Intervention de Jacques Delors

Réunion du 12 décembre 2012 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne :

Madame la présidente, pour articuler la coopération renforcée au sein de la zone euro et la grande Europe, il faut cesser de penser que l'euro sera la monnaie de tous. La monnaie n'est pas un outil anodin. C'est le réseau sanguin de l'économie mais c'est aussi bien davantage, c'est un symbole, une identité. Si j'avais eu mon mot à dire à l'époque, la zone euro ne compterait pas dix-sept membres aujourd'hui ! L'euro était une belle idée – puisqu'on m'avait demandé de présider le comité d'experts, j'avais indiqué à quelles conditions la monnaie unique me paraissait pouvoir être mise en oeuvre.

Pendant des années, avant la crise, le conseil des ministres de la zone euro se réunissait seulement la veille au soir du conseil des ministres de l'économie et des finances des Vingt-sept, comme s'il ne faisait que préparer le reste. Or, la monnaie unique implique une coopération renforcée, un destin particulier. Si ce n'est pas possible, je crains que l'Europe ne s'enfonce dans des discussions sans fin, entretenues d'ailleurs par ceux qui y sont hostiles. Je ne crois pas à la politique des petits pas en ce domaine. Il faut demander clairement : êtes-vous pour ou contre l'euro, avec toutes les conséquences que cela emporte ? La réponse peut être non. Le problème est que si l'euro disparaît, l'autre pierre angulaire, le marché unique, craquera.

Monsieur Bleunven, ce qui a changé aujourd'hui par rapport au moment où j'ai quitté la présidence de la Commission, c'est que les gouvernements nationaux ont mis la main sur les fonds de cohésion, empêchant le dialogue direct entre les institutions européennes et les régions. Cela est bien dommage, plus en France encore qu'ailleurs où n'est jamais indiqué par exemple que tel ou tel projet a été financé par le Fonds européen de développement régional, ce qui permettrait à nos concitoyens de s'approprier plus concrètement l'Europe. L'important était que les institutions européennes, notamment la Commission, aient un dialogue constructif avec les autorités régionales– j'ai beaucoup appris en son temps des expériences bottom-up. Je ne vois pas quels pouvoirs supplémentaires on pourrait donner au Comité des régions sans compliquer encore le processus de décision. La solution ne réside pas dans un meccano institutionnel.

Monsieur Myard, pour vous rencontrer souvent, je connais votre point de vue. Je vous remercie de reconnaître que je ne suis pas un utopiste européen et que j'ai conservé, sans doute grâce à mes origines corréziennes, une parcelle de réalisme.

La monnaie est une question grave, j'en suis d'accord avec vous. Si nous réussissons la monnaie unique, nous aurons fait un pas important vers l'union politique. Comme vous le savez, je suis favorable à une fédération d'États-nations, et non à un État fédéral. Je suis convaincu en effet que les nations ont un avenir. Pour concilier les deux, il faut d'un côté, instaurer un processus de décision au sommet plus efficace – cela permettra que les présidents français, quels qu'ils soient, n'aient pas aussi souvent à taper sur la table ! -, de l'autre côté tenir compte de la diversité des pays. Au nom de la discipline budgétaire, la Commission a vivement critiqué par exemple l'indexation automatique des salaires en Belgique et veut obliger ce pays à changer sa façon de faire. Eh bien, il est un moment où il faut savoir s'arrêter et respecter la diversité, même si cela ralentit un peu l'allure du convoi.

Monsieur Loncle, l'adhésion de la Grande-Bretagne était considérée par M. Pompidou comme un moyen de rééquilibrage par rapport à l'Allemagne. La Grande-Bretagne était alors au coeur d'un triptyque États-UnisCommonwealthEurope et une plus grande puissance qu'aujourd'hui – tous les pays européens sont moins puissants aujourd'hui. Si elle figure parmi les meilleurs élèves en matière de transcription des directives européennes, elle est l'un des plus mauvais lorsqu'il s'agit de faire avancer l'Europe puisqu'elle freine tout. Au surplus, elle doit maintenant compter avec un parti nationaliste, l'UKIP (United Kingdom Independence Party). Alors qu'il cherchait à obtenir quelques marges de manoeuvre, David Cameron a été battu récemment par une alliance de circonstance entre les conservateurs eurosceptiques et les travaillistes. Une autre préoccupation majeure pour la Grande-Bretagne est que si l'euro réussit, la place de Londres perdra de sa puissance et de son influence par rapport aux places de Francfort et de Paris. Pour avoir eu affaire avec Mme Thatcher pendant dix ans, j'ai le sentiment que les choses étaient plus faciles avec elle qu'avec M. Cameron.

Monsieur Luca, vous comprendrez que je m'interdise de m'exprimer sur le parti socialiste, dans lequel je n'ai aucune responsabilité. Je suis un simple citoyen qui, comme les autres, vote.

La Turquie a signé un accord d'union douanière avec l'Union en 1995. Je désapprouve l'attitude de ceux qui, comme l'ancien Premier ministre, ont dit « la Turquie dans l'Europe, jamais ! ». C'est une grave erreur psychologique. Il fallait laisser la porte ouverte à des discussions. Ce « jamais » a fait que l'Europe est désormais considérée comme un club chrétien par les pays musulmans, et vilipendée comme les chrétiens.

