Intervention de Sophie Béjean

Réunion du 18 novembre 2015 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Sophie Béjean, présidente du comité pour la Stratégie nationale de l'enseignement supérieur :

Permettez-moi, monsieur le président, de commencer par rendre hommage aux victimes des attentats de vendredi et, en particulier, aux universitaires et aux étudiants qui ont été touchés. Notre rapport pour une société apprenante porte avant toute chose sur les valeurs défendues par l'université, par l'enseignement supérieur, par la jeunesse.

Ce rapport est le fruit d'une large concertation souhaitée par Mme Fioraso. C'est le travail parlementaire qui a abouti à l'élaboration de cette nouveauté qu'est la stratégie nationale de l'enseignement supérieur. Je vous en remercie, car il est essentiel que la société dans son ensemble puisse débattre du rôle social et économique de l'enseignement supérieur. Le processus de concertation s'est traduit par un dialogue salué par tous les acteurs, en particulier les membres du Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche. Le diagnostic est partagé, et les vingt-cinq membres de notre comité, issus de tous les champs de l'enseignement supérieur, ont défendu une vision commune en souhaitant que le rapport ne soit pas clivant. Nos propositions visent à tracer un chemin nous permettant de relever les défis actuels.

Nous entamons en effet une nouvelle étape de la démocratisation, tant à cause de facteurs démographiques qu'en raison des aspirations de la jeunesse et des besoins de l'économie. L'accès social doit donc s'élargir et nous devons lutter de manière plus explicite contre les inégalités sociales ; il y va non seulement de l'équité, mais aussi de l'efficacité économique. Certes, les inégalités naissent en amont de l'enseignement supérieur, mais celui-ci doit contribuer à les combattre avec une double exigence de qualité des contenus de formation et d'insertion professionnelle des diplômés, d'une part, mais aussi de réduction de moitié des inégalités sociales.

Je vous propose de n'aborder que les points du rapport qui font encore débat : les niveaux de qualification souhaitables, les conditions d'accès à l'enseignement supérieur et la question de l'orientation, le paysage institutionnel le plus favorable et, enfin, le modèle économique permettant de répondre à ces enjeux.

L'enseignement supérieur a de nombreux atouts et constitue lui-même un atout pour le développement économique et social de la France. Notre première proposition est donc la suivante : que 60 % des membres d'une classe d'âge puissent obtenir un diplôme supérieur. Je précise d'emblée que le développement des qualifications va de pair avec leur enrichissement, car leur augmentation qualitative doit s'accompagner de l'adaptation des contenus aux besoins nouveaux de la société et de l'économie. Cette proposition s'appuie sur des arguments de plusieurs ordres. Les premiers sont de nature économique : l'évolution des besoins du marché de l'emploi révèle une forte transformation des métiers, certains disparaissant tandis que d'autres, hautement qualifiés, se développent. L'Union européenne estime que douze millions d'emplois hautement qualifiés devront être pourvus en Europe d'ici 2020. D'autre part, la formation – tout au long de la vie, notamment – doit s'adapter à la fragmentation croissante des parcours professionnels.

Autre argument : l'élévation du niveau de qualification répond aux aspirations de la jeunesse. Les jeunes sont bien conscients que malgré la crise, un diplôme protège contre le chômage : 12 % des diplômés sont chômeurs, et même 6 % seulement des titulaires d'un master, 4 % des titulaires d'un diplôme d'ingénieur et 6 % des titulaires d'un doctorat. Autrement dit, le chômage massif de la jeunesse concerne principalement les jeunes non diplômés et non qualifiés, puisque la moitié des jeunes qui sortent du cycle secondaire sans diplôme et un quart des bacheliers sont au chômage. En outre, nous devons former des citoyens responsables capables de répondre aux défis sociétaux et environnementaux.

Le besoin de formation est également stratégique. Nous avons parcouru un long chemin depuis 1985, lorsque le gouvernement de l'époque s'est donné l'objectif que 80 % d'une classe d'âge réussisse l'examen du baccalauréat. À l'époque, cette part ne dépassait pas 30 % ; qui recommanderait encore aujourd'hui de se contenter du certificat d'études ou du baccalauréat ? Qui fermerait la porte aux jeunes d'origine modeste ? Nous devons en tenir compte pour donner corps à l'ambition formulée par le Président de la République.

La comparaison avec d'autres pays plaide en faveur de cet objectif. Dans le nord de l'Europe ou en Corée, par exemple, les objectifs sont très ambitieux et les résultats déjà concrets. La France pâtirait de ne pas emprunter le même chemin car stagner, c'est reculer. Nous proposons pour ce faire d'ouvrir l'accès à tout l'enseignement supérieur – non seulement l'université, mais aussi les brevets de technicien supérieur ou BTS, les formations en institut universitaire de technologie, les IUT – et élever le niveau de sortie d'études après la licence professionnelle pour améliorer les chances d'insertion. Les formations doivent proposer des contenus plus exigeants et mieux adaptés à la société numérique. Nous devons développer les compétences professionnelles : beaucoup a déjà été fait en faveur de l'insertion professionnelle, mais c'est en dotant tous les étudiants, quelle que soit leur formation, de compétences transversales que nous améliorerons notre système éducatif, car il accorde encore une place trop importante à la compétition individuelle au détriment du travail en équipe.

