La séance est ouverte à 18 heures.
Présidence de Mme Catherine Coutelle, présidente.
La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes procède à l'audition de Mme Clémence Pajot, directrice du centre Hubertine Auclert, centre francilien de ressources pour l'égalité entre les femmes et les hommes.
Comme vous le savez, la Délégation aux droits des femmes a décidé d'engager des travaux sur les femmes et le numérique, dans la perspective notamment de l'examen par le Parlement du projet de loi sur le numérique, qui devrait être présenté en Conseil des ministres en décembre.
Nous avons déjà abordé plusieurs thèmes : l'emploi, avec en particulier les pertes d'emploi liées au numérique ; l'éducation – cet après-midi encore, j'ai rencontré Mme Catherine Becchetti-Bizot, inspectrice générale de l'éducation nationale, qui a été responsable de la Direction du numérique pour l'éducation ; les cyberviolences, à travers l'audition d'une représentante du Centre Hubertine Auclert et deux avocats, audition passionnante qui nous a fait envisager des modifications législatives.
Le Centre Hubertine Auclert, que vous dirigez, madame Pajot, a récemment organisé deux colloques : « les cyberactivismes à travers le monde », le 15 octobre, et « Femmes et numérique : y a-t-il un bug ? », le 16 octobre.
Ce cyberactivisme s'est manifesté il y a peu dans notre assemblée puisque l'amendement sur le taux de TVA applicable aux tampons est le prolongement des actions menées sur le net par les membres de l'association Georgette Sand. Cet amendement a d'ailleurs suscité un nombre important de tweets.
Nous serions heureux de vous entendre sur les cyberactivismes féministes, la place des femmes dans les métiers du numérique ainsi que l'open data au service de l'égalité entre femmes et hommes.
Madame la présidente, je vous remercie très sincèrement de m'avoir invitée à présenter devant la Délégation aux droits des femmes les travaux du centre Hubertine Auclert. Organisme associé à la région Île-de-France, il a été créé en 2010 à l'initiative de la région et des actrices et des acteurs du territoire. Il réunit aujourd'hui quatre-vingt-dix associations féministes, seize collectivités territoriales et dix syndicats, principalement du monde de l'éducation, et compte huit salariés permanents. Depuis 2013, nous accueillons l'observatoire régional des violences faites aux femmes (ORVF) créé par la région Île-de-France en 2012, qui a été le premier observatoire de ce type à dimension régionale. Il a pour objet de produire et d'analyser des données sur l'ensemble des violences subies par les femmes en Île-de-France ; de mettre en réseau les actrices et les acteurs qui luttent contre ces violences et d'élaborer des outils ; d'organiser et de conduire des campagnes de sensibilisation, la campagne de lutte contre le cybersexisme étant la première qu'il ait menée.
À travers le cycle de conférences « Hubertine est une geek », le centre Hubertine Auclert explore depuis déjà trois ans les liens entre féminisme et nouvelles technologies. Deux questions sont au coeur de nos travaux : d'une part, les discriminations de sexe et les violences sexistes et sexuelles dans l'usage des nouvelles technologies et du numérique ; d'autre part, les opportunités offertes par le numérique comme outil d'empowerment pour les femmes et pour les combats féministes.
Depuis 2013, nous avons organisé cinq conférences. La première, sur le thème « Les jeux vidéo ont-ils un genre ? », réunissait Fanny Lignon, maître de conférences en études cinématographiques et audiovisuelles à l'université Claude Bernard de Lyon, Mar_Lard, joueuse féministe, auteure de nombreux articles dénonçant le sexisme dans les jeux vidéo, et le chroniqueur Usul. La deuxième, qui s'est tenue à la Gaîté lyrique, portait sur l'open data au service de l'égalité entre les femmes et les hommes. La troisième, en juin 2015, s'intitulait « Le web est-il sexiste ? ». Tout récemment, se sont tenues, le 15 octobre, à l'école 42, une conférence sur les cyberactivismes à travers le monde, et le 16 octobre, en partenariat avec Universcience, la conférence « Femmes et numérique : y a-t-il un bug ? » à la Cité des sciences et de l'industrie.
