Intervention de Didier Chabert

Réunion du 16 décembre 2015 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Didier Chabert, sous-directeur Moyen-Orient au ministère des affaires étrangères et du développement international :

La crise yéménite est complexe, comme l'est ce pays. Peuplé de vingt-deux à vingt-six millions d'habitants – 40 à 50 % de la population de la péninsule arabique –, il représente un enjeu important pour la stabilité régionale.

Pour comprendre la situation actuelle, il faut remonter à la crise profonde qui a marqué la fin de la période du président Saleh. Celui-ci a pris le pouvoir en 1978, au moment de la partition du pays qu'il a ensuite mené à la réunification. Son régime, fortement présidentialisé et marqué par l'emprise des services de sécurité sur le pays, a subi l'usure du pouvoir pour tomber victime du « printemps arabe ». En 2011, une série de manifestations ont secoué le pays, conduisant à un moment de forte instabilité ; la crise a été résolue grâce à une initiative du Conseil de coopération du Golfe (CCG), dite « initiative du Golfe », qui a imposé une solution de compromis reposant d'une part sur l'éviction du président Saleh, et d'autre part, sur la mise en oeuvre d'une transition politique. Celle-ci devait être conduite par le vice-président Hadi et amener à une révision constitutionnelle, puis à un processus électoral permettant d'élire un nouveau parlement et un nouveau président. Le président Hadi a été élu avec sept millions et demi de voix ; ce score flatteur doit être relativisé dans la mesure où il s'agissait du seul candidat, mais le processus de transition a indéniablement bénéficié du soutien de la population yéménite, ainsi que d'un appui régional et international. S'est ainsi créé un groupe de soutien animé par les pays du Golfe à l'initiative de cette transition, et un groupe appelé le G10 qui réunissait, aux côtés des pays du Golfe, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, mais aussi l'Allemagne et l'Union européenne. Le soutien international s'est notamment appuyé sur un groupe de donateurs co-piloté par l'Arabie saoudite et le Royaume-Uni, qui cherchait à renforcer la transition politique par un projet de développement économique. Un ensemble cohérent de mesures s'est ainsi mis en place en 2011, avec une vraie logique devant conduire à la stabilisation du pays autour d'institutions démocratiques.

Dans un premier temps, la solution semblait fonctionner : les discussions politiques ont été lancées sous l'égide des Nations unies et les principaux acteurs du processus ont commencé par jouer le jeu. Il s'agissait tout d'abord des autorités légitimes : les structures étatiques dirigées depuis 2011 par le président Hadi et le gouvernement formé sous son autorité. Les Houthis – deuxième grand acteur, à l'origine de la crise récente – sont les adeptes d'une variante du chiisme qui ne reconnaît que cinq imams, là où les chiites iraniens en reconnaissent douze, et qui refuse l'imam caché. Jusqu'à une période récente, leur doctrine et leurs pratiques religieuses se rapprochaient bien plus de celles des sunnites. Tous les chercheurs qui ont travaillé sur le Yémen le notent : il n'était pas rare, il y a quinze ans, de voir des Houthis prier dans des mosquées sunnites, et inversement – une situation impensable ailleurs. La pratique religieuse au Yémen était peu différenciée et le pays apparaissait comme un espace relativement apaisé sur le plan religieux. L'ancien président Saleh était le troisième acteur d'une transition politique qui reposait en grande partie sur son éviction. En 2011, il était au pouvoir depuis près de vingt-cinq ans et apparaissait en décalage avec les aspirations de la nation ; il avait été ciblé par la population, et notamment par la jeunesse. Mais il avait eu le temps et la volonté d'imprimer sa marque sur les services de sécurité et les principales unités de l'armée, qui étaient entièrement sous son contrôle. Or la transition politique a commis une erreur majeure : elle n'a pas imposé le départ de l'ancien président du Yémen. Il a été destitué, mais est resté au pays, conservant le contrôle sur les appareils de sécurité et sur les unités les plus efficaces de l'armée. Saleh était donc un acteur censé être marginalisé sur le plan politique, mais incontournable sur le plan sécuritaire. Un autre acteur est essentiel pour notre sécurité et pour les intérêts français au Yémen : AQPA, groupe terroriste bien implanté dans le pays. Jusqu'à une période récente, la principale base territoriale d'al-Qaïda se trouvait au Yémen ; depuis la crise qui s'est ouverte il y a plus d'un an, al-Qaïda a consolidé ses positions dans un contexte de chaos et de guerre civile, étendant son jeu d'alliances et son emprise territoriale. Il existe enfin un cinquième acteur, très récent et encore marginal, mais qui s'impose par l'aspect spectaculaire de son action : Daech, qui a commis des attentats d'une violence extrême à Sanaa, Aden et Ta'izz. Aujourd'hui, l'État islamique essaie de s'implanter au Yémen et y possède des cellules actives ; mais il n'y contrôle pas encore de territoires.

