Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, chers collègues, l’état d’urgence a été décrété pour répondre à une agression lâche, cruelle et meurtrière. C’est un régime d’exception. Aujourd’hui, près d’une semaine après ces terribles attentats, vous en sollicitez la prorogation. Au regard de ces circonstances historiques et dramatiques, d’une extrême gravité, nous estimons que cette prorogation est fondée et nécessaire, pour une durée limitée. Vous avez parlé à juste titre, monsieur le rapporteur, d’obsolescence programmée.
Vous appelez également à compléter cette prorogation de l’état d’urgence, pour une durée maximale de trois mois, par une modification de son champ matériel.
Nous le disons avec gravité, comme d’autres ici : renforcer un régime d’exception est une décision qui mérite une attention toute particulière, au nom de la protection de nos libertés fondamentales et des équilibres structurels de notre État de droit et de la séparation des pouvoirs. Faut-il rappeler à quel prix nos libertés ont été durement acquises au cours des siècles précédents ? Aussi avons-nous une exigence devant l’Histoire : ne pas les restreindre, même pour une durée limitée, sans raison impérieuse, et refuser toute disposition permettant un glissement vers un régime d’exception permanent.
L’état d’urgence affecte l’équilibre des pouvoirs au bénéfice de l’exécutif. Ce régime d’exception, en application depuis six jours, confère en effet aux autorités administratives des pouvoirs de police exceptionnels portant sur la réglementation de la circulation et du séjour des personnes, sur la fermeture des lieux ouverts au public ou encore sur la réquisition des armes.
Le caractère exceptionnel de la tragédie de vendredi dernier a justifié ce que nous pouvons appeler une légalité exceptionnelle. Le constat est là : les mesures qui ont été prises ont permis de protéger nos concitoyens en déployant des moyens d’action supplémentaires pour lutter contre les menaces terroristes. Ce sont ces mesures qui ont permis ces derniers jours de procéder efficacement à de nombreuses interpellations décisives.
Pour autant, la prolongation de l’état d’urgence et la modification de la loi de 1955 nécessitent une réflexion sereine et approfondie. L’état d’urgence est une forme d’état d’exception qui restreint les libertés. C’est précisément la raison pour laquelle il doit être strictement limité dans le temps et circonscrit dans son périmètre.
C’est l’exigence de maintien de ces critères indispensables inhérents à l’État de droit qui nous fait dire que notre acceptation du texte en discussion aujourd’hui ne signifie pas notre acceptation de la révision constitutionnelle annoncée. D’ores et déjà, nous souhaitons notamment affirmer notre opposition à la proposition concernant la déchéance de la nationalité, contraire aux valeurs républicaines, et dont l’efficacité est plus que contestable.
Si chacun admet que des circonstances exceptionnelles appellent des mesures exceptionnelles, la raison et la responsabilité appellent aussi à conserver un équilibre entre le maintien de la sécurité et le respect des libertés publiques. Il n’existe pas d’alternative entre sécurité et libertés, bien au contraire : l’une ne va pas sans les autres. Cette exigence impose une vigilance toute particulière au moment même où l’émotion et l’effroi pourraient nous conduire à céder aveuglément à la tentation du choix de la sécurité au mépris des libertés. Je le redis, le choix n’est pas entre ces deux exigences fondamentales.
Outre la prorogation pour trois mois de l’état d’urgence, auquel il pourra être mis fin si son maintien n’est plus nécessaire, le projet de loi prévoit des dispositions modifiant celles de la loi de 1955, notamment l’élargissement du régime de l’assignation à résidence et la modification de celui des perquisitions. Un amendement adopté en commission des lois prévoit un contrôle parlementaire de ces mesures prises par le Gouvernement. Vous avez opportunément précisé, monsieur le rapporteur, en quoi pourrait consister sa mise en oeuvre concrète et fait des propositions à ce sujet.
Le caractère exceptionnel de ces mesures justifie en effet un contrôle démocratique, qui n’entrave en rien l’action des autorités. Ce dernier vient compléter utilement la protection apportée par le juge des référés administratif qui se prononce sans attendre et peut, le cas échéant, ordonner la fin de la mesure restrictive de liberté.