Comment élargir l'accès à l'enseignement supérieur ? Nous proposons d'avancer pas à pas en commençant par réformer l'orientation. Il faut en effet mettre fin au gâchis que représente l'orientation par défaut. Pour ce faire, nous devons anticiper davantage en permettant aux lycéens de formuler un projet d'intention dès la classe de première, voire plus tôt. Le conseil d'orientation doit être davantage personnalisé afin de mieux informer les étudiants, au moyen par exemple d'un conseil d'orientation et d'accès au supérieur après le baccalauréat, qui pourrait être expérimenté. Cela suppose naturellement de développer les liens entre les cycles secondaire et supérieur. Nous proposons également – c'est une nouveauté – de placer l'ensemble des acteurs publics de l'enseignement supérieur devant la responsabilité d'accueillir les bacheliers : l'université, bien entendu, mais aussi les BTS, les IUT et les classes préparatoires doivent assumer cette responsabilité sous l'autorité du recteur d'académie. Le choix de l'étudiant sera respecté in fine, car il faut accompagner les ambitions des uns et des autres, l'objectif principal étant de lutter contre l'orientation par défaut. Il va de soi que le système d'admission post-bac (APB) devra être adapté en conséquence.

Ensuite, nous proposons de développer les voies d'accès, les passerelles et les parcours adaptés afin d'améliorer la réussite des étudiants tout en leur permettant d'obtenir les mêmes diplômes.

Enfin, s'agissant des bacheliers professionnels, nos propositions sont proches de celles qui sont formulées dans le récent rapport de M. Christian Lerminiaux : il faut exclure tout projet de création d'une filière supplémentaire qui leur serait consacrée, car nous devons éviter de les enfermer dans une formation spécifique. L'accès aux différentes séries du baccalauréat dépend en grande partie de déterminants sociaux que nous devons nous garder de reproduire dans le cycle supérieur. Il faut dès lors développer les passerelles, améliorer le taux de réussite en BTS et offrir à ceux qui souhaitent une seconde chance d'accéder à d'autres formations.

J'en viens au paysage institutionnel. On déplore souvent l'éclatement de l'enseignement supérieur français ; nous pensons au contraire qu'il faut valoriser sa richesse. Certes, l'offre de formation doit être plus lisible et transparente, et les lycéens et étudiants doivent disposer d'outils d'information plus nombreux : nous formulons des propositions concrètes en la matière. Il reste beaucoup à faire concernant les politiques de site et de vie étudiante : de ce point de vue, l'autonomie des établissements publics doit s'inscrire dans une stratégie nationale et un cadre de coopération. J'ajoute que l'État est tenu d'informer l'ensemble des usagers, y compris ceux qui s'orientent vers l'enseignement supérieur privé. Les acteurs de ce secteur demandent d'ailleurs une meilleure lisibilité de la qualité des formations et de leurs conditions d'accès.

Les établissements d'enseignement supérieur ont d'ores et déjà pris de très nombreuses et riches initiatives en termes d'engagement auprès des étudiants, d'innovation pédagogique, de formations numériques. Il nous faut les valoriser davantage. De même, nous devons renforcer l'équilibre entre formation et recherche en accordant une plus grande reconnaissance aux équipes d'enseignants-chercheurs. À cet égard, nous proposons de créer des équipes pédagogiques et de systématiser la formation des enseignants-chercheurs.

Je conclurai en abordant le sujet difficile du modèle économique. Dans le contexte actuel, nous nous sommes efforcés de formuler des propositions ambitieuses, adaptées et constructives. Tout d'abord, ce débat doit être mené à l'échelle européenne : l'investissement dans l'enseignement supérieur n'est ni un investissement ordinaire, ni même une dépense tant son rendement – pour l'État comme pour l'économie dans son ensemble – est élevé, au point que l'on peut prôner son exclusion du calcul des déficits publics. D'autre part, un budget de transformation est nécessaire pour favoriser les pédagogies actives et numériques. Nous avons donc proposé la création d'un nouveau programme d'investissements d'avenir consacré à ces questions.

De même, le modèle économique doit être adapté au régime fiscal et social de notre pays. C'est pourquoi nous avons écarté l'hypothèse d'une augmentation des droits d'inscription, non seulement pour que les diplômés n'aient pas à payer deux fois, mais aussi pour éviter les problèmes de dette étudiante excessive que connaissent les États-Unis, l'Australie et le Royaume-Uni, par exemple.

Le rendement de l'investissement dans l'enseignement supérieur intéresse aussi les entreprises, qui ont besoin de personnes plus qualifiées, mieux formées, susceptibles de poursuivre leur formation professionnelle tout au long de leur vie. Pour ce faire, nous proposons d'orienter une fraction des fonds de la formation professionnelle continue vers l'enseignement supérieur et de développer les ressources propres des établissements. D'autre part, les conditions de financement sont inégales selon les types de formation ; un rattrapage est nécessaire, et les règles de financement des établissements et des formations doivent être transparentes.

L'investissement dans l'enseignement supérieur constitue naturellement un enjeu de cohésion sociale, mais il permet aussi d'accompagner la montée en gamme de notre économie, le développement de nos entreprises et l'innovation. Les pays scandinaves, l'Allemagne, les États-Unis ou encore la Corée, par exemple, savent bien que le développement économique passe par un investissement massif dans l'enseignement supérieur. C'est dans cette perspective que nous vous proposons un plan d'action opérationnel cohérent.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion