Intervention de Fatiha Dazi-Héni

Réunion du 13 janvier 2016 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Fatiha Dazi-Héni, enseignante à l'IEP de Lille et chercheure à l'IRSEM :

Nous assistons en effet à un tournant dans la gouvernance au sein de la monarchie Al-Saoud. Depuis l'accession au trône du roi Salman il y a un an, beaucoup de choses ont changé. Alors que l'Arabie saoudite nous avait habitués à une diplomatie « derrière le rideau », qu'elle ne se mettait jamais en avant, même si, pendant des décennies, elle a diffusé un peu partout via son soft power ses conceptions religieuses issues du salafisme version wahhabite, elle mène aujourd'hui une politique régionale très interventionniste, ce qui est très nouveau. Si elle tente ainsi de prendre les choses en main, c'est non pas par arrogance ou parce qu'elle se sent puissante, mais au contraire, selon moi, parce qu'elle est plus que jamais fragilisée et sur la défensive.

Cette politique proactive avait déjà commencé à la fin du règne du roi Abdallah, qui avait fait intervenir sa garde nationale au Bahreïn en mars 2011, aux côtés des Émirats arabes unis, pour aider la dynastie sunnite Al-Khalifa à mater le soulèvement populaire dominé par la communauté chiite. Celle-ci représente 60 à 65 % de la population du pays, selon une estimation haute. Depuis une décennie, les autorités bahreïniennes procèdent à un rééquilibrage démographique en naturalisant massivement des Syriens et des Jordaniens sunnites, ce qui était précisément l'un des griefs de la communauté chiite.

Mais cette politique devenue aujourd'hui assez agressive est surtout symbolisée par la formation de la coalition arabe sous l'égide de l'Arabie saoudite pour intervenir au Yémen à partir du 25 mars 2015. En outre, dès l'arrivée du roi Salman, les Saoudiens ont affirmé de manière très nette qu'ils ne lâcheraient pas le dossier syrien comme ils l'avaient fait auparavant avec le dossier irakien. L'Arabie saoudite a aujourd'hui très peu de relais et de leviers en Irak, et elle ne veut absolument pas perdre ceux dont elle dispose en Syrie.

Tout cela se déroule dans un contexte de rivalité régionale avec l'Iran. Celle-ci n'est pas nouvelle – elle remonte à la révolution islamique iranienne de 1979 –, mais elle a connu un tournant très marqué avec la chute de Saddam Hussein en 2003. Les Saoudiens étaient opposés à une invasion américaine de l'Irak. Ils ont essayé de conseiller l'administration Bush, mais n'ont pas été écoutés. Ils nourrissent donc beaucoup de griefs contre les États-Unis, qui ont, selon eux, offert l'Irak à l'Iran sur un plateau d'argent. La communauté chiite étant plus nombreuse que la communauté sunnite en Irak, la chute de Saddam Hussein a entraîné mécaniquement l'arrivée d'un pouvoir chiite, lequel n'a eu de cesse qu'il n'ait pris sa revanche.

L'exclusion des sunnites du champ politique en Irak a beaucoup contribué à accentuer la tension sectaire entre sunnites et chiites. Néanmoins, selon moi, nous avons affaire non pas à une guerre sunnito-chiite – pas du tout –, mais à une tension politique entre deux acteurs régionaux actuellement dominants, mais paradoxalement assez faibles. L'Iran a certes accru son influence au Moyen-Orient depuis 2003, mais il ne parvient pas à pousser son avantage de manière déterminante. On le voit en Syrie, mais aussi en Irak, où la présence iranienne crée beaucoup de tensions. Quant à l'Arabie saoudite, elle est, bien plus que l'Iran, dans une situation de faiblesse. D'où la politique proactive et la grande nervosité des Saoudiens. Ils se sentent quelque peu abandonnés par les États-Unis, qui non seulement leur tournent le dos en se rapprochant de l'Iran ou, à tout le moins, en facilitant son retour avec la signature de l'accord nucléaire, mais surtout laissent dans une certaine mesure les acteurs régionaux régler les conflits. C'est d'ailleurs assez paradoxal : les Saoudiens sont très critiques à l'égard des États-Unis lorsqu'ils interviennent trop, mais aussi quand ils n'interviennent pas assez.

De quels changements sommes-nous témoins avec l'arrivée du roi Salman ?

La famille Al-Saoud est très large et constituée d'un certain nombre de clans. Issu d'un clan assez mineur, le roi Abdallah avait besoin de s'allier avec d'autres clans et consultait beaucoup, ce qui donnait l'impression d'un processus décisionnel assez long et consensuel. En outre, certains poids lourds de la famille Al-Saoud imposaient leur avis. D'où une diplomatie prudente.

Aujourd'hui, la situation a changé : c'est un clan puissant qui est au pouvoir, celui des Soudaïri, du nom de Hassa Al-Soudaïri, l'une des nombreuses épouses du roi Ibn Saoud, laquelle a donné naissance à un nombre impressionnant d'hommes de premier plan : le roi Fahd, le prince Sultan, ministre de la défense pendant cinquante ans, le prince Nayef, ministre de l'intérieur pendant près de quarante ans, le roi Salman, ainsi qu'un vice-ministre de l'intérieur et un vice-ministre de la défense.

Le roi Salman est en train de clore le chapitre de la deuxième génération des Al-Saoud, c'est-à-dire des fils d'Ibn Saoud. Il arrive au pouvoir à quatre-vingts ans, un peu fatigué et affaibli, mais c'est un homme pivot au sein de la famille, dont mes amis saoudiens disent qu'il aurait fait un très grand roi il y a quinze ans. Il a à coeur de promouvoir au sein du clan Soudeïri sa propre filiation et notamment son fils préféré, Mohammed Bin Salman.

