Intervention de Clémence Pajot

Réunion du 3 novembre 2015 à 18h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Clémence Pajot, directrice du centre Hubertine Auclert :

Il est intéressant de souligner qu'au XIXe siècle, des pionnières ont contribué à l'émergence de l'informatique. Pensons à Ada Lovelace considérée comme étant à l'origine du premier programme informatique au monde. Dans les années soixante-dix, les femmes constituaient 40 % des effectifs des métiers de l'informatique mais cette tendance s'est inversée dans les années quatre-vingt-dix avec l'arrivée de la console Game Boy et de l'ordinateur personnel. Pascale Vicat-Blanc, informaticienne, directrice senior de la Cloud Architecture chez F5 Networks et récipiendaire en 2011 du prix Irène Joliot-Curie, a montré qu'à chaque innovation dans le domaine numérique, la proportion de femmes dans les métiers du numérique chutait.

Les femmes représentent en moyenne 28 % des effectifs des métiers du numérique, alors que leur proportion dans la population active est de 48 %, ce qui montre bien qu'elles sont sous-représentées. Elles occupent 34 % des postes d'employés et de techniciens, 25 % des postes d'ingénieurs, consultants et cadres, et seulement 19 % des fonctions de cadres dirigeants. Prenons des exemples précis : les hommes représentent 61 % des effectifs chez LinkedIn, 62 % chez Yahoo et 70 % chez Google.

Les contributions de Wikipedia sont écrites à 90 % par des hommes. Des études ont établi le profil type des contributeurs : un célibataire blanc, fortement diplômé, de moins de trente ans. Les sujets des notices s'en ressentent : les innombrables pages consacrées au foot et au cyclisme sont beaucoup trop détaillées, comparées à d'autres domaines. Une contributrice souligne que « comme la majorité des contributeurs sont des geeks branchés logiciel libre, les pages sur Linux sont hyper détaillées » et que Wikipedia aurait une autre allure si la majorité des contributeurs étaient des femmes de soixante ans.

Il faut s'interroger sur les obstacles à l'accès des femmes aux métiers et à l'industrie du numérique. Bien entendu, il faut prendre en compte tous les stéréotypes portés, dès l'enfance, par les jouets ou les manuels scolaires. Liliana Cucu, chercheuse à l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA), coprésidente en son sein de la mission parité et égalité, a expliqué lors d'une intervention à l'une de nos conférences qu'ayant reçu en Roumanie une éducation d'influence soviétique, elle n'avait jamais ressenti une telle pression sociale avant d'arriver en Europe occidentale. À cela s'ajoute une spécificité française : au MIT (Massachusetts institute of technology), la part des femmes est de 48 %, à l'école polytechnique de Genève, de 38 %, alors qu'elle n'est que de 15 % à Polytechnique. Les filles ne s'orientent encore que très peu vers les métiers d'ingénieur.

Par ailleurs, elles connaissent dans ce secteur un moment critique entre vingt-cinq et trente-cinq ans : elles doivent choisir entre vie professionnelle et vie familiale. Cela explique leurs difficultés à accéder aux postes à responsabilité.

Le sexisme et le harcèlement sont très présents dans ces milieux. Les femmes sont régulièrement victimes d'injures, de chantage, de menaces sur internet et sur les plates-formes de jeux vidéo. En 2014, Zoe Quinn, créatrice de jeux vidéo, a été victime d'une campagne de harcèlement parce qu'elle dénonçait le sexisme dans son secteur professionnel, ce qui a donné lieu au fameux Gamergate. Mar_Lard, dont je vous ai parlé, a aussi fait l'objet de harcèlement. Plus récemment, les organisateurs du festival South by Southwest ont déprogrammé de l'édition 2016 deux tables rondes consacrées à la question du harcèlement en ligne et au harcèlement sexiste dans l'industrie du jeu vidéo après une campagne de pression. Devant la mobilisation sur les réseaux sociaux et internet pour protester contre cette décision, ils ont présenté des excuses et ont choisi de dédier une journée entière à la question du harcèlement sur internet, qui se tiendra le 12 mars 2016.

L'industrie du divertissement est extrêmement puissante. Elle représente en France un potentiel de création d'emplois et de développement économique majeur et fait aujourd'hui jeu égal avec le cinéma. On assiste à un mouvement de professionnalisation des joueurs en ligne. Les enjeux économiques sont élevés. Les représentations que véhiculent les jeux vidéo ont une forte influence sur la jeunesse. Dans le monde des pixels, le statut des femmes est peu enviable. Mar_Lard souligne que selon le regard masculin qui gouverne les jeux vidéo, les femmes sont avant tout là pour plaire aux hommes ; on y retrouve le stéréotype de la belle demoiselle en détresse, qui va servir de récompense pour le héros et le joueur. Certains jeux ont même fait scandale en offrant la possibilité aux joueurs de violer des personnages féminins. Après avoir fait une analyse de dizaines de jaquettes de jeux vidéo et des graphismes au sein même des jeux, Fanny Lignon arrive aux mêmes conclusions : « les hommes sont toujours au premier plan et les femmes, qui sont systématiquement érotisées, sont derrière », érotisation qui s'accentue de plus en plus.

Du côté des professionnels de l'industrie du jeu vidéo, où la féminisation des postes progresse très lentement, le bilan n'est guère reluisant : les grandes conventions ne sont pas des endroits sûrs pour les femmes. Durant le salon E3 de Las Vegas, des hôtesses ont été victimes d'incidents. Le harcèlement en ligne par la communauté des joueurs en réseau, connectés entre eux par Internet et un micro-casque, est monnaie courante. Selon Mar_Lard, « toutes les filles qui jouent en ligne connaissent ça. On est obligées de prendre un pseudo masculin et de couper le micro pour éviter les remarques sexistes ou les insultes. Le harcèlement fait partie de la culture de la communauté ». À chaque fois que des joueuses ou des blogueuses ont dénoncé ce phénomène, elles ont été victimes d'insultes et de menaces de mort.

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