Le Parlement européen accomplit un excellent travail. Le taux de participation aux élections européennes est néanmoins faible et si aux prochaines élections de 2014, les grands partis européens ne proposent pas de listes européennes transnationales, un pas important n'aura pas été franchi. Si l'Europe est à ce point mal connue, c'est qu'on ne parle pas assez d'Europe dans la vie politique nationale des différents pays, notamment dans les parlements nationaux. Paradoxalement, c'est la Grande-Bretagne, la plus eurosceptique, qui se conduit le mieux en ce domaine, puisque le Premier ministre se rend devant la Chambre des communes avant et après chaque Conseil européen. Nous devrions nous en inspirer.

Madame Guittet, oui, le risque de marginalisation est réel. Aujourd'hui, ce sont les Etats-Unis, la Chine, le Brésil et l'Inde qui comptent à l'OMC. Première puissance commerciale mondiale, l'Union européenne n'a pas été capable de s'y affirmer. Il faut taper fort du poing sur la table, et c'est là que la France doit faire entendre sa voix sans pour autant passer pour protectionniste.

Monsieur Poniatowski, bien que je n'aie pas parlé de la PAC, sachez que j'en suis un défenseur intransigeant. Je critique la politique agricole menée en France depuis trente ans qui a conduit à la disparition des petites exploitations. Dans vingt ans, le déséquilibre entre la ville et la campagne sera dramatique dans notre pays et ce ne sont pas les résidences secondaires qui le réduiront ! Je connais bien la situation pour avoir deux cousins qui étaient exploitants. Croyant être des chefs d'entreprise, comme les y poussaient les directions départementales de l'agriculture et autres structures, les deux ont fait faillite. L'un d'eux a sombré avec l'élevage industriel de porcs qu'il avait créé alors qu'il s'en serait sorti s'il avait continué d'élever des veaux sous la mère. Dans la presse et les médias, il n'y en a que pour les villes et le milieu urbain. Or, la France vit aussi par ses campagnes. Si on y consacrait une étude, on s'apercevrait qu'il y a plus de pauvres en milieu rural qu'en milieu urbain.

La France est-elle le pays le plus ouvert au monde ? Je ne partage pas le discours réducteur de M. Montebourg sur le sujet. Nous pourrions toutefois agir davantage sur la réciprocité, notamment pour l'accès aux marchés publics. Quant à la politique européenne de la concurrence, elle ne devrait pas handicaper les champions européens. Il faut au contraire les favoriser, dût-on pour cela prendre quelques libertés avec la théorie orthodoxe du libre jeu de la concurrence. Lorsque j'étais président de la Commission, j'ai souvent sanctionné la direction de la concurrence pour des interventions que j'estimais déplacées et contraires à l'intérêt économique de l'Europe.

Madame Boistard, vous êtes pleine d'élan vis-à-vis de l'Europe. Il en faut car on n'avance pas avec un monde peuplé de sceptiques. La montée des populismes, qui explique certaines difficultés rencontrées par nos gouvernements, est liée en grande partie à la mondialisation, qui nous donne le sentiment d'avoir perdu notre identité et la maîtrise de notre destin. Ces populismes nourrissent le nationalisme rampant que j'ai évoqué tout à l'heure. Je n'en dirai pas davantage : à chaque gouvernement de faire son examen de conscience.

Monsieur Piron, en réalité, il y a trois grands modèles capitalistes en Europe – j'exclus le modèle anglo-saxon qui, même « blairisé », reste spécifiquement anglais. Il y a le modèle social-démocrate des pays de l'Europe du Nord, le modèle allemand de l'économie sociale de marché et le modèle des pays du Sud, avec, surtout en France, un État omniprésent et des relations patronatsyndicats indigentes – j'avais tenté de changer cela entre 1969 et 1972, mais l'effet a été de brève durée ! Il faut respecter cette diversité, j'en supplie tous ceux qui disent travailler au bénéfice de l'Union. Or, même la Cour de justice européenne ne le fait pas. Ainsi, alors qu'en Suède, une convention collective nationale a même valeur qu'une loi, elle a condamné un syndicat suédois pour avoir appliqué une convention comme s'il s'agissait d'une loi ! Comme quoi elle peut se tromper. Cela lui est d'ailleurs arrivé concernant les footballeurs, et c'est l'une des causes de l'afflux excessif d'argent dans le football par rapport aux autres sports.

Cette diversité ne doit pas être un prétexte à l'inaction mais les documents émanant du Parlement ou de la Commission en font trop souvent fi. On ne peut pas demander à tous les pays d'agir comme l'Allemagne ou la Suède !

Ce qui me déplaît dans le document qui sera discuté demain, c'est qu'il traite exclusivement de réformes structurelles, pas du tout de politique conjoncturelle. Or, les réformes structurelles ne peuvent pas avoir le même contenu dans tous les pays. De l'avis de certains économistes, pour que le capitalisme se porte bien, il suffirait que les travailleurs soient plus mobiles et moins payés. Ce genre de position simpliste ne fait pas avancer la discussion d'un iota.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion