Intervention de Jacques Delors

Réunion du 12 décembre 2012 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne :

Depuis les années 70, nous sommes en Europe face à ce choix : la survie ou le déclin, et nous n'avons pas encore choisi. Chaque pays européen pourrait-il s'en sortir seul ? Voilà des questions qui me hantent depuis lors.

Monsieur Léonard, l'Europe traverse aussi une crise morale – laïque. L'impatience, l'intolérance face aux aléas, la volonté de trouver un responsable à tout, le goût du sensationnel, la pression des médias, le souci du buzz comme on dit maintenant, empêchent d'expliquer à nos concitoyens des projets de fond, de surcroît ingrats. Mme Fort a raison de demander comment retrouver l'idéal européen. La meilleure façon d'avancer est que les parlements nationaux parlent davantage d'Europe. Lorsque je présidais la Commission, j'avais demandé à chacun des commissaires de se rendre devant le Parlement de leur pays, mais jamais un commissaire ne parlera aussi bien d'Europe qu'un élu national.

Comme M. Savary, je pense qu'en matière de transport routier, il faudrait taper du poing sur la table. Si la fameuse directive Bolkestein a été aménagée, elle est aujourd'hui contournée pour revenir quasiment à sa version initiale. La France devrait proposer d'engager une réflexion sur le sujet au niveau européen.

M. Savary et M. Guibal m'interrogent sur la relation franco-allemande. Celle-ci n'a jamais été facile au cours des quarante dernières années. Les structures de pensée, les structures économiques et sociales sont si différentes entre les deux pays ! Cela n'a pas empêché Konrad Adenauer de suivre la proposition de Robert Schuman, non plus que Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt de créer le système monétaire européen ni François Mitterrand et Helmut Kohl de progresser encore. Pourquoi l'Allemagne serait-elle aujourd'hui plus crispée ? Je reconnais qu'elle l'a été au début de la crise. Mais Mme Merkel a fait depuis lors plusieurs pas importants, notamment en proposant un renforcement de l'union. La France est-elle capable de lui dire : « Chiche » ? Les Français, de gauche comme de droite, se défient hélas des institutions communautaires et sont réticents à tout transfert de souveraineté.

Par le récent traité budgétaire, la France a implicitement perdu une partie de sa souveraineté budgétaire. Si le traité avait défini la souveraineté partagée, nous l'aurions acceptée explicitement et ainsi pourrions-nous mieux l'expliquer aux Français. L'allergie française aux transferts de souveraineté, liée sans doute à notre nostalgie d'une monarchie républicaine, constitue un handicap. Il est possible d'obtenir de Mme Merkel qu'on définisse mieux la souveraineté partagée, qu'on précise qui fait quoi et jusqu'où on peut aller, compte tenu de la diversité de nos modèles sociaux. Cela ne résoudra certes pas les difficultés de notre pays liées à sa compétitivité. Mais la France doit en finir avec son credo nominaliste « pas de transfert de souveraineté » et se rendre compte que des transferts implicites ont eu lieu qui lui ôtent une partie de son pouvoir. Des transferts explicites de souveraineté, et donc davantage de souveraineté partagée, permettraient d'avoir une Europe qui marche mieux. Dût-ce cette analyse choquer certains d'entre vous, j'en terminerai par là car telle est ma conviction profonde.

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