Nous avons également travaillé avec l'association Georgette Sand pour le lancement de leur tumblr « Invisibilisées », qui vise à donner de la visibilité aux femmes qui ont marqué l'histoire dans divers domaines.
J'aborderai cinq thématiques principales : l'accès des femmes aux métiers du numérique, le sexisme dans la pratique et l'industrie des jeux vidéo, l'empowerment des femmes à travers le cyberféminisme et le cyberactivisme, l'open data ainsi que le cybersexisme, sur lequel je ne m'étendrai pas trop longtemps puisque vous vous êtes déjà penchés sur ce sujet avec ma collègue Aurélie Latourès.
Pouvez-vous nous expliquer pourquoi le centre Hubertine Auclert s'est si vite intéressé au lien entre féminisme et numérique ?
Nous sommes une équipe jeune, imprégnée par la culture numérique, et il nous est apparu qu'il s'agissait d'un champ inexploré. Permettez-moi ici d'indiquer que notre campagne « Stop au cybersexisme » sur les violences sexistes et sexuelles en ligne a reçu, la semaine dernière, le prix de la prévention de la délinquance décerné par le comité interministériel de prévention de la délinquance et le forum français pour la sécurité urbaine.
Je vais maintenant vous présenter les grandes lignes de notre conférence du 15 octobre sur le cyberactivisme. Elle a réuni les chercheuses Biblia Pavard et Josiane Jouët, Léa Clermont-Dion, doctorante de l'université du Québec, Joëlle Palmieri, activiste, ancienne membre des Pénélope, Angela Washko, artiste et activiste américaine, Reem Wael, déléguée générale du site harassmap.org en Égypte et Soudeh Rad, fondatrice de MachoLand en France et en Iran. Toutes ont montré en quoi les technologies digitales modifient les modes d'engagement des femmes dans la vie publique.
Les associations féministes ne sont pas à la traîne dans l'usage des outils numériques et des réseaux sociaux pour promouvoir leurs combats. Ils leur permettent de mieux communiquer en diffusant l'information de manière massive, comme en témoignent les actions menées par certaines blogueuses – citons entre autres celles de Olympe et le plafond de verre, Genre ! Crêpe Georgette – et la pratique des vidéos virales féministes – pensons dernièrement à la mobilisation contre le harcèlement de rue ou sur la « taxe tampon ».
Biblia Pavard et Josiane Jouët ont montré à travers une analyse de sites comme la troisième vague de féministes s'est approprié ces outils. Pour les associations plus anciennes, Internet sert de prolongement à des modes de travail préexistants, principalement la diffusion de textes, tandis que les plus récentes l'utilisent de manière innovante, à travers la mise en valeur de photos et de vidéos alliée à une forte esthétisation et au recours à la viralité.
Ces usages conduisent à accroître la visibilité de l'identité des groupes et des actions menées puisqu'elles s'affirment en ligne de manière permanente. Ils permettent de relayer très rapidement les informations, via les sites, Facebook ou Twitter, et amplifient la reprise de ces informations par la presse. Les Femen insistent ainsi sur le fait que les réseaux sociaux leur donnent une meilleure maîtrise des messages qu'elles portent, car elles peuvent contourner la façon dont les médias présentent leur groupe.
Internet et les réseaux sociaux facilitent, par ailleurs, le recrutement de nouvelles militantes grâce aux adhésions en ligne – c'est le cas pour Osez le féminisme –, la collecte de fonds, la vente de kits – pensons aux barbes vendues par La Barbe – ou encore le site Thunderclap qui, sur le modèle des sites de financement participatif, récolte des contacts pour amplifier la diffusion de messages.
Enfin, ces nouveaux outils favorisent la connexion entre mouvements et réseaux féministes à l'échelle nationale et internationale.
Deuxième constat : le cyberespace offre un espace préservé pour la libération de la parole des femmes. La parole est rendue plus visible lorsque l'espace est médiatisé ; elle peut aussi être sécurisée dans le cadre de groupes de discussion fermés.
Léa Clermont-Dion a présenté le cas de la campagne canadienne sur les agressions non dénoncées. En réaction aux commentaires suscités par le licenciement de l'animateur Jian Gomeshi accusé d'agressions sexuelles, la journaliste Sue Montgomery a posté un tweet expliquant qu'elle-même avait été victime d'agressions sexuelles qu'elle n'avait jamais dénoncées et a créé le hashtag #BeenRapedNeverReported. Plus de deux cents femmes – dont la présidente du Conseil du statut de la femme, équivalent du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh) – ont par ce biais publiquement déclaré avoir été victimes d'agressions qu'elles n'avaient pas dénoncées et en vingt-quatre heures, huit millions de tweets ont repris ce hashtag. Cette campagne a eu un impact extraordinaire au Canada, où le féminisme avait tendance à être muselé depuis le massacre de l'école polytechnique.
Léa Clermont-Dion a également montré comment dans son pays, les groupes et les forums de discussion fermés facilitaient la libération de la parole chez les femmes. Il faut rappeler que 75 % des femmes autochtones et 40 % des femmes handicapées sont victimes de violences au Canada.
Ce phénomène a toutefois un pendant : pour les adversaires des féministes aussi la parole se libère. Après la grande campagne autour des agressions non dénoncées, les médias canadiens traditionnels ont multiplié les attaques contre les féministes, en jouant sur la déshumanisation des victimes et la déculpabilisation des agresseurs et en cherchant à humilier et effrayer les femmes pour les exclure du débat public et de l'espace numérique. Certaines cyberféministes isolées ont renoncé à s'exprimer, notamment à la suite de menaces de mort et de viol. Cela rend d'autant plus nécessaire de mettre en place de stratégies collectives.
Troisième constat : le cyberespace offre de nouveaux modes d'action.
Nous en avons eu un premier exemple avec les actions menées par harassmap.org en Égypte présentées par Reem Wael. Ce site incite les gens à dénoncer tout acte de harcèlement ou toute agression, qu'ils en aient été victimes ou témoins, en les localisant sur une carte. Les informations récoltées permettent de faire des recherches et de publier des données. Les analyses conduisent à aller à l'encontre des idées reçues et à dénoncer les stéréotypes, en montrant par exemple qu'une femme intégralement voilée peut elle aussi être violée.
Autre exemple : les campagnes virales lancées par le site MachoLand, disponible en français et en farsi, qui ont pour objectif de dénoncer les manifestations du sexisme dans l'espace public, notamment à travers les publicités. L'une d'elles a permis de créer un débat autour de l'autorisation maritale à laquelle les joueuses de l'équipe de foot féminine d'Iran sont soumises pour quitter leur pays. Par ailleurs, il fournit un soutien technique aux femmes ayant besoin de sécuriser leur connexion lorsqu'elles sont traquées ou harcelées.
Parmi ces nouveaux modes d'action, il faut compter aussi la performance artistique. L'artiste Angela Washko a ainsi pénétré l'univers du jeu World of Warcraft en se servant de son avatar pour poser des questions aux autres avatars sur le féminisme, échanges dont elle fait une captation vidéo qu'elle diffuse ensuite. Elle a également élaboré tout un travail autour de Roosh, harceleur bien connu aux États-Unis : elle a réussi à avoir un long entretien avec lui, l'a filmé puis diffusé pour mieux déconstruire son discours et dénoncer ses agissements.
Le cyberespace permet également de rendre les femmes visibles. Je citerai à nouveau le tumblr Invisibilisées, qui met à l'honneur des femmes ayant joué un rôle actif dans différents domaines et qui sont aujourd'hui complétement oubliées.
Au cours du printemps arabe, nous avions reçu une blogueuse tunisienne et une blogueuse égyptienne particulièrement actives.
Cette visibilité les a certainement protégées.
Nous avons pu avoir l'impression que, pour les jeunes générations, le féminisme appartenait au passé, les grands combats sur l'avortement, la liberté sexuelle, la parité, l'égalité professionnelle ayant déjà été menés même s'ils ne sont pas achevés. Pensez-vous que cette activité foisonnante des cyberactivistes peut alimenter le féminisme dans sa forme historique ou bien crée-t-elle une nouvelle forme de féminisme ? Ces cyberactivistes sont-elles conscientes que les combats sont liés ou ont-elles une vision plus fragmentée des enjeux ?
Des nouveaux mouvements féministes comme Osez le féminisme s'interrogent sur l'ensemble des dimensions propres aux inégalités structurelles entre femmes et hommes. Les sites des blogueuses montrent que les problématiques sont abordées sous un angle global.
Je prendrai le cas de Mar_Lard : d'abord joueuse, elle n'a plus supporté le sexisme du milieu des jeux vidéo et l'a dénoncé, ce qui lui a valu d'être prise à partie de façon extrêmement violente par la communauté des joueurs. Depuis, elle est devenue en quelque sorte la porte-parole féministe des joueuses en ligne. C'est un bon exemple de prise de conscience.
La journaliste anglaise Helen Lewis a mis au point ce qu'il est convenu d'appeler la loi de Lewis selon laquelle « Les commentaires sur tout article relatif au féminisme justifient le féminisme ».
J'en viens à l'open data, qui a fait l'objet de l'une des conférences de notre cycle « Hubertine est une geek ». Notre propos principal était de cerner les opportunités que ces données offrent pour combattre les inégalités entre femmes et hommes – précisions que nous entendons par open data toute donnée mise à libre disposition du public via l'espace numérique.
Premier avantage, elles permettent de rendre visibles les inégalités à travers l'analyse des données sexuées. Par ailleurs, elles fournissent aux associations un moyen d'accéder à de nombreuses informations utiles. Nous avons ainsi pu trouver la liste de tous les lycées d'Île-de-France sous format Excel sur l'open data de la région Île-de-France. Je soulignerai que cette région est exemplaire en la matière : elle publie de plus en plus de données sur son site data.iledefrance.fr. Cependant, il reste encore à former les citoyennes et les citoyens à l'usage et à l'analyse de ces données, certains fichiers restant très difficiles à interpréter. Connaître, c'est pouvoir dénoncer.
Les données libérées peuvent aussi être utilisées pour créer des applications et des outils internet. Les « hackathons » constituent un formidable outil pour rendre visibles ces informations et les partager.
Nous savons tous qu'on ne trouve jamais que ce que l'on cherche. La manière d'interroger ces données et de s'assurer de leur fiabilité est essentielle. Cela nécessite une formation. Quelles sont les actions en ce sens ?
Notre priorité est d'inciter à la production de données sexuées et au développement de leur visibilité. Il y a encore un long chemin à parcourir en ce domaine. Leur exploitation suppose une formation en codage. Ce n'est pas notre spécialité mais nous pourrions très bien imaginer que des initiatives se développent, avec l'appui de l'école 42, qui est très ouverte, comme vous le savez, ou encore du programme WI-FIlles en Seine-Saint-Denis.
Votre conférence du 16 octobre sur le thème « Femmes et numériques y a-t-il un bug ? » portait-elle sur l'accès des femmes aux métiers du numérique ? Quel tableau dressez-vous de la situation actuelle ?
Madame la présidente, avant d'en venir aux métiers du numérique, permettez-moi de revenir sur la question que vous m'avez soumise sur les recommandations prioritaires que nous formulons en matière d'usages du numérique sous le prisme du genre. L'avant-projet de loi pour une République numérique prévoit une procédure accélérée pour le droit à l'oubli des mineurs. Nous considérons que ce serait une excellente chose. Nous pensons même qu'il faudrait aller plus loin et étendre ce droit à l'oubli aux majeurs.
L'audition que nous avons menée avec une avocate et un avocat sur le cybersexisme montre bien en effet que les mineurs ne sont pas les seules victimes. Il conviendra de s'interroger sur les raisons de cette limitation aux mineurs.
Comment se pratique concrètement le droit à l'oubli ? Quels sont les accords avec les fournisseurs d'accès et les grandes entreprises du numérique ?
Ce droit à l'oubli suppose d'effacer photos, vidéos et messages. Pour le rendre effectif, il faut responsabiliser les fournisseurs d'accès mais aussi les grandes entreprises de l'industrie du numérique comme Facebook. Delphine Reyre, directrice des affaires publiques de Facebook pour la France et l'Europe de Sud, a eu recours, lors de son intervention dans l'une de nos conférences, à l'argument du manque de moyens face aux 1 milliard d'utilisateurs. Il faut inciter ces entreprises à développer des solutions techniques permettant d'identifier les comportements de harcèlement mais aussi les encourager à agir pour y mettre fin.
Il nous semble important d'organiser des campagnes d'information auprès du grand public pour faire prendre conscience de la gravité de certains comportements mais aussi de la nécessité de les dénoncer et de la possibilité d'avoir des recours en cas de publication de photos ou de vidéos sans l'accord de la victime.
Une professeure de lycée très intéressée par ces problématiques avec qui je me suis entretenue m'a dit que ses élèves avaient l'impression que leurs échanges sur les réseaux sociaux relevaient de la sphère privée. Comme ils ne communiquent qu'avec leurs amis à l'intérieur d'une petite communauté, ils n'ont pas conscience que leurs échanges et leurs photos sont publics et largement accessibles.
Si nous avons développé cette campagne sur le cybersexisme, c'est bien pour faire prendre conscience aux jeunes que certains usages et comportements sur les réseaux sociaux et internet pouvaient leur nuire.
J'en viens aux métiers du numérique.
Pouvez-vous, avant de commencer, nous préciser ce que vous entendez par « métiers du numérique » ?
Ils recouvrent un large spectre, de la programmation aux métiers de la création dans les jeux vidéo.
L'assimilation entre métiers du numérique et programmation conduit sans doute à décourager les filles, moins enclines à suivre des filières scientifiques. En revanche, si l'on prend en compte la dimension créative, peut-être que cela rend la présence des femmes dans ces métiers plus visible.
Il est intéressant de souligner qu'au XIXe siècle, des pionnières ont contribué à l'émergence de l'informatique. Pensons à Ada Lovelace considérée comme étant à l'origine du premier programme informatique au monde. Dans les années soixante-dix, les femmes constituaient 40 % des effectifs des métiers de l'informatique mais cette tendance s'est inversée dans les années quatre-vingt-dix avec l'arrivée de la console Game Boy et de l'ordinateur personnel. Pascale Vicat-Blanc, informaticienne, directrice senior de la Cloud Architecture chez F5 Networks et récipiendaire en 2011 du prix Irène Joliot-Curie, a montré qu'à chaque innovation dans le domaine numérique, la proportion de femmes dans les métiers du numérique chutait.
Les femmes représentent en moyenne 28 % des effectifs des métiers du numérique, alors que leur proportion dans la population active est de 48 %, ce qui montre bien qu'elles sont sous-représentées. Elles occupent 34 % des postes d'employés et de techniciens, 25 % des postes d'ingénieurs, consultants et cadres, et seulement 19 % des fonctions de cadres dirigeants. Prenons des exemples précis : les hommes représentent 61 % des effectifs chez LinkedIn, 62 % chez Yahoo et 70 % chez Google.
Les contributions de Wikipedia sont écrites à 90 % par des hommes. Des études ont établi le profil type des contributeurs : un célibataire blanc, fortement diplômé, de moins de trente ans. Les sujets des notices s'en ressentent : les innombrables pages consacrées au foot et au cyclisme sont beaucoup trop détaillées, comparées à d'autres domaines. Une contributrice souligne que « comme la majorité des contributeurs sont des geeks branchés logiciel libre, les pages sur Linux sont hyper détaillées » et que Wikipedia aurait une autre allure si la majorité des contributeurs étaient des femmes de soixante ans.
Il faut s'interroger sur les obstacles à l'accès des femmes aux métiers et à l'industrie du numérique. Bien entendu, il faut prendre en compte tous les stéréotypes portés, dès l'enfance, par les jouets ou les manuels scolaires. Liliana Cucu, chercheuse à l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA), coprésidente en son sein de la mission parité et égalité, a expliqué lors d'une intervention à l'une de nos conférences qu'ayant reçu en Roumanie une éducation d'influence soviétique, elle n'avait jamais ressenti une telle pression sociale avant d'arriver en Europe occidentale. À cela s'ajoute une spécificité française : au MIT (Massachusetts institute of technology), la part des femmes est de 48 %, à l'école polytechnique de Genève, de 38 %, alors qu'elle n'est que de 15 % à Polytechnique. Les filles ne s'orientent encore que très peu vers les métiers d'ingénieur.
Par ailleurs, elles connaissent dans ce secteur un moment critique entre vingt-cinq et trente-cinq ans : elles doivent choisir entre vie professionnelle et vie familiale. Cela explique leurs difficultés à accéder aux postes à responsabilité.
Le sexisme et le harcèlement sont très présents dans ces milieux. Les femmes sont régulièrement victimes d'injures, de chantage, de menaces sur internet et sur les plates-formes de jeux vidéo. En 2014, Zoe Quinn, créatrice de jeux vidéo, a été victime d'une campagne de harcèlement parce qu'elle dénonçait le sexisme dans son secteur professionnel, ce qui a donné lieu au fameux Gamergate. Mar_Lard, dont je vous ai parlé, a aussi fait l'objet de harcèlement. Plus récemment, les organisateurs du festival South by Southwest ont déprogrammé de l'édition 2016 deux tables rondes consacrées à la question du harcèlement en ligne et au harcèlement sexiste dans l'industrie du jeu vidéo après une campagne de pression. Devant la mobilisation sur les réseaux sociaux et internet pour protester contre cette décision, ils ont présenté des excuses et ont choisi de dédier une journée entière à la question du harcèlement sur internet, qui se tiendra le 12 mars 2016.
L'industrie du divertissement est extrêmement puissante. Elle représente en France un potentiel de création d'emplois et de développement économique majeur et fait aujourd'hui jeu égal avec le cinéma. On assiste à un mouvement de professionnalisation des joueurs en ligne. Les enjeux économiques sont élevés. Les représentations que véhiculent les jeux vidéo ont une forte influence sur la jeunesse. Dans le monde des pixels, le statut des femmes est peu enviable. Mar_Lard souligne que selon le regard masculin qui gouverne les jeux vidéo, les femmes sont avant tout là pour plaire aux hommes ; on y retrouve le stéréotype de la belle demoiselle en détresse, qui va servir de récompense pour le héros et le joueur. Certains jeux ont même fait scandale en offrant la possibilité aux joueurs de violer des personnages féminins. Après avoir fait une analyse de dizaines de jaquettes de jeux vidéo et des graphismes au sein même des jeux, Fanny Lignon arrive aux mêmes conclusions : « les hommes sont toujours au premier plan et les femmes, qui sont systématiquement érotisées, sont derrière », érotisation qui s'accentue de plus en plus.
Du côté des professionnels de l'industrie du jeu vidéo, où la féminisation des postes progresse très lentement, le bilan n'est guère reluisant : les grandes conventions ne sont pas des endroits sûrs pour les femmes. Durant le salon E3 de Las Vegas, des hôtesses ont été victimes d'incidents. Le harcèlement en ligne par la communauté des joueurs en réseau, connectés entre eux par Internet et un micro-casque, est monnaie courante. Selon Mar_Lard, « toutes les filles qui jouent en ligne connaissent ça. On est obligées de prendre un pseudo masculin et de couper le micro pour éviter les remarques sexistes ou les insultes. Le harcèlement fait partie de la culture de la communauté ». À chaque fois que des joueuses ou des blogueuses ont dénoncé ce phénomène, elles ont été victimes d'insultes et de menaces de mort.
Voilà qui me fait voir d'un autre oeil les rassemblements de joueurs organisés par Futurolan à Poitiers. Je m'y rends ce weekend et vais m'intéresser aux contenus des jeux.
Il y a tout un débat sur la mixité dans les compétitions professionnelles : les équipes doivent-elles être composées uniquement d'hommes ou de femmes ou bien être mixtes ? Les équipes féminines permettent de donner une plus grande visibilité aux joueuses et d'accroître leur légitimité mais en même temps cautionnent l'idée, fausse bien évidemment, qu'elles ne jouent pas comme les joueurs.
Pour améliorer cette situation, nous recommandons d'encourager l'éducation aux médias et aux jeux vidéo dès le plus jeune âge. Il faudrait pouvoir attirer davantage de filles vers le numérique. Pour Fanny Lignon, les images extrêmement stéréotypées des jeux vidéo doivent servir de support pour amener les plus jeunes à s'interroger sur le sexisme et déconstruire ses ressorts.
Il importe également d'intégrer des femmes dans les équipes de conception des jeux. Les personnages féminins ont aujourd'hui des rôles secondaires peu exaltants et nous faisons le pari qu'une plus grande mixité parmi les concepteurs entraînerait une plus grande diversité de profils et de modèles.
Un autre levier d'action est de rendre visibles les parcours de réussite des femmes. Les femmes à la tête des entreprises du numériques sont peu nombreuses mais constituent des exemples, à l'instar de Marissa Mayer, PDG de Yahoo, ou de Sheryl Sandberg, numéro 2 de Facebook.
Il faut souligner les intéressantes initiatives de tutorats pour les filles. L'association Femmes & Sciences a lancé le très intéressant programme « WI-FIlles », qui vise à former les jeunes filles de Seine-Saint-Denis à la maîtrise des outils numériques. Une session de formation leur a récemment été ouverte à l'école 42, école de codage accessible à tous, quels que soient l'âge et le niveau de formation.
En matière de développement, Joëlle Palmieri souligne que l'usage des outils numériques ne doit pas être décidé par les bailleurs de fonds. L'accès au cyberespace est très souvent vu sous l'angle économique mais il ne faut pas oublier qu'il constitue une possibilité d'émancipation pour les femmes : elles doivent pouvoir choisir l'usage qu'elles en font, qu'il s'agisse des loisirs, des réseaux sociaux, des luttes ou de la création.
Le cyberspace est un formidable espace d'émancipation pour les femmes comme pour les hommes ; il sert de support à de nouveaux modes de mobilisation et d'expression ; il est source d'une extraordinaire créativité, presque sans limite ; il constitue aussi un espace de travail, où se développent toutes sortes de nouveaux métiers.
Force est toutefois de constater que les femmes ont aujourd'hui un accès restreint à cet espace. Elles sont souvent considérées comme étant non légitimes, qu'il s'agisse des métiers du numérique ou des espaces de loisirs, comme on l'a vu avec l'évocation des jeux en ligne. Le cyberespace est marqué par une forte tendance à l'entre-soi, souvent entretenu par des hommes, ce qui pousse à l'exclusion des femmes. Par ailleurs, c'est un espace de défoulement du machisme et du sexisme : le sentiment d'impunité se nourrit de l'anonymat et de la distance créée par le virtuel.
Nous voulons insister sur trois priorités : favoriser un accès universel à cet espace, quels que soient l'âge, le milieu social, le sexe ; éduquer les jeunes à un usage responsable et développer leur esprit critique ; condamner et sanctionner les comportements délictueux et les usages irresponsables.
Mme Catherine Becchetti-Bizot, ancienne directrice de la Direction du numérique pour l'éducation au ministère, avec laquelle je me suis entretenue cet après-midi, a indiqué qu'il y avait toujours une formation aux médias et à internet au sein de l'éducation nationale. Je crains toutefois qu'à l'instar de l'éducation à la sexualité, elle n'ait rien de systématique et dépende beaucoup de la sensibilité des enseignants.
Je vous suis tout à fait sur l'éducation des jeunes aux jeux vidéo. Il faut aussi que les parents et les grands-parents fassent preuve de discernement, notamment dans le choix des applications qu'ils téléchargent sur leur téléphone pour laisser jouer les enfants et s'assurer des moments de tranquillité.
Vous me donnez une idée : il serait intéressant d'étudier ces applications et de suivre les mêmes méthodes que certaines revues de littérature pour la jeunesse qui diffusent des listes de livres non sexistes.
Il me semble qu'aucun filtre de contrôle parental ne peut être efficace, surtout avec les fenêtres publicitaires qui apparaissent intempestivement.
Ce contrôle est d'autant plus difficile à exercer que le rythme de renouvellement des applications est extrêmement élevé. Il faut absolument développer un sens critique chez les enfants et les former à un usage responsable du cyberespace. Les cours d'informatique à l'école sont une formidable opportunité de travailler avec les jeunes sur tous ces sujets.
Je vous remercie, madame Pajot, pour votre éclairage très intéressant. Nous suivons avec beaucoup d'intérêt les travaux du centre Hubertine Auclert. Le développement du cyberactivisme et des nouvelles formes de féminisme semble prometteur.
Information relative à la délégation
La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a désigné Mme Catherine Coutelle, Mme Virginie Duby-Muller et Mme Monique Orphé, rapporteures d'information sur l'égalité entre les femmes et les hommes à Mayotte.
La séance est levée à 19 heures 30.