J'en viens aux moyens budgétaires. Permettez-moi d'être indigné pour deux de mes enfants. Le programme Erasmus manque de crédits pour boucler l'année. En diminuant la contribution communautaire, on renforce les inégalités entre pays riches et pays pauvres. Quant au programme d'aide aux plus démunis, bien connu et qui montrait que l'Europe avait au moins du coeur, il risque de s'arrêter. Quelle étrange idée que de renvoyer « à chacun ses pauvres » ! Le problème aujourd'hui est qu'il n'existe plus, comme à l'époque où le programme avait été créé, d'excédents agricoles. Il faut dès lors un poste budgétaire.
Pour ce qui est de la discussion budgétaire actuelle, la situation est dramatique. Notre ancien président Tommaso Padoa-Schioppa l'avait dit mieux que quiconque : « aux États membres, l'indispensable rigueur, à l'Union, la relance ». La relance est nécessaire pour ouvrir un chemin, pour donner de l'espérance, pour justifier l'existence même de l'Europe. Or, actuellement, les dépenses qui permettraient de conforter la croissance de demain, la croissance verte notamment, ne représentent que 10% du budget européen, soit 1% du PIB européen. En doublant ce chiffre, on pourrait conduire des actions communes en matière d'innovation, de recherche, de lutte contre le chômage de longue durée et le chômage des jeunes. Il n'en est hélas pas question. L'idée selon laquelle puisqu'il faut faire des économies au niveau national, il faut en faire aussi au niveau européen détruit chaque jour davantage l'espoir que pouvait donner l'idée européenne.
En matière de ressources, il faudrait un « mix » de contributions nationales, de TVA et d'impôts verts. Il est impensable que l'Union européenne, qui a joué un rôle majeur dans les négociations internationales sur le climat, ne se dote pas d'un instrument, acceptable de tous, visant à un développement plus respectueux de l'environnement, de la qualité de la vie, de l'équilibre entre les villes et les campagnes – que cet équilibre ait été négligé coûtera très cher à la France.
Loin pourtant d'avoir traité de tout et bien qu'ayant fait l'impasse sur de nombreux obstacles, j'ai déjà trop longuement parlé. Je ne dirai qu'un mot de la Grande-Bretagne. Le problème est aujourd'hui plus grave que du temps de Mme Thatcher. Si nous n'y prenons garde, la Grande-Bretagne affaiblira constamment l'Europe par les concessions qu'on lui fera, au risque que l'Europe ne soit qu'une « loose confederation », pour reprendre le terme des Anglais eux-mêmes. C'est cela qu'il faut éviter et sur quoi il faut avoir une discussion de fond.
L'important aujourd'hui est la dialectique entre la relance de la grande Europe et la consolidation de l'union économique et monétaire.
Je vous remercie, monsieur le président, de cet exposé.
Comment articuler précisément le renforcement de l'union économique et monétaire et la relance de la grande Europe ? Quelle devrait être la capacité budgétaire respective de la zone d'union renforcée et de l'Union élargie ? Quelles ressources seraient affectées à quelles initiatives ?
Si la Grande-Bretagne choisissait de prendre ses distances avec l'Union européenne, ce que je ne souhaite pas, ne faudrait-il pas recourir à une solution comme l'espace économique européen, que vous aviez proposé comme sas d'entrée pour les pays d'Europe centrale et orientale mais qui comprend aujourd'hui l'Islande, la Norvège et la Suisse ? Peut-on concevoir un dispositif à trois étages, toujours inclusifs bien sûr ?
L'Europe traverse une crise identitaire, dont attestent les multiples revendications régionalistes. Comment faire leur place aux identités régionales ? On se sent européen parce que l'on est culturellement et affectivement attaché à l'Europe. Or, aujourd'hui, les peuples se défient de l'Europe, qu'ils ne sentent pas proche. Ne faudrait-il pas renforcer le rôle du Comité des régions ? Comment l'Europe pourrait-elle s'enrichir de ses différences culturelles et linguistiques ?
Monsieur le président Jacques Delors, à vous entendre, m'est venue à l'esprit la phrase de Hegel : « Et la chouette ne prend son envol que le soir… », tant est grande la sagesse de vos propos.
Il y a quelques mois, vous aviez déclaré ne pas croire à l'Europe-puissance, ce que vous venez de redire en peu de mots. Il est évident qu'il n'y aura jamais de politique européenne extérieure commune.
Il faut aujourd'hui choisir entre une idéologie intégriste et la souplesse. Une Europe à vingt-sept, mais c'était déjà le cas d'une Europe à six, est nécessairement très diverse. Je ne crois pas à l'intégrisme idéologique de l'union économique et monétaire car une loi d'airain veut que l'union monétaire entre des pays à l'économie divergente ne puisse aboutir qu'à une union de transfert. Dans une excellente note, l'économiste Patrick Artus écrit que pour maintenir le système, l'Allemagne devrait chaque année transférer 12% de son produit intérieur brut. Le 20ème siècle a vu disparaître 59 monnaies, dont bon nombre de monnaies uniques. L'Europe a péché par utopie. La dette n'est pas la cause de notre perte de compétitivité, mais sa conséquence. Toutes les études montrent que nous devrions dévaluer d'au moins 30% à 40% par rapport à l'Allemagne, et ne parlons pas de la Grèce qui devrait dévaluer de 70%.
La souplesse que je prône n'exclut pas que l'on s'entende par exemple en matière de politique commerciale – à condition que nous ne nous voilions pas la face sur la réciprocité ou la politique industrielle –, ou d'économie durable car ce sont là des besoins. Mais de grâce, sortons de l'utopie.
Merci, cher Jacques Delors, de la clarté et de la lucidité de vos propos. Certains considèrent que la Grande-Bretagne doit quitter l'Union européenne, d'autres qu'elle doit impérativement y rester. Quel est votre avis ?
Le rejet du traité constitutionnel n'a pas empêché que son clone, le traité de Lisbonne, soit soumis à l'approbation des seuls parlements, dont les élus sont souvent en décalage par rapport à l'opinion. De même, lorsque le résultat des référendums a été négatif, on ne les a pas validés mais recommencés, comme en Irlande, jusqu'à ce que le oui l'emporte… Ces aberrations dans la construction européenne ont marqué les opinions.
Les peuples, qui souffrent de la crise, s'inquiètent de l'opacité des décisions européennes, avec des technocrates et des lobbies qui remettent en cause les traditions et les modèles nationaux – comme en France notre protection sociale. L'Europe s'est convertie à un libéralisme à tout crin ayant pour seuls préceptes libre-échange et libre concurrence, qui dépasse celui de pays pourtant libéraux comme les Etats-Unis. L'Europe est aussi ressentie comme impuissante à apporter de la protection.
Face à ce grave déficit démocratique, on ne peut se contenter de dire que les parlements nationaux devraient jouer un plus grand rôle – ce qui, soit dit au passage, signifie que l'élection du Parlement européen au suffrage universel n'était donc pas la bonne solution et que la solution antérieure de délégués nationaux était au moins aussi valable. Pourriez-vous nous en dire davantage sur ces sujets ?
Vos conceptions économiques, monsieur Delors, étaient minoritaires au parti socialiste. On a l'impression aujourd'hui que l'Europe sert de levier à ce parti pour se convertir malgré lui au social-libéralisme, suscitant d'ailleurs de vives résistances. Quel est votre sentiment sur cette évolution, presque historique, pour notre pays ?
Une dernière question. Pourquoi le traité constitutionnel a-t-il été signé à vingt-huit, alors que la Turquie n'est pas encore, que je sache, membre de l'Union ?
Bien que le traité de Lisbonne ait visé à ce que l'Union européenne soit plus forte sur le plan international, celle-ci peine aujourd'hui à parler d'une seule voix. Ne risque-t-elle pas d'être marginalisée devant la montée de puissances comme la Chine et la Russie ? Que devrait-elle faire pour conserver toute sa place sur la scène internationale ?
Monsieur le président, il m'a frappé que vous n'ayez pas dit un mot de la PAC, qui représente tout de même 40% du budget européen et risque de servir de variable d'ajustement. Notre pays semble accepter que le montant en soit réduit de 7% à 8%. Quelle devrait être, selon vous, la position de la France sur la PAC ?
Vous n'avez pas parlé non plus de l'ouverture du marché européen, sans doute l'un des plus ouverts au monde – en tout cas beaucoup plus que celui des Etats-Unis, de la Russie ou des grands pays émergents comme la Chine ou le Brésil. Des pays dits libéraux se défendent beaucoup mieux que nous. Comment mieux protéger le marché européen, les entreprises européennes et, partant, les citoyens européens ?
Les citoyens européens, fragilisés par la crise économique, politique, sociale et environnementale qui sévit dans tous les pays, où elle conduit à une montée des nationalismes et des populismes, sont inquiets vis-à-vis de l'Europe.
Nous sommes à la croisée des chemins. Va-t-on s'orienter enfin vers une Europe politique qui prenne en compte l'avis des peuples ? Y a-t-il une voie pour redonner confiance en l'Europe et en faire une communauté qui sache pratiquer le juste échange entre États membres comme avec les pays tiers ? Le parti socialiste est attaché à la défense de ce juste échange, qui est le contraire du social-libéralisme évoqué par M. Luca.
Monsieur le président, vous déplorez la déconnexion entre les aspects monétaires et économiques ainsi que l'absence de coordination des politiques économiques au sein de l'Union. Chacun a en mémoire le remarquable diagnostic, porté en 1991 par Michel Albert, qui distinguait entre capitalisme rhénan et capitalisme anglo-saxon. Les questions soulevées alors se posent de manière encore plus aiguë dans l'Europe d'aujourd'hui.
Vous envisagez la création d'une communauté de l'énergie. En ce domaine, l'Union ne s'est-elle pas trop préoccupée de concurrence intra-européenne et pas assez de concurrence mondiale ? Au nom de la libre concurrence, elle a poussé jusqu'à démanteler la gestion des infrastructures dans les transports par exemple, mettant à bas le fruit de décennies d'intégration verticale en matière de politique industrielle – quelques mois suffisent, hélas, pour détruire ce qui a pris des décennies à se construire ! De grands groupes transnationaux auraient pu servir une grande politique industrielle. Mais sans doute une certaine Europe des marchands, qui demeure très puissante au sein de l'Union, ne le voulait-elle pas.
Madame la présidente, pour articuler la coopération renforcée au sein de la zone euro et la grande Europe, il faut cesser de penser que l'euro sera la monnaie de tous. La monnaie n'est pas un outil anodin. C'est le réseau sanguin de l'économie mais c'est aussi bien davantage, c'est un symbole, une identité. Si j'avais eu mon mot à dire à l'époque, la zone euro ne compterait pas dix-sept membres aujourd'hui ! L'euro était une belle idée – puisqu'on m'avait demandé de présider le comité d'experts, j'avais indiqué à quelles conditions la monnaie unique me paraissait pouvoir être mise en oeuvre.
Pendant des années, avant la crise, le conseil des ministres de la zone euro se réunissait seulement la veille au soir du conseil des ministres de l'économie et des finances des Vingt-sept, comme s'il ne faisait que préparer le reste. Or, la monnaie unique implique une coopération renforcée, un destin particulier. Si ce n'est pas possible, je crains que l'Europe ne s'enfonce dans des discussions sans fin, entretenues d'ailleurs par ceux qui y sont hostiles. Je ne crois pas à la politique des petits pas en ce domaine. Il faut demander clairement : êtes-vous pour ou contre l'euro, avec toutes les conséquences que cela emporte ? La réponse peut être non. Le problème est que si l'euro disparaît, l'autre pierre angulaire, le marché unique, craquera.
Monsieur Bleunven, ce qui a changé aujourd'hui par rapport au moment où j'ai quitté la présidence de la Commission, c'est que les gouvernements nationaux ont mis la main sur les fonds de cohésion, empêchant le dialogue direct entre les institutions européennes et les régions. Cela est bien dommage, plus en France encore qu'ailleurs où n'est jamais indiqué par exemple que tel ou tel projet a été financé par le Fonds européen de développement régional, ce qui permettrait à nos concitoyens de s'approprier plus concrètement l'Europe. L'important était que les institutions européennes, notamment la Commission, aient un dialogue constructif avec les autorités régionales– j'ai beaucoup appris en son temps des expériences bottom-up. Je ne vois pas quels pouvoirs supplémentaires on pourrait donner au Comité des régions sans compliquer encore le processus de décision. La solution ne réside pas dans un meccano institutionnel.
Monsieur Myard, pour vous rencontrer souvent, je connais votre point de vue. Je vous remercie de reconnaître que je ne suis pas un utopiste européen et que j'ai conservé, sans doute grâce à mes origines corréziennes, une parcelle de réalisme.
La monnaie est une question grave, j'en suis d'accord avec vous. Si nous réussissons la monnaie unique, nous aurons fait un pas important vers l'union politique. Comme vous le savez, je suis favorable à une fédération d'États-nations, et non à un État fédéral. Je suis convaincu en effet que les nations ont un avenir. Pour concilier les deux, il faut d'un côté, instaurer un processus de décision au sommet plus efficace – cela permettra que les présidents français, quels qu'ils soient, n'aient pas aussi souvent à taper sur la table ! -, de l'autre côté tenir compte de la diversité des pays. Au nom de la discipline budgétaire, la Commission a vivement critiqué par exemple l'indexation automatique des salaires en Belgique et veut obliger ce pays à changer sa façon de faire. Eh bien, il est un moment où il faut savoir s'arrêter et respecter la diversité, même si cela ralentit un peu l'allure du convoi.
Monsieur Loncle, l'adhésion de la Grande-Bretagne était considérée par M. Pompidou comme un moyen de rééquilibrage par rapport à l'Allemagne. La Grande-Bretagne était alors au coeur d'un triptyque États-UnisCommonwealthEurope et une plus grande puissance qu'aujourd'hui – tous les pays européens sont moins puissants aujourd'hui. Si elle figure parmi les meilleurs élèves en matière de transcription des directives européennes, elle est l'un des plus mauvais lorsqu'il s'agit de faire avancer l'Europe puisqu'elle freine tout. Au surplus, elle doit maintenant compter avec un parti nationaliste, l'UKIP (United Kingdom Independence Party). Alors qu'il cherchait à obtenir quelques marges de manoeuvre, David Cameron a été battu récemment par une alliance de circonstance entre les conservateurs eurosceptiques et les travaillistes. Une autre préoccupation majeure pour la Grande-Bretagne est que si l'euro réussit, la place de Londres perdra de sa puissance et de son influence par rapport aux places de Francfort et de Paris. Pour avoir eu affaire avec Mme Thatcher pendant dix ans, j'ai le sentiment que les choses étaient plus faciles avec elle qu'avec M. Cameron.
Monsieur Luca, vous comprendrez que je m'interdise de m'exprimer sur le parti socialiste, dans lequel je n'ai aucune responsabilité. Je suis un simple citoyen qui, comme les autres, vote.
