Intervention de Philippe Lévêque

Réunion du 1er décembre 2015 à 17h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Philippe Lévêque, directeur général de CARE France :

C'est un luxe pour une femme. C'est d'ailleurs un excellent paramètre de démocratie, de dynamisme de la vie sociale et de respect. C'est un luxe de femme occidentale, japonaise ou russe, ainsi qu'un luxe générationnel. Dans les pays où nous travaillons, la plupart des femmes, ne savent pas nager. Ce fait qui peut paraître anodin est très important. Certes, les hommes ne savent pas forcément nager. Mais les vêtements masculins permettent de réagir différemment.

Pour avoir travaillé en Thaïlande à la suite du tsunami de 2004-2005, je puis vous dire que 80 % des victimes étaient des femmes, à cause du problème des systèmes d'alerte précoce, qui existaient encore moins à l'époque qu'aujourd'hui mais aussi parce qu'elles ne savaient pas nager. En outre, après la vague, les victimes se retrouvent souvent sans vêtements. Or une femme nue n'appellera jamais des hommes à son secours et finira par lâcher la branche à laquelle elle avait réussi à s'accrocher. Cet exemple illustre ce que nous voyons sur le terrain et qui nous conduit ensuite à porter la voix des gens que nous rencontrons auprès de nos dirigeants.

De même, plus de 90 % des victimes des inondations très importantes qui ont eu lieu au Pakistan en 1990 furent des femmes, essentiellement du fait du changement des pratiques rurales. En effet, les hommes sont souvent obligés de partir à la ville tandis que les femmes restent dans la demeure familiale, au sein de leur village du fin fond du Pakistan. À l'époque, il n'y avait pas de téléphones portables ni de système d'alerte précoce de sorte que les femmes n'étaient pas informées de ce qui les menaçait. Et en l'absence de routes et de moyens de communication, les hommes n'ont pas pu retourner au village. Il faut savoir que, lorsque l'eau monte, les femmes ne quittent la maison avec leurs enfants qu'à la toute dernière minute, alors qu'il est déjà trop tard pour partir, car, dans certaines sociétés, il est impensable qu'une femme sorte de son habitation. Voilà qui explique le nombre disproportionné de victimes féminines en cas de grande urgence.

Sur le terrain, nous devons donc adapter nos programmes tant dans l'urgence que dans la post-urgence. Cela signifie prendre en charge la personne victime de traumatismes et de violences mais aussi faire évoluer nos programmes agricoles. Nous essayons également d'adapter les programmes de développement puisque ce sont les agricultrices qui se retrouvent en première ligne.

Dans l'accord en cours de négociation, la partie consacrée aux droits humains est en effet fragilisée. Lorsque le Président de la République a reçu, samedi dernier, des responsables d'ONG en présence de M. Laurent Fabius et de Mme Ségolène Royal, nous l'avons interrogé quant à la place des droits humains et en particulier des droits de la femme dans cet accord. Il nous a été confirmé que ces éléments étaient entre crochets dans le texte car certains États s'y opposent, les plus conservateurs d'entre eux veulent parler de « droits de l'Humanité » – avec une majuscule –, ce qui nous ramène vingt ans en arrière, nous éloignant de la notion consacrée de « droits humains ». La question du genre et du changement climatique est donc fondamentale. Et le fait qu'elle ne soit pas traitée aujourd'hui nous préoccupe beaucoup.

Cela nous renvoie à une autre difficulté politique que je rencontre souvent. Hier a été prise une photo de famille regroupant les quelque 150 chefs d'État présents à Paris. Vous le savez, une bonne partie d'entre eux n'a absolument rien à faire des changements climatiques – il faut être là, c'est tout. De même, ils sont nombreux à n'avoir que faire de leur population. Il y a donc un lien très fort entre dérèglement climatique et démocratie – quel que soit le sens que l'on donne à ce terme et la forme qu'il prend. Je ne porte pas de jugement de valeur mais encore faut-il qu'il y ait des élections dans un pays et que l'on se préoccupe de ses habitants. En tout état de cause, les ruraux votent peu – et les rurales, encore moins. Les dirigeants des capitales portent donc peu d'intérêt aux paysannes.

Nous qui sommes sur le terrain, essayons, avec les élus locaux, les petites entreprises et les paysans, d'organiser nos projets autour de communautés de femmes au sein d'associations villageoises d'épargne et de crédit (AVEC), en nous fondant sur la tontine qui existe en Afrique et ailleurs. Nous aidons ces femmes à s'organiser dans des coopératives pour générer de petites activités économiques. Nous nous sommes beaucoup appuyés sur ces réseaux de femmes à partir des programmes de santé maternelle, d'éducation primaire et de lutte contre le VIH pour faire évoluer les pratiques agricoles. De plus en plus d'hommes partent pour la ville face à l'appauvrissement de la terre. Il en résulte que, dans les villages, les normes sociales changent et les femmes se retrouvent en première ligne comme agricultrices sans y être forcément préparées. Le bon côté de la chose est que cela leur donne davantage voix au chapitre.

J'ai récemment effectué un voyage au centre de l'Inde, dans l'État du Chhattisgarh, où compte tenu du caractère erratique de la mousson, les pratiques agricoles doivent évoluer. Les hommes de la région étant partis à la ville, les femmes se retrouvent dans les rizières alors que tel n'était pas leur rôle habituel. Dans ces zones forestières, elles avaient plutôt coutume de pratiquer le maraîchage ou la cueillette. Elles m'ont demandé comment lutter contre les éléphants : en Inde, l'espace forestier se restreignant, les éléphants se rapprochent en effet des villages pour venir manger et les femmes ne savent que faire. Il nous faut donc monter des projets permettant à la fois de protéger l'environnement et les paysannes. Elles sont conduites à apprendre des techniques agricoles qu'elles ne connaissaient pas forcément auparavant.

J'ai aussi emmené deux députées à Madagascar en septembre dernier : nous y avons effectué un voyage d'études sous l'angle de l'impact du dérèglement climatique, vu par les femmes. Or, à notre retour à l'Assemblée nationale malgache, j'ai été frappé de constater qu'il y avait quinze hommes pour une seule femme – qui, d'ailleurs, n'a dit mot. Nous retrouvons ainsi partout les traits que nous voyons chez nous.

Tels sont les éléments que je souhaitais souligner dans le cadre de cette première intervention relative à l'impact du dérèglement climatique sur le terrain et au type de solutions que nous pouvons et devons apporter, tant face à l'urgence qu'aux problèmes de développement. Je voulais également insister sur la nécessité de nous mobiliser pour faire remonter la question des droits dans l'agenda.

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