La modification de la loi sur l’état d’urgence impose dans le même temps de s’interroger sur l’efficacité des durcissements successifs de l’arsenal répressif et administratif dans le combat contre le terrorisme.
Notre législation antiterroriste est déjà substantielle. Elle a connu un renforcement graduel depuis vingt-cinq ans et de nombreux experts et hauts magistrats considèrent aujourd’hui qu’elle est suffisante. En effet, dès 1986, considérant que le terrorisme n’était pas un agissement criminel comme les autres, tant dans ses motivations que dans ses effets, la loi du 9 septembre avait défini une incrimination pénale spécifique et en avait tiré des conséquences procédurales particulières.
Après les attentats du 11 septembre 2001, la lutte contre le terrorisme a ensuite connu une très forte accélération : de nombreuses mesures et décisions ont été prises à l’échelon international, communautaire et national. Notre dispositif législatif a donc été modifié, y compris depuis 2012, pour prévoir un grand nombre de mesures exceptionnelles.
Comme le souligne l’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic, l’enjeu réside moins dans le renforcement de l’arsenal répressif que dans celui des moyens humains et matériels de nos services de renseignement et de nos autorités judiciaires spécialisées. Combattre le terrorisme nécessite un accroissement des effectifs de
police et de renseignement, des douanes et de la justice. Cela a d’ailleurs été reconnu par le Président de la République lui-même.
Si l’instauration de l’état d’urgence est aujourd’hui pleinement justifiée, nous ne sommes pas naïfs : il ne permettra pas à lui seul de nous préserver de nouvelles menaces terroristes. Pour éradiquer ce fléau, il faut s’attaquer aux racines du mal. Tant que les organisations criminelles recruteront des combattants incités à frapper des innocents et que Daech disposera de moyens financiers considérables pour reconstituer ses forces, notre lutte restera vaine. Les atroces attentats de vendredi, les tueries de l’année dernière, les tueries de Toulouse sont aussi le symptôme d’un système économique toujours plus inégalitaire, le symptôme d’un système social discriminant, le symptôme d’un système démocratique en ruines, la terrible réalité d’une République qui ne donne plus d’espérance. C’est aussi ce système qui livre aux idéologues fanatiques et criminels des relégués sociaux qui ont la faiblesse, pour ne pas dire la folie, de croire qu’ils vont ainsi donner un sens à leur existence.
Pour garantir l’unité et la cohésion nationales, tous les leviers doivent être actionnés, de l’école au monde du travail, en passant par la culture et l’éducation populaire, pour que personne, je dis bien personne, ne soit abandonné sur le bord de la route.
Plus que jamais, il est temps de s’interroger, avec humilité mais aussi, comme je l’ai dit à Versailles, avec exigence : vers quelle société, vers quel monde désormais avancer pour vivre demain, tous ensemble, ici, en France et partout ailleurs ? Quelle France voulons-nous ?
Le combat contre le terrorisme nécessite en outre une stratégie claire, globale et collective contre Daech et tous les combattants djihadistes. Riposter à la violence terroriste par la seule voie militaire et sans stratégie politique visant le retour de la paix et le développement de toute la région serait une erreur grave et permettrait à Daech d’atteindre ses buts de guerre. Nous l’avons dit à maintes reprises et je le redis sans esprit polémique, nous payons aujourd’hui, les inconséquences de la politique française au Moyen-Orient depuis de nombreuses années. Il est temps d’y mettre fin.
C’est pourquoi nous appelons depuis plusieurs mois à la mise en place d’une forte coalition sous l’égide de l’ONU. Notre diplomatie doit contribuer à rassembler la communauté internationale par l’ouverture de négociations incluant les puissances régionales et internationales.
En définitive, au regard de la gravité des attentats, de l’intensité de la menace et de la nécessité de mettre hors d’état de nuire les réseaux terroristes présents sur notre territoire afin de protéger nos concitoyens, les députés du groupe de la Gauche démocrate et républicaine voteront unanimement le projet de loi tel qu’il est issu de la commission des lois. La limitation temporelle et le contrôle juridique effectif des mesures exceptionnelles mises en place fondent aujourd’hui cette décision qui est, pour nous comme pour beaucoup ici, une décision difficile.