Le 13 novembre dernier, la France a été la cible de Daech dans des conditions horribles sur lesquelles je ne reviendrai pas. Depuis des années, nous voyons cette menace grandir, et nous avons, avec nos partenaires internationaux, mis en place une stratégie visant à stopper l'expansion de Daech, à réduire son influence et à empêcher cette organisation de nuire.
Ce qui s'est passé vendredi témoigne d'une inflexion dans la stratégie de Daech, inflexion qui s'explique aisément par le fait que, dès lors que l'organisation se sent menacée dans son réduit et sur le terrain par l'intensité des frappes, elle s'attache à frapper moins nos valeurs que ce que nous sommes. Alors que le 7 janvier dernier, elle frappait la liberté de la presse, des magasins juifs, des cibles incriminées spécifiquement par Daech. Vendredi, elle a frappé avec une violence volontairement aveugle.
En m'efforçant d'être synthétique, je dirai que Daech tient à la fois du projet étatique totalitaire – d'où le nom d'État islamique qu'elle s'est donné –, de la secte millénariste et de l'organisation militaire sophistiquée. L'État islamique en Irak et au Levant (EIIL) est apparu lors de la proclamation d'Abou Bakr al-Baghdadi, le 8 avril 2013, mais ses fondements sont beaucoup plus anciens. Ils sont à rechercher dans l'histoire du salafisme et du djihadisme au Levant, laquelle a connu une accélération avec l'invasion de l'Irak en 2003 et la formation d'Al-Qaïda en Irak, puis de l'État islamique d'Irak ; enfin, lors de la guerre civile en Syrie, où l'État islamique s'est implanté à partir de l'automne 2011.
Le régime de Bachar el-Assad a largement facilité et encouragé le développement de Daech, d'abord en entretenant la désespérance des populations sunnites, puis en libérant des prisonniers radicaux, notamment en 2011 de la prison de Sednaya, dans le but de décrédibiliser l'opposition modérée.
L'État islamique d'Irak, qui était encore une émanation d'Al-Quaïda avant de faire scission en 2013 et de devenir l'EIIL était, à l'origine, porteur d'un projet djihadiste transnational, constitutif d'une menace pour les pays de la région.
La prise de Mossoul a constitué dans l'expansion de Daech une étape déterminante, en lui donnant beaucoup plus de moyens. Il faut par ailleurs souligner que son corpus conceptuel étant assez fruste et ne constituant nullement une doctrine sophistiquée, sa diffusion en est facilitée, ce qui lui permet de faire facilement des émules.
Si le projet de Daech constitue d'abord une menace pour la stabilité du Levant, puis, plus largement, pour l'ensemble du monde musulman, l'État islamique a néanmoins, à l'instar d'Al-Quaïda, identifié l'Occident comme son ennemi lointain, ce qui, ajouté à la simplicité du dogme qu'il défend, contribuant au recrutement dans les pays étrangers, de nombreux combattants qui deviendront des prosélytes.
Autour de ce pôle central au Levant se sont constituées des franchises se réclamant de Daech, comme Boko Haram, certains groupes libyens, la wilaya du Caucase, Jund al-Khalifa en Algérie, Khorassan au Yémen, mais nous n'avons pas la preuve qu'il existe entre Daech et ces franchises des flux financiers ou des convergences doctrinales. Ce dont nous sommes certains en revanche, c'est de l'existence d'un réseau transnational par lequel s'effectue la communication entre le centre et les périphéries et par lequel transitent les orientations politiques, le financement, les armes, le recrutement, et enfin les instructions pouvant déboucher sur des attentats. On estime cependant assez faible le contrôle exercé par Daech sur les provinces via ce réseau.
Vous vous interrogez sur les moyens de répondre à Daech. La première réponse est politique et passe par le règlement des crises, dont Daech se nourrit ; la seconde réponse est militaire – le ministre de la défense vous l'aura détaillée ce matin ; la troisième réponse enfin est économique : il faut priver Daech de ses financements.
