Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, madame la rapporteure pour avis, mes chers collègues, nous nous retrouvons aujourd’hui pour l’examen d’un texte longuement attendu : plus de trois ans après sa première annonce, le projet de loi pour une République numérique entame sa première lecture en séance publique.
On ne saurait trop le répéter : le numérique est aujourd’hui une donnée fondamentale pour notre nation, au coeur de tous les secteurs de notre société. Parler économie, croissance, emplois, défense, environnement, culture, santé, c’est forcément prendre en compte les avancées permises par le numérique dans ces secteurs, c’est constater son caractère transversal et la nouvelle modernité de nos pratiques.
Certes, nous le constatons, mais nous ne maîtrisons malheureusement pas toujours les avancées proposées par le numérique. C’est notre talon d’Achille, et c’est pourquoi ce texte de loi était si attendu car porteur des espérances des acteurs du secteur, mais aussi de tous les citoyens. Nous leur devons d’oeuvrer au mieux afin de leur permettre de profiter pleinement des atouts du numérique, sans en subir les désagréments, notamment au regard du respect de leur liberté individuelle.
Aujourd’hui, certaines dispositions du projet de loi pour une République numérique vont dans le bon sens, et nous saluons ces avancées. Je pense notamment au renforcement des droits des consommateurs, à la portabilité des données d’un fournisseur à un autre, au droit à l’oubli pour les mineurs, à la décision du sort de ses données après le décès.
Je pense aussi au chapitre relatif à l’économie du savoir, qui favorise la libre circulation des résultats de la recherche publique, en sécurisant l’accès et le partage des résultats scientifiques.
Les débats en commission ont également permis d’introduire plusieurs pistes visant à améliorer le texte : je pense à la liberté de panorama, qui aurait des retombées économiques sur le tourisme en France, et bénéficierait aux artistes eux-mêmes à travers l’obtention de nouvelles commandes. Cela a été voté en commission des affaires culturelles.
Je pense aussi à la publicité systématique des avis de la CNIL sur un projet de loi, sans qu’il y ait besoin de l’aval du président de la commission concernée, qui a été votée en commission des lois. Des mesures symboliques ont aussi pu être adoptées, comme l’adaptation du nom de la Commission supérieure du service public des postes et des communications électroniques, désormais rebaptisée Commission parlementaire du numérique et des postes.
Malheureusement, si nous saluons la méthode de consultation mise en place pour l’élaboration du texte, nous restons sur notre faim s’agissant de son contenu. Madame la secrétaire d’État, ce projet de loi manque de force. Nous restons dans l’ordre du symbole, de la bonne volonté accompagnée d’un patchwork de mesures lesquelles sont parfois inadaptées, ou éludent d’autres sujets fondamentaux.
Plusieurs dispositions sont ainsi proposées dans la précipitation : sur certains points, il reste urgent d’attendre ! On notera les conditions d’examen du texte, notamment un timing très serré, souligné du reste par le rapporteur pour avis Émeric Bréhier, conduisant à une « précipitation dans les auditions, sans disposer de la version définitive du projet de loi ». Le Conseil d’État, dans son avis critique, déplorait lui aussi « l’insuffisance de l’étude d’impact qui, sur plusieurs sujets, n’évalue pas les incidences des mesures prévues par le texte ».
L’article 42 du texte en est l’illustration : un amendement du rapporteur pour avis adopté en commission des lois risque de provoquer un profond bouleversement du système des jeux en ligne. En effet, dans sa rédaction actuelle, l’article définit le jeu vidéo comme « un support physique ou en ligne, s’appuyant sur une trame scénarisée ou des situations simulées » : en l’espèce, rien n’empêchera un opérateur de jeux d’argent de scénariser du casino en ligne, du poker en ligne, du loto en ligne, en les faisant sortir de la régulation, comme prévu dans la troisième partie de l’article.
Par ailleurs, les professionnels du secteur comprennent mal le choix du ministre de la jeunesse pour la délivrance de l’agrément : pourquoi ne pas confier cette habilitation au ministère de l’intérieur ou du budget ? J’ai déposé des amendements dans ce sens, sur lesquels nous pourrons revenir. Il s’agit en effet de disposer des moyens et des compétences pour assurer la fiabilité et la transparence des compétitions, prévenir les activités frauduleuses ou criminelles, et prévenir les atteintes à la santé publique, comme l’addiction et le jeu pathologique.
Encore une fois, madame la secrétaire d’État, votre précipitation est palpable : l’article est présenté dans le texte initial, mais vous expliquez vous-même en commission qu’une mission parlementaire a été créée « afin de parvenir à une définition juridique du champ d’application de la régulation, mais aussi d’envisager toutes les questions subsidiaires, dont celle du statut des joueurs ». Le rapporteur pour avis Bréhier a d’ailleurs souligné qu’au début de l’examen du texte, avant même que celui-ci n’ait d’existence juridique, « la mission à laquelle vous faites référence n’avait pas encore été créée. Le secteur l’attendait d’ailleurs depuis plusieurs mois, comme vous-même ».
Des mesures sont clairement en décalage, voire en contradiction, avec les directives et règlements européens. On sait pourtant que des mesures franco-françaises et franco-centrées sur le numérique nuiraient à nos entreprises et feraient fuir les investisseurs.
C’est en ce sens que nous proposons, avec les amendements de mon collègue Lionel Tardy, la suppression des articles 22 et 23 : aujourd’hui, l’échelle européenne est l’échelle minimale sur laquelle doit s’engager une réflexion sur de nouvelles obligations, aussi pertinentes puissent-elles être. Anticiper les résultats de travaux en cours serait simplement contreproductif.
Enfin, beaucoup de sujets au coeur du numérique sont pourtant éludés dans ce projet de loi : je pense notamment aux zones de couverture numérique de l’ensemble de notre territoire et au financement du très haut débit pour mettre un terme aux zones blanches, qui exaspèrent nos concitoyens et les élus locaux en zone rurale ou de montagne. Le département de Haute-Savoie, à travers le Syndicat des énergies et de l’aménagement numérique ou SYANE, a déployé un réseau d’initiatives publiques. J’ai cosigné les amendements de mon collègue Damien Abad en faveur des collectivités oeuvrant pour la réduction de la fracture numérique, afin qu’elles puissent bénéficier d’une partie de la redevance, pour les aider à pallier les difficultés des zones blanches et zones prioritaires.
Madame la secrétaire d’État, cette première version du texte n’est pas satisfaisante. Sur la forme, ce projet de loi reflète un réel problème de timing ; cela se vérifie pour l’ensemble du texte, notamment par les nombreux articles à la rédaction précipitée et malheureuse. De plus, il aura fallu attendre trois ans pour accoucher d’un texte examiné selon la procédure accélérée, alors que la législation européenne est en cours de définition.
Sur le fond, le texte n’est finalement pas à la hauteur des enjeux et n’a d’ambition que dans son titre. Le Conseil d’État a d’ailleurs proposé de le renommer « projet de loi sur les droits des citoyens dans la société numérique » et nous nous associons à cette démarche. Il se trouve par ailleurs à la croisée des mesures, entre le projet de loi Valter et le projet de loi Macron 2, le tout renvoyant une image d’indécision et de tensions latentes entre les ministères.
Pourtant, madame la secrétaire d’État, si la France dispose aujourd’hui d’atouts certains et d’un grand potentiel dans le numérique et dans son appropriation par les citoyens, il est de notre responsabilité d’accompagner cette évolution intelligemment, en faisant preuve de sérieux. Nous appelons à un véritable humanisme numérique, fondé sur des mesures concrètes, ambitieuses et pragmatiques.