Je vous remercie d’abord de m’avoir invité à poursuivre des débats qui ont commencé il y a à peu près deux ans, car le secteur de la sidérurgie est encore dans une phase de profonde mutation et les interrogations qu’il pouvait susciter à l’époque sont loin d’avoir trouvé une réponse.
De mon point de vue, le contexte mondial est toujours marqué par de grands déséquilibres, qui affectent l’Europe de manière significative, et ce pour trois raisons principales. Le secteur traverse une phase d’accroissement de ses capacités, notamment en Asie et tout particulièrement en Chine. Cela a des répercussions importantes sur l’activité en Europe, d’autant que ce secteur y souffre de sous-investissement depuis la crise de 2008, qui a été un facteur important des restructurations qu’il y a connues.
Aujourd’hui, ce ralentissement frappe même les économies émergentes – je pense aux fameux BRICS, le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine ou l’Afrique du sud – à l’exception notable de l’Inde.
Deuxième point important, le contexte actuel est marqué par une très grande volatilité des cours des matières premières et des parités monétaires. Ces deux phénomènes, qui se nourrissent l’un l’autre, dans des proportions variables selon les zones géographiques concernées, ont un impact très important sur les différents acteurs.
Je conclurai sur ce que j’appellerai les « asymétries commerciales » et la tendance croissante au protectionnisme, à l’exception notable de l’Europe. Pourtant, certains précédents prouvent que de telles mesures peuvent avoir des effets positifs, en tout cas pour les acteurs européens.
L’accroissement des capacités de production à l’échelle mondiale manifeste la prééminence acquise par la Chine en l’espace de vingt ans. Alors qu’elle produisait 120 millions de tonnes d’acier au début des années 2000, elle en produit aujourd’hui 800 millions, soit six fois plus en quinze ans. Cela conduit indéniablement à un déséquilibre d’offre et de prix, à l’intérieur mais surtout à l’extérieur de la Chine : pour donner un ordre de grandeur, l’offre excède la demande intérieure d’environ 120 millions de tonnes, soit quasiment 80 % du marché européen et l’intégralité de la demande américaine.
Dans la phase actuelle de ralentissement de la croissance chinoise, qui est manifeste à l’échelle mondiale, le maintien des équilibres sociaux et industriels dans les différentes régions chinoises impose de continuer à produire, au détriment d’ailleurs de la qualité de l’économie de ce secteur, pour éviter des perturbations sociales qui risqueraient d’être importantes dans ce pays.
L’Europe n’est pas la seule à subir les répercussions de ces déséquilibres. La situation de ce secteur n’est pas brillante en Amérique du nord. Malgré la croissance retrouvée au États-Unis, la sidérurgie américaine ne va pas bien, et est elle aussi plutôt en décroissance. C’est vrai aussi en Amérique latine, notamment au Brésil, en Russie ou en Turquie.
Depuis la crise de 2008, l’Europe a fortement restructuré ses acteurs. Que ce soit Thyssen, ArcelorMittal, Ascometal, Vallourec, Tata Steel, le groupe Riva, tous ont connu des pertes d’emplois et de compétences, des mises à l’arrêt prolongées ou définitives de sites de production, dans une logique de réduction de l’offre visant à redémarrer sur des bases plus saines.
La difficulté, c’est que cela s’est aussi accompagné, entre 2008 et 2013, d’un gel des investissements des grands sidérurgistes, européens en particulier. De ce fait, l’investissement ne redémarre aujourd’hui que de manière graduelle, ce qui se traduit par des capacités de production insuffisantes ou insuffisamment fiables.
À cela s’ajoute l’instauration en Europe de politiques d’austérité très marquées. Je ne reviendrai pas sur la crise grecque, mais cela a été le cas également au Portugal, en Italie, en Espagne, l’insuffisance d’investissements publics venant aggraver le défaut d’investissements privés.