La Turquie a signé un accord d'union douanière avec l'Union en 1995. Je désapprouve l'attitude de ceux qui, comme l'ancien Premier ministre, ont dit « la Turquie dans l'Europe, jamais ! ». C'est une grave erreur psychologique. Il fallait laisser la porte ouverte à des discussions. Ce « jamais » a fait que l'Europe est désormais considérée comme un club chrétien par les pays musulmans, et vilipendée comme les chrétiens.
Le Parlement européen accomplit un excellent travail. Le taux de participation aux élections européennes est néanmoins faible et si aux prochaines élections de 2014, les grands partis européens ne proposent pas de listes européennes transnationales, un pas important n'aura pas été franchi. Si l'Europe est à ce point mal connue, c'est qu'on ne parle pas assez d'Europe dans la vie politique nationale des différents pays, notamment dans les parlements nationaux. Paradoxalement, c'est la Grande-Bretagne, la plus eurosceptique, qui se conduit le mieux en ce domaine, puisque le Premier ministre se rend devant la Chambre des communes avant et après chaque Conseil européen. Nous devrions nous en inspirer.
Madame Guittet, oui, le risque de marginalisation est réel. Aujourd'hui, ce sont les Etats-Unis, la Chine, le Brésil et l'Inde qui comptent à l'OMC. Première puissance commerciale mondiale, l'Union européenne n'a pas été capable de s'y affirmer. Il faut taper fort du poing sur la table, et c'est là que la France doit faire entendre sa voix sans pour autant passer pour protectionniste.
Monsieur Poniatowski, bien que je n'aie pas parlé de la PAC, sachez que j'en suis un défenseur intransigeant. Je critique la politique agricole menée en France depuis trente ans qui a conduit à la disparition des petites exploitations. Dans vingt ans, le déséquilibre entre la ville et la campagne sera dramatique dans notre pays et ce ne sont pas les résidences secondaires qui le réduiront ! Je connais bien la situation pour avoir deux cousins qui étaient exploitants. Croyant être des chefs d'entreprise, comme les y poussaient les directions départementales de l'agriculture et autres structures, les deux ont fait faillite. L'un d'eux a sombré avec l'élevage industriel de porcs qu'il avait créé alors qu'il s'en serait sorti s'il avait continué d'élever des veaux sous la mère. Dans la presse et les médias, il n'y en a que pour les villes et le milieu urbain. Or, la France vit aussi par ses campagnes. Si on y consacrait une étude, on s'apercevrait qu'il y a plus de pauvres en milieu rural qu'en milieu urbain.
La France est-elle le pays le plus ouvert au monde ? Je ne partage pas le discours réducteur de M. Montebourg sur le sujet. Nous pourrions toutefois agir davantage sur la réciprocité, notamment pour l'accès aux marchés publics. Quant à la politique européenne de la concurrence, elle ne devrait pas handicaper les champions européens. Il faut au contraire les favoriser, dût-on pour cela prendre quelques libertés avec la théorie orthodoxe du libre jeu de la concurrence. Lorsque j'étais président de la Commission, j'ai souvent sanctionné la direction de la concurrence pour des interventions que j'estimais déplacées et contraires à l'intérêt économique de l'Europe.
Madame Boistard, vous êtes pleine d'élan vis-à-vis de l'Europe. Il en faut car on n'avance pas avec un monde peuplé de sceptiques. La montée des populismes, qui explique certaines difficultés rencontrées par nos gouvernements, est liée en grande partie à la mondialisation, qui nous donne le sentiment d'avoir perdu notre identité et la maîtrise de notre destin. Ces populismes nourrissent le nationalisme rampant que j'ai évoqué tout à l'heure. Je n'en dirai pas davantage : à chaque gouvernement de faire son examen de conscience.
Monsieur Piron, en réalité, il y a trois grands modèles capitalistes en Europe – j'exclus le modèle anglo-saxon qui, même « blairisé », reste spécifiquement anglais. Il y a le modèle social-démocrate des pays de l'Europe du Nord, le modèle allemand de l'économie sociale de marché et le modèle des pays du Sud, avec, surtout en France, un État omniprésent et des relations patronatsyndicats indigentes – j'avais tenté de changer cela entre 1969 et 1972, mais l'effet a été de brève durée ! Il faut respecter cette diversité, j'en supplie tous ceux qui disent travailler au bénéfice de l'Union. Or, même la Cour de justice européenne ne le fait pas. Ainsi, alors qu'en Suède, une convention collective nationale a même valeur qu'une loi, elle a condamné un syndicat suédois pour avoir appliqué une convention comme s'il s'agissait d'une loi ! Comme quoi elle peut se tromper. Cela lui est d'ailleurs arrivé concernant les footballeurs, et c'est l'une des causes de l'afflux excessif d'argent dans le football par rapport aux autres sports.
Cette diversité ne doit pas être un prétexte à l'inaction mais les documents émanant du Parlement ou de la Commission en font trop souvent fi. On ne peut pas demander à tous les pays d'agir comme l'Allemagne ou la Suède !