Aujourd'hui, il y a un saut générationnel avec le prince héritier et ministre de l'intérieur, Mohammed ben Nayef. C'est le « monsieur sécurité » : à la tête de la lutte antiterroriste, il a combattu avec succès les cellules djihadistes d'Al-Qaïda à l'intérieur du royaume pendant toute la décennie 2000. C'est un homme très puissant, respecté et compétent. Reste qu'il représente l'option « tout sécuritaire » : c'est lui qui est à l'initiative de la décision, prise en accord avec le roi, d'exécuter quarante-sept personnes le 2 janvier dernier. Même s'il est critiqué, il fait relativement consensus, parce qu'il a fait ses preuves.

En revanche, celui qui ne fait pas du tout consensus et fait couler beaucoup d'encre, c'est le jeune prince Mohammed ben Salman, fils apparemment favori du roi Salman, qui est – excusez du peu – vice-prince héritier, ministre de la défense et président du Conseil économique et de développement, cette dernière fonction étant, selon moi, au coeur de ses ambitions – j'y reviendrai. Âgé d'à peine trente ans, titulaire de l'équivalent d'une licence de droit de l'université du roi Saoud de Riyad, il est peu connu. Il a très peu voyagé à l'étranger, mais a acquis une culture politique et une expérience des affaires intérieures auprès de son père, qu'il suit depuis qu'il est tout jeune.

Il a donné récemment, pour la première fois, une interview à un grand journal étranger, The Economist. D'une manière générale, il est très décrié dans la presse occidentale : certains se demandent s'il est « l'homme le plus dangereux du monde » ; d'autres disent qu'il aurait des relations très difficiles avec le prince héritier… Cependant, il faut se méfier des supputations de cette nature, car personne n'est vraiment en mesure de décrypter les relations très opaques entre les princes Al-Saoud.

Le roi Salman, le prince Mohammed ben Nayef et le prince Mohammed ben Salman gouvernent à trois, ce qui est inédit en Arabie saoudite. D'où des décisions rapides, assez tranchées et, parfois, des annonces un peu impromptues, telle que celle de la coalition islamique antiterroriste. Une chose est sûre : ces trois personnages à la tête du pouvoir ont un intérêt vital à s'entendre. Même si, visiblement, les objectifs de guerre de Mohammed ben Salman au Yémen ne sont pas tout à fait partagés par Mohammed ben Nayef : le premier voulait carrément envoyer des troupes au sol, mais le second s'y est totalement opposé, et le roi l'a écouté.

Pour le moment, le moins que l'on puisse dire, c'est que Mohammed ben Salman n'a pas fait ses preuves au portefeuille de la défense : la guerre au Yémen, qui était annoncée comme une opération décisive, dure depuis dix mois. Le Yémen – dont on ne parle guère – est entièrement détruit et vit un désastre humanitaire : la population souffre de malnutrition à plus de 80 % et subit des épidémies épouvantables. Néanmoins, apparemment, 80 % des territoires qui avaient été conquis par les rebelles Houthis ont été repris.

Rappelons que le problème du Yémen n'est pas l'opposition entre chiites et sunnites : celle-ci est instrumentalisée. Les rebelles Houthis, zaïdites « chiitisés », se sont alliés avec leur pire ennemi d'hier, l'ancien président Ali Abdallah Saleh, lui-même de confession zaïdite et proche des Saoudiens pendant une quarantaine d'années. Fort de cette alliance, ils ont pris Sanaa, puis se sont dirigés vers Aden, ce qui était une ligne rouge pour l'Arabie saoudite, qui a décidé d'intervenir militairement. Cette décision ne m'étonne pas : il ne pouvait guère en être autrement compte tenu de l'état d'esprit à Riyad. En interne, le roi et son fils ont plutôt bien communiqué : la population saoudienne a estimé que le déclenchement de la guerre était parfaitement justifié ; l'intervention a même été très populaire au début.

Si je dis que l'Arabie saoudite est très fragilisée aujourd'hui, c'est que trois de ses piliers sont aujourd'hui mis à mal.

Premièrement, l'alliance stratégique avec les États-Unis ne sera plus jamais ce qu'elle a été. Cela rend les Saoudiens très fébriles, car ils ont mis tous leurs oeufs dans le même panier et sont aujourd'hui totalement dépendants de la garantie de sécurité américaine. D'où la main tendue vers la France, qui a renforcé sa coopération de défense avec l'Arabie saoudite et est devenue, en Europe, l'un des principaux exportateurs d'armes vers ce pays. Une grande relation de confiance s'est établie entre les Saoudiens et les militaires français, ce qui est de moins en moins le cas entre les Saoudiens et les Américains. J'ai entendu des responsables saoudiens affirmer clairement qu'ils avaient des difficultés à obtenir des Américains l'information et le renseignement dont ils ont besoin pour mener leurs opérations au Yémen. Ils ont l'impression d'avoir affaire à deux gouvernements à Washington : d'un côté, le Pentagone et, de l'autre, la Maison blanche, très réticente quant à l'intervention au Yémen. Il faut dire que les Américains ont été mis devant le fait accompli. L'armement saoudien provenant à 95 % des États-Unis, de même que le renseignement et les images satellitaires, ils sont entraînés dans cette guerre. Les Français le sont d'ailleurs aussi.

Deuxièmement, les organisations terroristes, tant l'État islamique qu'Al-Qaïda, menacent le Royaume d'Arabie saoudite dans son existence. S'il est certain que certaines grandes fortunes du Golfe soutiennent des salafistes djihadistes, il est absolument faux d'affirmer que l'État Al-Saoud finance Daech.

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