Ces déséquilibres ont affecté les débouchés des sidérurgistes. Certes, l’industrie automobile, qui est l’un des points forts de la sidérurgie européenne, va beaucoup mieux, mais cela ne suffit pas. Cette industrie représente 30 à 40 % des débouchés du secteur, mais la construction, les infrastructures, le bâtiment, l’énergie sont aussi déterminants pour le développement des industriels français et européens.
La France continue à être confrontée au même problème de désindustrialisation qu’il y a trois ou quatre ans, du fait notamment de la délocalisation de certaines zones de production vers l’est de l’Europe, notamment dans l’industrie automobile.
La volatilité des monnaies et des cours des matières premières est le deuxième élément de contexte à prendre en considération. De ce point de vue, on a connu des phases assez différentes. De 2008 à 2013, le cours de l’euro était relativement élevé, notamment par rapport au dollar, au détriment de l’industrie européenne, pénalisée par des prix relativement élevés, notamment pour les acheteurs asiatiques ou d’Europe de l’est.
Aujourd’hui, on revient à une situation plus équilibrée du fait de la dépréciation de l’euro par rapport au dollar, mais celle-ci a été compensée, et même au-delà, par l’effondrement du rouble. La Russie restant un acteur important de ce secteur, cela provoque des flux d’importations en Europe, d’où de nouveaux déséquilibres. Or on sait qu’il est beaucoup plus difficile d’être compétitif sur des marchés de commodités que sur des productions haut de gamme, notamment dans l’industrie automobile.
On a assisté parallèlement à l’effondrement du prix des matières premières. Face à un tel phénomène, tous les acteurs sont égaux ; ils en bénéficient ou le subissent de la même façon, qu’ils soient ou non vertueux. Un prix du pétrole bas constitue un avantage compétitif pour les industries qui font preuve d’une moindre efficacité énergétique : les entreprises ne sont pas incitées à recycler les matières premières ou l’énergie ni à limiter leurs impacts sur l’environnement. La bataille est déplacée vers les coûts fixes, en l’espèce la main-d’oeuvre.
Cela se traduit par de graves difficultés pour les marchés européens, plus exposés aux importations – en Angleterre, on annonce depuis quelques mois la fermeture de sites de production très importants – mais aussi dans d’autres zones géographiques, comme la Turquie ou le Brésil.
Le yuan s’étant finalement moins déprécié face au dollar que l’euro, les importations massives de la Chine vers l’Europe sont nécessairement le fruit du dumping. Il est impossible que les producteurs chinois gagnent de l’argent sur les excédents du marché chinois déversés sur le marché européen : je pense même qu’ils perdent aujourd’hui entre 35 et 50 euros sur chaque tonne livrée en Europe.
Ce phénomène cause un grave préjudice aux entreprises européennes et conduit les acteurs européens à s’inquiéter de manière très directe. Ils ne sont pas les seuls : les acteurs asiatiques « classiques », comme le coréen POSCO ou les Japonais, considèrent que cette situation est intenable, en ce qu’elle pèse directement sur la trésorerie de groupes sidérurgiques qui peinent déjà à reconstituer leurs marges depuis 2008, et a fortiori à retrouver une situation financière saine. Il y a là de vrais enjeux pour la pérennité d’acteurs confrontés à ce type de problématique.
Je dirais pour conclure que la sidérurgie européenne est fragile. S’agissant d’une industrie en grande partie mondialisée, elle demeure sensible aux événements extérieurs, en dépit de lourdes restructurations – on en est à près de 40 000 emplois perdus depuis 2008 par l’ensemble de la sidérurgie européenne. Tous les pays sont concernés, sans exception, que ce soit l’Espagne, l’Italie, la Belgique, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Pologne, la Roumanie, et évidemment la France – tout le monde a en mémoire le sort de Florange, entre autres.
Tels sont les éléments, les « points de repère », que je voulais livrer à votre réflexion.