Je ne pourrai répondre à ces nombreuses questions que dans la limite de mes responsabilités techniques et de mon champ de compétences. Ainsi, madame Imbert, la mission médicale diligentée à Calais l'a été conjointement par le ministère de la santé et celui de l'intérieur, mais ses membres exercent dans le secteur de la santé – notamment à l'agence régionale de santé du Nord-Pas-de-Calais. Je vous renvoie donc vers eux pour une analyse plus précise de leurs conclusions.
Plusieurs questions ont porté sur l'évolution des flux. Je tiens d'emblée à récuser l'accusation selon laquelle nous ne l'aurions pas anticipée. Le phénomène s'accélère et notre mission consiste à nous y adapter. Nous ne découvrons pas la situation, comme l'a souligné monsieur Arif. Le nombre des personnes déplacées ou réfugiées en raison des conflits du Proche-Orient est considérable. On estime ainsi que douze des dix-huit millions d'habitants de la Syrie ont quitté leur foyer depuis le début du conflit, dont quatre millions ont trouvé refuge dans les pays de la région – plus de deux millions en Turquie, plus d'un million au Liban, environ 500 000 en Jordanie et quelque 150 000 en Égypte. Et encore ne s'agit-il là que d'estimations : les autorités libanaises, par exemple, ont cessé d'enregistrer les arrivées en provenance de Syrie, dont le flux se poursuit et a même connu une recrudescence ces derniers jours en raison des bombardements russes. De même, il y a plusieurs millions de personnes déplacées en Irak et plusieurs centaines de milliers d'Irakiens ont trouvé refuge dans les pays voisins. En Afghanistan, la situation se détériore tant sur le plan économique que sur le plan sécuritaire, et les flux que nous constatons en sont le résultat direct. Notre travail consiste donc à analyser en détail cette situation internationale pour en anticiper les conséquences en Europe et en France, et à nous donner les moyens d'y faire face.
Dans ces conditions, la politique de l'Union européenne et de la France vise à réduire ces flux – qui, ces derniers temps, ont pu atteindre dix mille personnes par jour sur le parcours passant par la Slovénie et l'Autriche jusqu'à l'Allemagne – afin de les ramener à des niveaux soutenables. Pour ce faire, nous disposons de deux leviers : le premier, , consiste à réduire ces flux à la source. Le second consiste à renforcer les contrôles aux frontières extérieures de l'Union et constitue depuis le début de la crise un axe majeur de la politique française et de celle des institutions européennes. Le rétablissement du bon fonctionnement des frontières extérieures fait en effet l'objet d'un large consensus en Europe.
Commençons par la réduction des flux à la source et soyons clairs : des flux d'une telle ampleur sont susceptibles de mettre en difficulté tout système national de contrôle des frontières. Même les pays dont les systèmes de contrôle fonctionnent bien et sont dotés de moyens importants se trouvent en difficulté – sans parler de petits pays comme la Slovénie. Pour réduire ces flux à la source, il faut tout à la fois améliorer la situation humanitaire des victimes de conflits et coopérer avec les pays d'origine et de transit.
La situation humanitaire des victimes, tout d'abord, exerce une forte influence sur la propension des personnes à se rendre en Europe. Selon les entretiens systématiques que le HCR organise avec les personnes placées sous sa protection dans les pays du Proche-Orient, plus de 90 % d'entre elles n'expriment aucun souhait de poursuivre leur route vers l'Europe. Autrement dit, moins de 10 % des personnes déplacées par les conflits régionaux souhaitent émigrer en Europe. Cela étant, je ne peux que constater que cette proportion s'est beaucoup accrue au cours des dernières semaines en raison, principalement, de la dégradation des conditions de vie dans les camps. Au Liban, par exemple, l'allocation mensuelle de subsistance que verse le Programme alimentaire mondial est passée de 30 à 13 dollars par personne à cause du sous-financement de cette organisation. C'est pourquoi la France a décidé d'augmenter considérablement son effort en faveur du PAM ; sur les 100 millions d'euros d'aide annoncés par le Président de la République, 40 millions seront destinés au Liban, les conditions de vie des réfugiés installés dans ce pays s'étant beaucoup dégradées au cours des derniers mois parce que les agences humanitaires de l'ONU ne disposent pas des financements suffisants. Rappelons que le Liban, qui a environ quatre millions d'habitant, accueille plus d'un million de réfugiés syriens, et cet effort colossal pèse sur ses services publics et ses infrastructures. L'effort bilatéral de la France s'inscrit dans le cadre de la décision des institutions européennes d'apporter 1 milliard d'euros supplémentaires au financement des agences humanitaires de l'ONU. Autre exemple : en Irak, les programmes humanitaires de l'ONU sont financés à moins d'un tiers, et la majorité d'entre eux ont été interrompus en raison d'un manque de moyens. De même, en Turquie, ces programmes sont financés à hauteur de 40 %. Or, je le répète, la dégradation très nette des conditions de vie des réfugiés est l'un des facteurs d'augmentation des flux migratoires vers l'Europe. Je précise, monsieur Quentin, que les flux provenant de Jordanie existent, même s'ils sont beaucoup moins importants que ceux qui proviennent du Liban et de la Turquie pour une raison simple : le nombre de réfugiés y est très inférieur. Il n'empêche que l'effort de 100 millions d'euros consenti par la France sera destiné au Liban, à la Turquie et à la Jordanie, 40 millions étant consacrés au seul Liban – mais des efforts substantiels seront également faits pour les deux autres pays, tant sous forme d'aides bilatérales que via les agences de l'ONU, en particulier le PAM, le HCR et, dans une moindre mesure, l'UNICEF.