Concernant ces derniers, on estime que, fin 2014, Daech disposait de 2,9 milliards de dollars, somme dont aucun groupe terroriste n'avait jusqu'alors disposé. Cet argent provient de sources multiples et, en premier lieu, des ressources naturelles des zones que Daech contrôle, au premier rang desquelles les hydrocarbures. On estime que cela pourrait représenter entre 35 et 50 millions de dollars par mois, la production de pétrole en Syrie s'élevant environ à quarante-six mille barils par jour, à quoi il faut aussi ajouter le produit des régions agricoles – blé en Irak et coton en Syrie. Daech a d'autre part fait main basse sur les réserves financières des administrations dans les territoires tombés sous son contrôle, et l'on estime à 430 millions de dollars le montant récupéré lors du pillage de la succursale de la Banque centrale iranienne à Mossoul, en juin 2014. L'organisation a également mis en place un système d'extorsion généralisée dans tous les territoires placés sous son contrôle dont les habitants sont soumis à des taxes de toutes sortes. À ces sources de financement s'ajoutent enfin le recel et le trafic d'antiquités et de biens culturels, ainsi que des dons en provenance de l'étranger, qu'il s'agisse de dons directs ou de détournements de l'aide humanitaire.
La coalition internationale à laquelle participe la France a fait du tarissement des sources de financement de Daech l'un de ses principaux objectifs. Depuis un an, les frappes de la coalition ont ainsi permis de détruire un nombre important de raffineries mobiles ainsi que des points de chargement de pétrole, principalement en Syrie, ce qui réduit évidemment les capacités de raffinage de Daech, même s'il faut admettre que l'organisation a fait la preuve de sa capacité à réparer les sites endommagés.
Le Conseil de sécurité des Nations unies s'est également mobilisé contre le financement de Daech en adoptant, le 12 février 2015, la résolution 2199 qui appelle à lutter contre les trafics de pétrole et de bien culturels. Au total, 622 individus et 398 entités ou groupes figurent sur la liste des sanctions des Nations unies contre les individus, groupes, entreprises et entités associées à Al-Qaïda au titre de la résolution 1267. Cette résolution fait notamment obligation aux États membres de geler les avoirs des individus ou groupes sanctionnés.
Le Groupe d'action financière (GAFI), créé par le G7, est également impliqué dans cette lutte et a beaucoup inspiré les travaux du sommet du G20 qui vient de se tenir à Antalya. Il assiste notamment les pays dont les législations sont défaillantes et peut appeler les institutions financières à mettre en place des contre-mesures à l'égard des États ou des institutions non coopératifs.
Un dialogue s'est enfin noué avec les pays du Golfe, lesquels ont, d'une façon générale, fait de la lutte contre le financement du terrorisme une priorité. Dans le cadre de la coalition internationale, ils prennent une part active au groupe de travail sur la lutte contre le financement de Daech, d'ailleurs coprésidé par l'Arabie saoudite. Bahreïn a, pour sa part, organisé, le 9 novembre 2014 à Manama, une réunion ministérielle sur la lutte contre le financement du terrorisme. Ces pays ont réaffirmé à plusieurs reprises leur détermination à mettre en oeuvre les résolutions du Conseil de sécurité ; ils coopèrent avec les organisations internationales et frappent à nos côtés en Syrie et en Irak.
Je rappelle par ailleurs que la France s'est dotée d'un dispositif permettant de bloquer les avoirs des individus qui commettent ou tentent de commette des actes terroristes ainsi que ceux des personnes qui les financent. Le ministère des finances a mis en ligne sur son site un ensemble de recommandations incitant les acteurs économiques et financiers français à prendre des mesures de vigilance à l'égard des établissements financiers syriens et irakiens, de certaines transactions – notamment le commerce de pétrole ou de biens culturels et archéologiques – et de tout concours financier en direction d'individus susceptibles de porter assistance à Daech. C'est dans cette optique que les transactions en liquide sont aujourd'hui limitées à mille euros.
En ce qui concerne le trafic de biens culturels, la France est particulièrement mobilisée. Les douanes ont mis en place une procédure de surveillance renforcée des importations de biens culturels en provenance de la zone. De son côté, le ministère de la justice travaille à une incrimination pénale, qui viserait à sanctionner la participation intentionnelle à un trafic de biens culturels ; enfin, le Président de la République a annoncé hier devant l'Unesco que la France introduirait un contrôle douanier sur l'importation de ces biens et qu'allaient être créés sur notre territoire des refuges pour accueillir les biens culturels en danger.
Selon le rapport remis par Jean-Luc Martinez au Président de la République sur la protection du patrimoine de l'Humanité, la lutte contre le trafic des biens culturels passe avant tout par la lutte contre le recel, ce qui implique que ces biens soient clairement identifiés. En 2003, lors de l'invasion de l'Irak par les États-Unis et de la seconde guerre du Golfe, tous les musées européens ont, à l'initiative du British Museum, publié la liste des oeuvres d'art qu'abritait le musée de Bagdad. De la même manière, le musée du Louvre a pris aujourd'hui l'initiative de publier une liste de toutes les pièces répertoriées dans les musées et sur les sites syriens. Nous pouvons, en la matière, nous prévaloir de réelles compétences et d'une longue expérience du terrain : nous avions, avant la guerre, dix-huit missions archéologiques financées par le Quai d'Orsay, qui oeuvraient en Syrie, ancien mandat français, et constituaient un réseau vivace disposant d'une documentation solide.
Aussi importante soit-elle, la lutte contre le financement de Daech n'est pas tout. Lutter contre Daech, c'est aussi lutter contre le recrutement par l'organisation de combattants étrangers, qui constituent une réserve de forces sur le terrain mais surtout des relais d'action sur notre territoire. Le nombre d'individus impliqués aujourd'hui dans les réseaux djihadistes a atteint une ampleur inégalée, et l'on estime à 171 le nombre de Français ou résidents français combattant en Syrie, à 246 le nombre de nos ressortissants rentrés en France après un séjour sur zone, tandis que 141 sont présumés morts ; 258 Français ou résidents français seraient en transit et 702 auraient manifesté des velléités de départ. Ce sont des chiffres élevés, d'autant plus inquiétants qu'ils sont en constante augmentation. Par ailleurs, la radicalisation touche aujourd'hui de plus en plus de femmes et de mineurs : on estime respectivement à 199 et à 16 le nombre d'entre eux actuellement en Syrie. Quant au nombre de convertis recrutés, il ne cesse également de progresser et représenterait désormais un quart des effectifs.
Pour lutter contre ces nouveaux visages de la menace terroriste, la France a renforcé son arsenal législatif. La loi du 13 novembre 2014 crée une procédure d'interdiction de sortie du territoire et une nouvelle incrimination d'entreprise individuelle terroriste. Elle permet également le blocage des sites internet. La loi sur le renseignement accroît pour sa part à la fois les moyens et les pouvoirs des services de renseignement.
Quant à la justice, elle est également fortement mobilisée : 232 personnes sont mises en examen et 11 ont été condamnées. Enfin, le Gouvernement s'attache à contrer la propagande terroriste, en particulier sur internet. Il a mis en place le site Stop Djihadisme et a obtenu la collaboration des acteurs de l'internet, pour que soient notamment retirés de Facebook les contenus illicites. La réponse sécuritaire ne peut en effet en aucun cas constituer une réponse satisfaisante si elle n'est accompagnée d'un volet préventif permettant d'empêcher la radicalisation. Cela passe par des actions au sein des écoles, dans les quartiers et auprès des familles, actions qui doivent s'appuyer sur un réseau associatif qui a ici tout son rôle à jouer pour prévenir la radicalisation. C'est l'esprit du plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes adopté en avril 2014, qui crée notamment un numéro vert à l'intention des familles.