Ce qui me déplaît dans le document qui sera discuté demain, c'est qu'il traite exclusivement de réformes structurelles, pas du tout de politique conjoncturelle. Or, les réformes structurelles ne peuvent pas avoir le même contenu dans tous les pays. De l'avis de certains économistes, pour que le capitalisme se porte bien, il suffirait que les travailleurs soient plus mobiles et moins payés. Ce genre de position simpliste ne fait pas avancer la discussion d'un iota.
Quel pourrait être le périmètre de la taxe sur les transactions financières et comment pourrait-elle être appliquée ? Qu'est-ce qui devrait relever respectivement des niveaux national et européen ?
En tant qu'écologiste, j'ai apprécié que vous mentionniez les impôts verts. Que penseriez-vous de l'institution d'une taxe carbone aux frontières de l'Union ?
Je rentre du sommet Africités à Dakar, auquel participaient tous les protagonistes de la vie locale africaine ainsi que leurs partenaires des autres régions du monde. Tandis que l'Union européenne y faisait de la diplomatie, se disputant les zones d'influence francophones et anglophones, la Chine, mais aussi le Brésil ou la Turquie, faisaient du business. Pourquoi l'Union européenne ne conduit-elle pas d'actions communes au niveau mondial, de façon que nos entreprises cessent de perdre systématiquement des parts de marché ? Aucun pays européen ne pourra contrer seul l'influence économique des Etats-Unis, de la Chine, du Brésil ou de l'Inde demain. Une mutualisation est indispensable.
Maire de Grenoble, je conduis quantité de projets européens en direct au travers de ma commune – échanges universitaires, collaboration dans les pôles de compétitivité avec les universités de Dresde en Allemagne sur les nanotechnologies et d'Oxford au Royaume-Uni sur les biotechnologies. Cette coopération est plus riche qu'elle ne pourrait l'être au niveau de l'Etat. Le principe de subsidiarité devrait prévaloir également au niveau des régions et des grands pôles urbains.
Merci, monsieur le président, pour vos propos apaisants et votre grande sagesse.
Quel avenir pour la PAC ? Je partage votre sentiment sur la pauvreté dans le monde agricole. Certaines exploitations sont certes de véritables entreprises, qui d'ailleurs n'échappent pas aux difficultés. Mais beaucoup de petits agriculteurs se trouvent dans une situation critique et vivent en-dessous du seuil de pauvreté.
Le programme européen d'aide aux plus démunis reposait à sa création sur l'existence d'excédents agricoles. Ceux-ci ont disparu aujourd'hui. Mais la remise en question de cette aide serait catastrophique pour les associations caritatives. L'aide européenne représente 23% du budget des Restos du coeur ! L'ancien ministre de l'agriculture, Bruno Le Maire s'était battu, avec succès, pour obtenir le maintien de ce programme. Qu'en sera-t-il demain ?
Alors que l'Europe est déjà tellement décriée, ce ne serait vraiment pas l'aider que d'évoquer de nouveau l'adhésion de la Turquie !
C'est un immense privilège, monsieur le président, que de pouvoir vous entendre dans cette période de doute européen et votre parole fait du bien.
Le sommet international sur le climat qui s'est achevé la semaine dernière à Doha s'est soldé par un échec. Le navire sombre, et nous n'avons que des cuillers à café pour écoper ! Alors qu'elle devrait jouer un rôle moteur dans les négociations, l'Union européenne a étalé ses divisions avant même l'ouverture du sommet. Le dispositif d'échange de quotas au niveau européen est en panne, pour partie parce que l'allocation est vraisemblablement trop généreuse, pour partie parce que la demande est en baisse. La France s'est portée candidate pour organiser le prochain sommet en 2015. Il faut en profiter pour provoquer un sursaut et mettre enfin en place cette communauté européenne de l'énergie, dont vous défendez l'idée et qui devrait reposer, pour respecter les engagements européens à l'horizon 2020, sur la sobriété et l'efficacité énergétiques et le développement des énergies renouvelables, pensées comme des moteurs de la relance économique et de la création d'emplois ?
Monsieur le président, je vous trouve sévère avec votre créature si je puis m'exprimer ainsi. Vous faites preuve d'une grande sagesse quand vous reconnaissez que l'euro a accru la divergence des économies ou que « c'était une belle idée », – je souligne l'imparfait. Vous avez de même insisté à juste titre sur la diversité des situations démographiques, la nécessité du sur-mesure, le manque cruel d'investissements d'avenir…
Que les nations n'aient plus de prise sur ce système européen « hors sol » est la cause première des dérèglements. Ce ne sont pas de prétendus nationalismes qui sont responsables de l'échec de l'Europe. Au contraire, leur regain s'explique du fait que l'Europe s'est coupée des peuples et que le système la fait détester des Européens.
L'affaire de l'euro est tout à fait emblématique. Durant des années, on a fait croire que la situation de certains pays s'expliquait par des « folies » de leurs gouvernements. Même lorsqu'on aura effacé la dette de la Grèce, ce qui finira de fait par arriver, tout ne sera pas résolu pour ce pays, loin de là, car il ne s'agit pas seulement d'un problème de liquidités, mais bien de compétitivité. Étant donné leur productivité et leur compétitivité respectives, la Grèce et l'Allemagne ne peuvent pas avoir la même monnaie. Ce que je dis pour la Grèce vaut aussi pour le Portugal, l'Espagne, l'Italie et la France dans une certaine mesure.
Jamais l'union de transfert ne se fera car jamais le peuple allemand n'acceptera de transférer cent ou deux cents milliards d'euros par an. Et les pays du Sud de l'Europe ne pourront pas soutenir le maintien d'une monnaie unique sauf à être plongés dans un assistanat total.
Quelle issue voyez-vous pour cette monnaie unique, selon moi sur sa fin, ce qu'on se refuse à voir parce qu'on en a fait un dogme ? Pourquoi la seule Europe qu'il ne serait pas possible de construire, qui serait pourtant indispensable face à des pays comme la Chine ou le Brésil, serait-elle une Europe des nations, démocratique, avec des coopérations d'État à État à la carte, sur le modèle d'Airbus ou d'Ariane, dans tous les domaines d'avenir ? Sur ce point, le retard européen est considérable.
Pour ma génération, vous incarnez, monsieur le président Delors, l'Europe de la paix – souvenons-nous de François Mitterrand et Helmut Kohl ensemble à Verdun –, l'Europe de la croissance avec le marché unique, l'Europe du progrès économique et social, l'Europe de la puissance agricole comme elle l'était du temps des Douze, un idéal commun que servait un programme comme Erasmus. Ne disait-on pas : « La France est ma patrie, l'Europe est mon avenir. » ?
L'Europe traverse aujourd'hui une grave crise de modèle, par défaut d'harmonisation sociale, fiscale et environnementale. Nos concitoyens se demandent désormais à quoi elle sert. L'élargissement s'est traduit par une dilution plus qu'un renforcement. Que proposez-vous pour transcender cette perte de sens et retrouver un idéal qui nous conduise vers une Europe des peuples ?
Même au coeur de la crise et parce que je n'oublie pas que l'Union européenne vient de recevoir le prix Nobel de la paix, je voudrais dire un mot d'idéal et d'avenir. Bien que nous vivions à l'ère de la communication instantanée, c'est aussi le devoir des politiques de porter le regard plus loin. Ce nouveau souffle passera par la jeunesse. À cet égard, on ne peut que déplorer les graves difficultés financières du programme Erasmus.
Que devrait, selon vous, faire l'Union pour donner envie d'Europe à nos jeunes qui, aujourd'hui, soit la connaissent mal, soit en ont peur, et leur donner aussi une autre idée de la mondialisation ?
Je me défie des nationalismes, en général guerriers. Fondamentalement pro-européen, je m'inquiète de la divergence économique entre la France et l'Allemagne. Cette situation sera-t-elle tenable longtemps ?
La façon dont la Commission européenne traite la question du marché intérieur explique pour une large part l'europhobie. Le marché intérieur est le théâtre d'une guerre sociale interne, sorte de guerre civile, dans plusieurs domaines. La concurrence sociale ruine des pans entiers de nos économies. Ainsi, après que le cabotage a été autorisé, comment le secteur du transport routier pourrait-il résister en France à la concurrence de transporteurs dont les salaires sont de 80% inférieurs aux nôtres ? Comment soumettre brutalement les économies à une telle concurrence interne, qui va d'ailleurs à l'encontre de l'idéal européen qui était d'être plus fort vis-à-vis de l'extérieur ? C'est de là que les classes populaires et les classes moyenne ont commencé à douter sérieusement de l'idéal européen de cohésion sociale.
Chaque pays invoque l'Europe sociale mais aucun n'envisage que ce ne soit pas son modèle social qui s'impose aux autres. Ne faudrait-il pas réintroduire des clauses de sauvegarde de façon à permettre la modulation nécessaire entre des pays divers et à rendre l'Europe plus empathique envers ses peuples, et donc plus appétente pour eux ?
L'élargissement s'est fait en direction de pays qui se trouvaient plutôt dans l'aire d'influence de l'Allemagne. Dans le même temps, les pays de l'Europe du Sud, « du club Med » comme on dit, se sont mis à avoir des difficultés. La France est entre les deux, point d'équilibre comme elle l'a toujours été entre le Nord et le Sud de l'Europe ainsi qu'entre les différents modèles. Peut-elle jouer un rôle de rééquilibrage à l'égard de ce qui pourrait apparaître comme une dynamique allemande ? L'Europe pourrait-elle devenir un jour un empire dominé par une nation ?
Les peuples européens doutent de plus en plus des bénéfices d'une coopération européenne. Comment leur redonner espoir ? Comment transmettre une image positive et volontariste de l'Europe unie et solidaire que nous souhaitons tous ? Quelles priorités pour relancer cette Europe ? Selon quel agenda ?
J'ai un immense plaisir à vous retrouver ici, Jacques Delors. J'ai trouvé sévères vos propos sur la PAC. Tous les gouvernements de droite ou de gauche n'ont pas abandonné les petites exploitations : certains ont essayé de les soutenir.
Oui, il faut défendre la PAC, l'une des seules politiques communes à marcher à peu près parce qu'elle est intégrée depuis très longtemps, mais à condition de la réformer pour la rendre plus juste. Pour défendre les petites exploitations, il faut revoir totalement le système d'aides, dont 80% profitent aujourd'hui aux 20% des exploitations les plus grandes. Lors de leur mise en place il y a plus de quarante ans, les aides aux grandes cultures visaient à compenser les baisses de prix. Les producteurs de maïs de ma circonscription, dont les rendements ont atteint cette année le niveau record de 135 quintaux à l'hectare et dont la production a vu son prix doubler en moins de trois ans sur les marchés internationaux, touchent les mêmes aides qu'au début, quand les prix étaient bas. On gaspille l'argent public. Il serait mieux utilisé à aider les petites et moyennes exploitations ou financer des outils de régulation des marchés agricoles au niveau européen.
Monsieur Glavany, je maintiens ma sévérité. En 1994, ma dernière proposition en tant que président de la Commission a été de plafonner les aides, ce que les ministres de l'agriculture ont refusé.
Madame la présidente Auroi, c'est un sujet complexe que la taxe sur les transactions financières. Il faut tenir compte de la concurrence internationale, de la liberté de circulation des capitaux… Il suffit de voir le soin que doit prendre le Gouvernement pour élaborer une réglementation bancaire empêchant la spéculation sans que cela n'affaiblisse nos banques. Mais pour instituer cette taxe, n'attendons pas que tous les pays du monde l'aient fait. Il faut prendre nos risques et nous lancer – après s'être assuré de la validité des modalités techniques.
Pour ce qui est de la taxe carbone, j'y suis favorable pas seulement aux frontières de l'Union mais aussi à l'intérieur. On ne pourra pas changer de modèle de développement en continuant à calculer notre PIB comme on le fait. Ainsi le coût des dommages à la nature, alors même qu'ils seront éventuellement supportés par les générations futures, n'est-il jamais évalué. De même, il est absurde que l'allongement du temps passé dans les déplacements domicile-travail – il a doublé en vingt ans – accroisse le PIB ! Notre manière même de mesurer le PIB nous empêche de relever les grands défis environnementaux, de l'équilibre ville-campagne et de la qualité de la vie. L'économiste Joseph Stiglitz a fait des propositions en ce sens.
Monsieur Destot, je suis comme vous navré que nous perdions nos positions concrètes en Afrique même si beaucoup de nos représentations diplomatiques sont encore satisfaites. Il faudrait regarder si nous ne pourrions pas nous appuyer sur la Banque mondiale, aujourd'hui très américanisée.
Monsieur Rochebloine, je ne reviens pas sur la PAC. Dussé-je être minoritaire sur ce point, je maintiens mes craintes pour le monde rural.
S'agissant de l'aide aux plus démunis, c'est un scandale que de ne pas trouver au budget communautaire les 200 millions d'euros qui seraient nécessaires. Cela place les associations en grande difficulté. C'est le cas de la Banque alimentaire, qui fournit quantité d'associations plus petites qui, sur le terrain, réalisent un travail considérable auprès des personnes exclues.
Je n'ai pas dit que j'étais favorable à l'entrée de la Turquie dans l'Union, mais que je désapprouvais les mauvais bergers qui ont dit abruptement : « Non, jamais ».Il existe des formes intermédiaires de coopération possibles avec ce pays, tout comme demain avec la Grande-Bretagne si elle quitte l'Union. Une attitude de rejet renforce l'idéologie islamiste. Les chrétiens sont aujourd'hui persécutés au Moyen-Orient et en Égypte, sans que cela ne semble d'ailleurs émouvoir beaucoup nos chancelleries. Heureusement que les Églises s'occupent du problème ! Cela a sans doute échappé à Mme Duflot…
Monsieur Roumegas, vous souhaiteriez que la France et l'Union européenne jouent un plus grand rôle dans les négociations internationales sur le climat. L'échec du sommet de Copenhague a été une immense déception. L'Union, pourtant représentée par MM. van Rompuy et Barroso aux côtés des chefs d'État, n'a pas réussi à être invitée à la table des négociations entre la Chine et les Etats-Unis. Elle doit se ressaisir.
Monsieur Dupont-Aignan, vous êtes en quelque sorte partisan d'un retour au traité de Westphalie et pensez que chaque pays devrait d'abord défendre ses intérêts, l'intérêt de tous résultant de la conjonction des intérêts de chacun. Je ne partage pas ce point de vue. Cent années de diplomatie cynique et intelligente ont provoqué les pires choses jamais advenues dans le monde.
Je ne me le permettrai pas. Je ne voudrais pas porter atteinte à votre fonds de commerce.
L'euro doit continuer. Depuis le début de la construction européenne, chaque fois qu'on a voulu faire un pas strictement politique, on a échoué. Il suffit de se rappeler le projet de Communauté européenne de défense (CED). L'Europe n'a jamais avancé que par l'économie, comme ce fut le cas avec la CECA, le marché commun, institué d'ailleurs sous la pression d'événements extérieurs. Souvenons-nous du contexte : la France et la Grande-Bretagne avaient participé à l'expédition de Suez, condamnées par l'Union soviétique comme par les Etats-Unis. C'est alors qu'on a décidé de faire l'Europe…
Si on n'avait pas avancé sur l'économie, où en serait-on aujourd'hui ? Mais l'économie a un inconvénient par rapport à la politique : elle pousse à l'élitisme et à la technocratie. N'allons pas croire que l'Europe était plus populaire il y a quarante ans qu'aujourd'hui. Simplement elle était alors inconnue. Après avoir critiqué la CECA, le général de Gaulle a accepté le traité de Rome et la France s'est modernisée en partie grâce à la stimulation qui en a découlé. L'économie éloigne les peuples de l'idéal européen que beaucoup disent avoir encore au coeur et le montrent d'ailleurs.
Je suis profondément navrée de ne pouvoir rester jusqu'à la fin de votre intervention, monsieur le président, et vous prie de m'en excuser. Mais je dois vous quitter pour accompagner le Premier ministre au Maroc.
(Mme Odile Saugues remplace Mme Guigou).
Depuis les années 70, nous sommes en Europe face à ce choix : la survie ou le déclin, et nous n'avons pas encore choisi. Chaque pays européen pourrait-il s'en sortir seul ? Voilà des questions qui me hantent depuis lors.
Monsieur Léonard, l'Europe traverse aussi une crise morale – laïque. L'impatience, l'intolérance face aux aléas, la volonté de trouver un responsable à tout, le goût du sensationnel, la pression des médias, le souci du buzz comme on dit maintenant, empêchent d'expliquer à nos concitoyens des projets de fond, de surcroît ingrats. Mme Fort a raison de demander comment retrouver l'idéal européen. La meilleure façon d'avancer est que les parlements nationaux parlent davantage d'Europe. Lorsque je présidais la Commission, j'avais demandé à chacun des commissaires de se rendre devant le Parlement de leur pays, mais jamais un commissaire ne parlera aussi bien d'Europe qu'un élu national.
Comme M. Savary, je pense qu'en matière de transport routier, il faudrait taper du poing sur la table. Si la fameuse directive Bolkestein a été aménagée, elle est aujourd'hui contournée pour revenir quasiment à sa version initiale. La France devrait proposer d'engager une réflexion sur le sujet au niveau européen.
M. Savary et M. Guibal m'interrogent sur la relation franco-allemande. Celle-ci n'a jamais été facile au cours des quarante dernières années. Les structures de pensée, les structures économiques et sociales sont si différentes entre les deux pays ! Cela n'a pas empêché Konrad Adenauer de suivre la proposition de Robert Schuman, non plus que Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt de créer le système monétaire européen ni François Mitterrand et Helmut Kohl de progresser encore. Pourquoi l'Allemagne serait-elle aujourd'hui plus crispée ? Je reconnais qu'elle l'a été au début de la crise. Mais Mme Merkel a fait depuis lors plusieurs pas importants, notamment en proposant un renforcement de l'union. La France est-elle capable de lui dire : « Chiche » ? Les Français, de gauche comme de droite, se défient hélas des institutions communautaires et sont réticents à tout transfert de souveraineté.
Par le récent traité budgétaire, la France a implicitement perdu une partie de sa souveraineté budgétaire. Si le traité avait défini la souveraineté partagée, nous l'aurions acceptée explicitement et ainsi pourrions-nous mieux l'expliquer aux Français. L'allergie française aux transferts de souveraineté, liée sans doute à notre nostalgie d'une monarchie républicaine, constitue un handicap. Il est possible d'obtenir de Mme Merkel qu'on définisse mieux la souveraineté partagée, qu'on précise qui fait quoi et jusqu'où on peut aller, compte tenu de la diversité de nos modèles sociaux. Cela ne résoudra certes pas les difficultés de notre pays liées à sa compétitivité. Mais la France doit en finir avec son credo nominaliste « pas de transfert de souveraineté » et se rendre compte que des transferts implicites ont eu lieu qui lui ôtent une partie de son pouvoir. Des transferts explicites de souveraineté, et donc davantage de souveraineté partagée, permettraient d'avoir une Europe qui marche mieux. Dût-ce cette analyse choquer certains d'entre vous, j'en terminerai par là car telle est ma conviction profonde.
Merci, monsieur le président, pour vos réponses et vos éclairages. Merci de n'avoir pas hésité à nous caresser parfois à rebrousse-poil, ce qui est stimulant pour la réflexion.
Je partage pleinement votre avis s'agissant des transferts de souveraineté comme de la nécessité que les parlements nationaux parlent davantage d'Europe. Si tous nos collègues nous aident à ce qu'il en soit ainsi, en séance plénière notamment, nous ferons progresser l'idée européenne et rapprocheront l'Europe de nos concitoyens, qui la trouvent toujours éloignée.
Monsieur le président, nous avons particulièrement apprécié votre liberté de parole, et les éclairages originaux que vous nous avez apportés. Le chemin sera encore long pour parvenir à une Europe plus cohérente et plus solidaire.
La séance est levée à onze heures quarante.