À cette heure de la nuit, sur le plan technique et la philosophie de la proposition de loi, tout a été dit. Nous venons d’assister à la naissance d’une maison commune, voire d’une nouvelle République… J’ai hésité à monter à cette tribune, mais il y a trois points, abordés en commission, sur lesquels je voudrais revenir.
Pour répondre à Frédéric Lefebvre, qui m’inspire donc peut-être, il me semble que la République fait face à deux défis aujourd’hui : bâtir un nouvel âge de la mondialisation et sortir de l’individualisme contemporain, au service d’un consumérisme qui nourrit compétition et insatisfaction. C’est le défi des républicains et des humanistes. Notre proposition de loi, cher Guillaume Garot, s’inscrit dans ce mouvement de sortie de l’individualisme, dans ce qu’il a de cynique, d’égoïste, de pauvre et de triste, et de la mondialisation, quand elle n’est qu’une compétition sans fin, sans but et sans loi.
Tout d’abord, je voulais revenir sur la dimension internationale qui a été peu abordée ce soir. Le tiers de l’alimentation mondiale est gaspillé, alors que près d’un milliard d’habitants souffrent de la faim. Si 15 % des pertes se font dans nos cantines et dans nos foyers, une grande partie se fait au niveau de la production, notamment dans les pays du sud, pour des raisons d’infrastructures.
Mes chers collègues, est-il bien raisonnable de continuer de baisser, depuis une décennie, les aides publiques au développement, alors que l’on sait qu’un investissement structurel, qu’il s’agisse de stockage ou de routes, dans les pays du sud permettrait d’éviter le gaspillage alimentaire au niveau de la production, des transports et du stockage ? Il est urgent de relancer l’aide publique au développement pour limiter la faim, ce scandale contemporain, qui est source de désordres, de guerres et de migrations subies, qui fragilisent notre monde.
Deuxièmement, je suis obsédé par la question de la mesure. Il n’y a pas de politique publique qui ne soit pas mesurée. Or, aujourd’hui, notamment dans la restauration hors domicile, nous savons en gros ce que nous avons économisé, ce que nous voulons investir pour consommer mieux, mais nous ne disposons pas d’instruments de mesure pour cela.
Je rêve – cela ne relève pas de la loi, donc je n’ai pas proposé d’amendement en ce sens – que sur le plan réglementaire, nous inventions dans la comptabilité publique un chapitre où s’afficherait la mesure de ce que nous avons limité comme gaspillage. Pouvons-nous, forts des techniques et du savoir-faire évoqués, réinvestir pour consommer mieux et, partant, produire autrement dans l’agroécologie ?
Pour conclure, je voudrais vous livrer une réflexion peut-être plus philosophique, tirée de l’une des multiples sources – je crois beaucoup à la biodiversité comme paysan – qui a inspiré et inspire la République, je veux parler du christianisme. Quelle que soit notre sensibilité et que nous soyons ou non croyants, nous avons tous été bouleversés par le « Laudato si », l’encyclique du pape François, qui évoque cette question des déchets, non seulement sur un plan environnemental, mais aussi anthropologique.
En liant ces deux dimensions, il écrit qu’une société qui gaspille, qui jette, une société du low cost, est une société qui fabrique au bout du monde de l’esclavage, dans les chaînes de production, et qui fait du consommateur occidental repu une forme d’homme-objet qui incorpore une part de déchet dans son humanité. Cette lutte contre le gaspillage alimentaire que vous engagez, cher Guillaume Garot, porte précisément la promesse de redonner du sens à nos vies, de redonner du sens à la vie, en associant le juste et la survie de l’humanité.
Il y a un lien dans tous ces combats que nous avons menés les uns et les autres. Celui de Brigitte Allain trouvera à s’appliquer en 2016, autour des plans alimentaires territoriaux. Je salue son travail et je rappelle aussi celui que nous avons accompli autour de la limitation des pesticides et de l’agroécologie, avec le ministre Stéphane Le Foll. À la fin du rapport que j’ai eu l’honneur de rédiger, j’ai essayé de nouer ces différents champs, parce que je crois que la nourriture en France peut faire l’objet d’un grand récit républicain.
En dépassant de quelques instants mon temps de parole, comme mon prédécesseur, je termine sur ces quelques lignes, tirées de mon rapport, qui visent à donner un fil à ce récit que nous tissons cette nuit : « Plus encore que d’un déficit public, notre pays souffre d’un déficit éthique, d’un déficit d’espérance. La nourriture peut être à la base d’un récit républicain qui associe lutte contre le gaspillage, lutte contre la faim, santé, environnement et nouvelle économie. Un récit d’égalité qui conjugue une grande politique publique et une renaissance citoyenne. Je pense à cet instant à Théodore Monod : " On n’est pas obligé de croire, mais il n’est pas interdit d’espérer. " »