Deuxième axe de notre politique visant à réduire les flux à la source : la coopération avec les pays d'origine et de transit. Un accord est actuellement en discussion entre l'Union européenne et la Turquie, sachant que l'action des agences s'ajoute aux efforts consentis par l'État turc. Notre coopération avec la Turquie prend plusieurs formes : un dialogue ancien, lié au processus de préadhésion, se poursuit sans évolution notable, de même que les discussions sur les réadmissions et les visas. En revanche, d'importantes discussions ont lieu sur le plan financier : la Turquie est l'un des grands bénéficiaires de l'aide européenne, à hauteur de 4,5 milliards d'euros pour les années 2014-2020 au titre de l'instrument de préadhésion, de la politique de voisinage et de l'instrument de paix et de sécurité. Toute la question consiste à déterminer comment utiliser ces fonds pour que les personnes accueillies par la Turquie puissent en bénéficier. Les autorités turques estiment ne pas avoir à couvrir les coûts générés par l'accueil des réfugiés grâce à une enveloppe qui leur était destinée. Le sujet est donc au coeur de nos discussions avec la Turquie, qui portent également sur les aspects sécuritaires, en particulier le trafic et la lutte contre la fraude documentaire. Il est évidemment dans l'intérêt de la Turquie d'empêcher le développement d'un trafic profitant à des personnes susceptibles, à terme, de mettre en péril sa propre sécurité.
Notre coopération avec les pays d'origine et de transit ne se limite pas à la Turquie ; nous menons aussi des discussions avec les pays d'Afrique subsaharienne. En effet, 40 % à 60 % des personnes qui quittent les côtes libyennes pour se rendre à Lampedusa sont passées par le Niger, notamment la ville d'Agadez. La France met donc l'accent sur sa coopération avec les autorités nigériennes afin de lutter contre les filières, de dissuader les passages irréguliers – et très dangereux – à travers le Sahara. Cette aide vise à la création d'un centre polyvalent à Agadez, en développement de l'opération EUCAP Sahel et en renforcement de la lutte contre la fraude documentaire.
La dimension extérieure de l'asile – sous forme de missions de l'Ofpra dans les camps de réfugiés – est importante. Si nous voulons obtenir la coopération des pays d'origine et de transit, nous devons participer, même de manière limitée, à l'effort considérable qui leur est imposé. C'est pourquoi l'Ofpra conduit en partenariat avec le HCR des programmes de réinstallation et d'admission humanitaire dans ces pays, de sorte que des personnes sélectionnées en fonction de leur vulnérabilité soient accueillies en France. Ces réfugiés font l'objet d'une vérification – un criblage– sécuritaire dès l'origine et présentent donc toutes les garanties nécessaires.
M. Bapt m'a interrogé sur les critères de délivrance des visas. Comme l'a jugé le Conseil d'État, les visas ne sont pas le produit d'une obligation imposée à la France. L'obligation qui nous est faite consiste à protéger les réfugiés qui se trouvent sur le territoire national. En revanche, la France – elle est la seule à le faire – délivre des visas permettant à certaines personnes de venir demander l'asile en France. Elle ne peut évidemment pas accorder de tels visas à toutes les personnes dont le besoin de protection est manifeste, où qu'elles se trouvent dans le monde. Elle prend ces décisions en fonction de deux critères : la vulnérabilité des intéressés et leur lien avec notre pays. Je comprends naturellement que ces visas puissent susciter des attentes sans rapport avec la réalité de notre action, mais des mesures sont prises pour que le traitement des demandes de visa soit plus fluide. Nous avons notamment doublé la capacité de traitement des demandes du service de l'asile, afin que l'ensemble des demandes reçoivent une réponse dans des délais beaucoup plus rapides.
S'il faut réduire les flux à la source, il faut aussi, disais-je, renforcer les contrôles aux frontières extérieures de l'Union ainsi que le contrôle de certains mouvements sur notre territoire. Cette politique de contrôle aux frontières, monsieur Mariani, doit s'accompagner d'une action volontariste en matière de retours, car le volet dissuasif des contrôles est essentiel. Lorsque le sentiment existe que l'on peut entrer facilement sur un territoire et y rester, les flux augmentent mécaniquement.
Un mot sur les hot spots : plusieurs orateurs ont noté une disproportion entre le nombre de personnes devant être relocalisées et l'ampleur des flux entrants. La relocalisation, pourtant, n'a pas pour seul objet de répartir les demandeurs d'asile ; son pendant est un processus plus ordonné de contrôle aux frontières extérieures – c'est précisément l'objet des hot spots, dont je rappelle que les chefs d'État et de gouvernement ont demandé qu'ils soient opérationnels à la fin novembre. Ils sont donc en cours de création : l'Italie, par exemple, a entamé la phase de test, et plusieurs États membres conduisent des exercices visant à constater comment se déroulent les procédures de relocalisation à partir de l'Italie – la France en conduit justement un cette semaine. L'agence Frontex et le Bureau européen d'appui à l'asile ont d'ores et déjà déployé des experts sur plusieurs sites italiens ; Lampedusa serait déjà en état de fonctionner et cinq autres centres seront bientôt opérationnels. De même, le premier exercice de relocalisation à partir de la Grèce doit avoir lieu aujourd'hui. Le hot spot de Lesbos, sur lequel les autorités grecques concentrent leurs efforts, n'est pas encore opérationnel mais la phase de test est entamée. Le Bureau européen d'appui à l'asile y a déjà déployé une trentaine d'experts. En clair, la création des hot spots progresse, même si le processus est ardu et s'il faudra le juger sur pièces.
Il y a deux ans, monsieur Lequiller, le budget de Frontex était de 90 millions d'euros ; il est aujourd'hui de 140 millions. Les opérations Triton et Poséidon représentent à elles seules plusieurs dizaines de millions d'euros. Autrement dit, non seulement le budget de Frontex augmente, mais la part de ce budget qui est consacrée aux opérations de contrôle augmente elle aussi. En Grèce, Frontex a lancé auprès des États membres le plus vaste appel à contributions de son histoire en demandant 770 experts pour améliorer le contrôle des frontières du pays. La France y contribue en s'apprêtant à mettre soixante experts à disposition.
D'autre part, la Commission européenne fait pression sur les États membres pour qu'ils transposent pleinement la directive « Retour » dans leur droit interne. De ce point de vue, il est important que les États membres prennent des mesures de retour – nous les appellerions « mesures d'éloignement » – à l'égard des étrangers en situation irrégulière qu'ils interpellent, car si la France le fait, ce n'est pas toujours le cas ailleurs. C'est pour ce faire que la Commission déclenche certaines procédures d'infraction pour conduire les États membres à se doter des instruments juridiques nécessaires. Ensuite, la France a demandé à la Haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères d'accélérer les discussions de haut niveau en matière de réadmission, car le principal obstacle à la politique d'éloignement tient aujourd'hui à l'absence de documents de voyage. Les pays d'origine, en effet, ne délivrent pas toujours les documents nécessaires pour réadmettre leurs ressortissants.
S'agissant des frontières françaises, l'appartenance de la France à l'espace Schengen ne justifie en aucun cas que les entrées sur notre territoire ne respectent pas les règles applicables à la circulation des ressortissants de pays tiers. Un certain nombre d'opérations ont donc été conduites aux frontières avec l'Italie, la Belgique et le Royaume-Uni, et nous avons renforcé notre coopération avec ces trois pays. Ainsi, deux tiers des cinq cents personnes interpellées chaque semaine dans les Alpes-Maritimes font l'objet d'une réadmission en Italie.
En matière de sécurité, nos services de gendarmerie, de police et de renseignement accordent une attention extrême aux flux migratoires. À Calais, par exemple, le renseignement territorial et la police aux frontières sont pleinement mobilisés pour démanteler les filières et repérer les personnes susceptibles de présenter des difficultés. Les debriefings des personnes interpellées nous permettent de démanteler des filières et de mieux cerner les ressorts de l'immigration irrégulière en vue de mener une action répressive. De même, l'enregistrement aux frontières de l'Union favorisera ces contrôles.
Un mot sur Calais, justement. La concentration de migrants dans cette commune n'a pas pour seule origine les accords du Touquet ; elle s'explique aussi parce que ce port est le premier pour les liaisons transmanche. À Anvers et dans les autres ports belges, l'activité est plus diversifiée : les migrants souhaitant rallier Douvres courent le risque d'embarquer sur un navire à destination de Shanghai, par exemple.. J'ajoute, madame Fort, que les personnes qui se trouvent à Calais n'y sont pas depuis un ou deux ans ; en très grande majorité, elles y sont depuis peu de temps. Autrement dit, le stock se renouvelle constamment. Pour y faire face, notre stratégie consiste à étanchéifier la frontière. Précisons que si ce flux concentré à Calais pose en effet problème, il est extrêmement minoritaire à l'échelle de l'Europe. Dans ces conditions, tout signal suggérant que le passage transmanche est plus aisé pourrait se traduire par une forte augmentation de ce flux. J'en viens donc, monsieur Dufau, aux accords du Touquet et à leur prolongement, le protocole de Sangatte, qui prévoient de juxtaposer les contrôles aux frontières en France et au Royaume-Uni. En d'autres termes, toute personne traversant la Manche se soumet aux contrôles des deux pays avant la traversée. Si ces accords étaient remis en cause, les migrants tentant d'entrer illégalement au Royaume-Uni ne seraient plus soumis aux contrôles britanniques sur le territoire français, mais de l'autre côté. Selon toute probabilité, ils prendraient donc d'assaut les moyens de transport, qu'il s'agisse de camions, de bateaux ou de rames ferroviaire, ce qui poserait de graves problèmes d'ordre public. C'est pourquoi le Gouvernement a adopté la stratégie consistant à étanchéifier la frontière pour dissuader les migrants de se concentrer à Calais.
Le tribunal administratif de Lille, monsieur Germain, qui a rendu sa décision avant-hier, avait été saisi d'un référé-liberté par des particuliers et des associations qui estimaient que la situation sur la « lande », c'est-à-dire le campement qui s'est développé autour du centre d'accueil de jour Jules Ferry, constituait une violation grave et manifeste de plusieurs libertés fondamentales, et qui demandaient que soit enjoint à l'État de prendre des mesures en matière d'accès à l'eau et aux sanitaires et d'accès des services de sécurité au campement. Or, les mesures que le tribunal administratif a enjoint à l'État de prendre sont déjà en chantier ; de ce point de vue, le jugement sera entièrement satisfait. L'État envisagetoutefois de faire appel de cette décision car il l'estime mal fondée en droit. Tout d'abord, il n'y a aucune carence caractérisée de l'action publique à l'égard des personnes concernées. D'autre part, les obligations de l'État ne correspondent pas forcément à celles qui figurent dans ledit jugement car, s'agissant de personnes qui occupent un terrain sans titre, la solution ne saurait consister exclusivement à améliorer les conditions de vie et d'hébergement sur place ; elle peut aussi consister à proposer de meilleures conditions de vie ailleurs – c'est précisément le sens de l'action du Gouvernement.
Il est vrai, madame Fort, que la population des migrants se trouvant à Calais et, plus généralement, celle des flux migratoires entrant en Europe, se composent en majorité d'hommes isolés. Cette tendance rompt avec l'évolution des demandes d'asile au cours des dernières années, qui se caractérisaient par une familialisation croissante. Nous devons adapter notre politique d'hébergement en conséquence. À Calais, les migrants sont pour la plupart des jeunes hommes originaires d'Érythrée, du Soudan et d'Afghanistan. En un sens, il est préférable, en termes humanitaires, que cette population soit composée de jeunes hommes plutôt que de femmes et d'enfants, plus vulnérables. D'autre part, cette composition illustre le fait que le flux provenant de Lampedusa est majoritaire, même si la présence d'Afghans suggère qu'une partie du flux passant par la Méditerranée orientale aboutit aussi à Calais.
Concernant les mesures d'hébergement et de mise à l'abri, je précise que les personnes qui arrivent dans les centres vers lesquels elles sont réorientées depuis Calais ne sont pas destinées à y rester : elles peuvent déposer une demande d'asile et être hébergées dans le cadre du dispositif national d'asile, accepter de bénéficier de l'aide au retour que nous leur proposons, ou être remises à un autre État membre conformément à la procédure Dublin – qui concerne une part non négligeable de ces personnes – ou encore poursuivre leur parcours migratoire vers d'autres pays.
Les éloignements contraints vers des pays tiers sont en hausse de 14 % par rapport à la même période en 2014 : 8 500 éloignements ont déjà eu lieu, et 15 700 retours contraints. Le taux d'exécution des mesures d'éloignement, c'est-à-dire des obligations de quitter le territoire français, ou OQTF, est de l'ordre de 25 %, mais le Gouvernement ne considère pas cet indicateur comme le plus pertinent pour mesurer l'efficacité de la lutte contre l'immigration irrégulière. En effet, ces 25 % de mesures exécutées englobent tout à la fois les retours contraints, les retours aidés et les départs spontanés. De ce point de vue, la mesure des seuls retours contraints, en particulier vers les pays tiers, nous semble beaucoup plus pertinente.