Ce tableau déjà sombre s'est encore dégradé à partir de l'automne 2014 sous l'effet d'une crise provoquée par des Houthis qui ont brutalement renversé le gouvernement du président Hadi. Les Houthis portent la plus grande, mais non l'entière responsabilité dans la crise actuelle au Yémen. Le centre de leur pouvoir politique et religieux se trouve dans la région de Sa'dah, où ils disposent d'une base tribale extrêmement forte. À partir de 2012, des madrasas salafistes dont les liens avec al-Qaïda deviennent vite évidents se sont implantés dans ce sanctuaire houthi. À partir de 2013, les Houthis ont décidé de les liquider, balayant les salafistes et les unités d'al-Qaïda qui cherchaient à s'implanter dans le Nord, ainsi que les tribus qui soutenaient cette pénétration. Les Houthis se sont soudain aperçus qu'ils étaient capables, militairement, d'imposer leur loi dans le nord du pays. Ils en ont profité pour nettoyer les abords de leur sanctuaire. Lorsqu'il ne restait plus rien pour s'opposer à l'avancée de la force militaire houthie sur Sanaa, les négociations politiques sur la transition ont été interrompues : estimant que le pouvoir leur tendait les bras, les Houthis ont renversé le gouvernement. Ce coup d'État repose sur d'importantes raisons politiques, mais les erreurs d'appréciation commises par le président Hadi ne le justifient pas. Ensuite, les Houthis ont glissé sur le plan incliné de la victoire : ayant pris Sanaa – une ville d'un million et demi d'habitants – en trois jours et quasiment sans pertes, ils sont descendus vers le sud. En quelques semaines et sans difficultés, ils sont arrivés à Ta'izz, la troisième ville du pays ; ils l'ont occupée, puis ont continué vers Aden. Celle-ci était sur le point de tomber quand l'Arabie saoudite a pris la décision de monter la coalition – une décision à laquelle personne ne s'attendait. Pour prévenir la prise de contrôle totale du Yémen par les Houthis – hors territoires aux mains d'al-Qaïda –, elle a essayé de fédérer une palette très large de pays sunnites autour du président Hadi, que l'Arabie saoudite et la communauté internationale considèrent comme l'autorité légitime du pays. Cette coalition – qui a réussi à bloquer l'avancée houthie, à reprendre Aden et à progresser – se distingue par son aspect hétéroclite. En effet, l'Arabie saoudite a réussi à obtenir le soutien de pays aussi différents que la Turquie, l'Égypte, le Pakistan ou le Qatar, dont certains entretiennent avec elle des relations problématiques. Peu d'entre eux ont réellement participé aux opérations au Yémen ; les Égyptiens se sont ainsi montrés très réticents à envoyer des troupes au sol et l'aide du Qatar a été marginale. L'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont été les deux piliers de l'intervention : les Saoudiens ont agi sur mer et dans les airs, et les Émirats seuls se sont engagés de manière concrète et efficace au sol.

Une guerre civile est toujours tragique, surtout dans un pays aussi morcelé et aussi pauvre que le Yémen, qui n'a pas achevé sa gestation politique. Sur le terrain, la situation ne s'est pas clarifiée. La ligne de front s'est aujourd'hui à peu près stabilisée, reproduisant curieusement, à peu de choses près, l'ancienne division Nord-Sud. La coalition n'arrive plus à progresser, voire recule légèrement ; le temps est donc venu de négocier. Dès le début du conflit, nous avons défendu la position que porte aujourd'hui la résolution 2216. Celle-ci affirme le principe de soutien aux autorités légitimes du Yémen, les seules à avoir été élues – le président Hadi – et la nécessité de déposer les armes et d'évacuer les territoires occupés. Elle pointe du doigt la responsabilité houthie dans la crise, mais appelle également à un dialogue politique inclusif et à un effort de réconciliation nationale. Nos amis du Golfe doivent comprendre qu'il faut associer les Houthis à la recherche d'une issue politique au conflit. Quoi qu'on pense du rôle qu'ils ont joué dans le déclenchement de la crise, s'ils sont aujourd'hui un élément majeur du problème, ils doivent également être un élément de la solution de demain. Les négociations se sont formellement ouvertes hier et vont vraiment démarrer aujourd'hui, à Bienne, près de Bern. Il s'agit de négociations de la dernière chance car il n'y a ni plan B, ni plan C. Il y a quelques mois, l'envoyé spécial des Nations unies, Ismail Ould Cheikh Ahmed, avait déjà tenté de lancer une première série de négociations à Genève ; son échec a laissé des traces dans les relations entre les protagonistes et a fragilisé la crédibilité de l'envoyé spécial. Si les négociations qui reprennent après des mois de tractation échouent à nouveau, il faudra des mois pour être en mesure de proposer une nouvelle phase de dialogue.

Ce conflit militaire a des implications humanitaires importantes. La crise alimentaire n'a pas été aussi aiguë qu'on l'avait craint, mais la guerre met à mal le fonctionnement des hôpitaux et des écoles, et l'approvisionnement des services publics. Se profile une vraie catastrophe humanitaire qui touche, selon les estimations, entre trois et huit millions de yéménites. Il faut mettre un terme à cette situation. Le Yémen est situé dans une région fondamentalement instable, traversée de crises multiples aux implications stratégiques majeures pour la France : l'Irak, la Syrie, les tensions croissantes entre le monde sunnite et le monde chiite. Dans ce contexte, il est important de résoudre la crise yéménite car nous n'avons aucun intérêt à maintenir un sujet de discorde supplémentaire entre l'Arabie saoudite et l'Iran, ni à voir la sanctuarisation des bases territoriales d'al-Qaïda, ni à laisser l'État islamique s'implanter dans un nouveau pays, y créant des bases supplémentaires.

Dans la mesure où l'on ne voit pas d'issue militaire au conflit, la situation apparaît assez sombre ; mais les négociations en Suisse font naître l'espoir d'aboutir à une solution politique. En effet, de 2012 à 2014, le dialogue politique a réellement existé au Yémen : toutes les parties – Houthis, al-Islah, les partisans d'Hadi et de Saleh – étaient assises à la table, et toutes ont entériné les conclusions de la conférence de dialogue national. Le processus de transition politique a fonctionné jusqu'en 2014. Pour y revenir, il faut comprendre ce qui l'a fait dérailler, donc se pencher sur les motivations politiques des acteurs qui ont conduit à l'échec du processus. Il faut notamment comprendre les attentes des Houthis. Depuis le début des négociations, un cessez-le-feu a été décrété pour une période de sept jours, tacitement renouvelable s'il est bien respecté par les parties. Mais nous sommes au début d'un long chemin, car un cessez-le-feu doit s'accompagner de mesures de confiance et de garanties de sécurité. Le dialogue politique sous l'égide de l'envoyé spécial des Nations unies est indispensable, mais il faut avoir conscience que ce processus va durer des mois. Il faut traiter toute une série de points politiques : la Constitution, le calendrier électoral, la reconduction ou non du président Hadi. Celui-ci a beau avoir été élu avec des scores extraordinaires, son mandat est arrivé à échéance en août 2014 et il faut résoudre ce problème constitutionnel. Il faut surtout comprendre les intérêts des Houthis et les raisons qui peuvent les amener à abandonner le pouvoir et à renoncer à la force armée. Il faut réfléchir au partage des ressources, au découpage des régions, à l'équilibre entre pouvoir central et fédéral. Ces questions techniques et pointues ne seront pas résolues pendant cette semaine de négociations en Suisse. Si elle permet simplement de rétablir le contact et d'identifier les sujets sur lesquels il faudra travailler, sur le plan intérieur, pour arriver à un gouvernement de réconciliation nationale, ce sera déjà très positif.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion