Je me concentrerai sur la Syrie et l'Irak, qui sont deux cas d'école permettant de comprendre comment l'Arabie saoudite et l'Iran exercent leur influence dans la région.
Loin d'analyser l'Arabie saoudite et l'Iran comme deux pays caractérisés par leur diplomatie religieuse, sunnite ou chiite, il me semble préférable de les lire selon un autre modèle, celui de la citadelle assiégée. L'une et l'autre se vivent comme des pays encerclés par des ennemis qui cherchent à détruire systématiquement leur originalité propre : pour l'Iran, le fait d'être une République islamique achevée, qui a réussi une révolution anti-impérialiste en 1979 en chassant l'ancien allié américain ; pour l'Arabise saoudite, le fait d'avoir fondé un régime d'islam pur, contrôlant les lieux saints et ayant vocation à exercer un droit de regard sur le troisième lieu saint que serait, à terme, Jérusalem.
Nous connaissons bien le modèle de la citadelle assiégée pour avoir vu la politique pratiquée par l'Union soviétique pendant environ soixante-dix ans. L'État soviétique s'appuyait sur une idéologie assez floue, malléable, dont il jouait, en la mettant de côté lorsqu'il s'agissait de promouvoir ses intérêts stratégiques – en 1956, lorsqu'il a cherché à se faire de l'Égypte une alliée, cela ne lui a pas posé de problème que les communistes soient emprisonnés dans ce pays – et en la mettant en avant pour créer de la contestation ou des divisions internes chez l'adversaire. Le parallèle est assez fort : aujourd'hui, l'Arabie saoudite et l'Iran utilisent de même un ensemble d'outils et d'acteurs afin de se positionner en Syrie et en Irak.
Les cas syrien et irakien sont distincts, à ceci près qu'un acteur des plus nuisibles, l'État islamique, s'est étendu sur le territoire des deux pays. Nos deux citadelles assiégées n'ont qu'une peur : que cet acteur s'étende encore. Elles se retrouvent paradoxalement dans l'opposition à un tiers, et c'est leur seul point de convergence.
Historiquement, l'Irak est le pays qui a été le plus secoué et transformé : depuis l'invasion américaine en 2003, on a assisté à une extension progressive des positions chiites. Après les élections de 2010, on a vu arriver au pouvoir une coalition dominée par un acteur qui se revendique du chiisme politique : d'abord M. Al-Maliki, puis M. Al-Abadi, qui appartient au même clan et suit la même ligne.
Cependant, si l'on observe les dynamiques internes en Irak, on constate – c'est aussi pour cette raison que c'est un cas d'école – la même chose qu'en Syrie : certes, il y a une ligne de partage entre chiites et sunnites, mais elle ne concerne qu'un front donné, celui qui oppose les forces gouvernementales et l'État islamique ; en réalité, les principales lignes de conflit passent à l'intérieur des clans. Par exemple, à Bassora, deux ensembles d'acteurs – tous des milices – s'opposent : le premier est favorable à une plus grande influence de l'Iran dans la région, en particulier en Irak, qui se concrétise par des liens financiers, matériels et symboliques ; le second se revendique d'une nation irakienne et veut chasser les acteurs étrangers, au premier chef l'Iran, mais aussi l'État islamique. Selon ce dernier ensemble d'acteurs, la refondation de la souveraineté irakienne sous le leadership chiite permettrait de restaurer un espace public permettant aux composantes chiites de survivre à terme face à la menace existentielle que représente l'État islamique.
Cette grille de lecture fonctionne de manière relativement similaire en Syrie, où, en dépit de l'intervention d'un nombre croissant d'acteurs, on trouve schématiquement deux grands ensembles, les pro-Bachar et les anti-Bachar.
Au sein de la coalition soutenant le président en place, l'Iran tente de maintenir son leadership, mais n'y parvient plus tout à fait depuis l'intervention russe. Jusqu'à l'été 2015, il occupait une position dominante, grâce au déploiement d'un ensemble d'acteurs sur le terrain, notamment d'hommes qui encadrent les milices dépendant du régime pour empêcher l'effondrement de celui-ci, mais qui ont aussi été jusqu'à donner des coups de main pour réorganiser la poste d'Alep, intervenant ainsi à un niveau de responsabilité très bas. Cependant, après l'accord de Zabadani – trêve décidée de manière autonome par les acteurs dépendant de Téhéran sans en référer à Damas –, la Russie est entrée en action de manière beaucoup plus vigoureuse et a tenté de récupérer le leadership sur l'ensemble des forces dépendant du régime. Ainsi, il y a de plus en plus d'acteurs au sein de cet ensemble, de même qu'au sein de l'opposition syrienne, ce qui rend la situation difficile à comprendre.
Quant à l'Arabie saoudite, elle s'est montrée beaucoup plus offensive sur le terrain syrien à partir de mars 2015, moment où elle est aussi intervenue militairement au Yémen.
Rappelons que, pour l'État saoudien, ce ne sont pas les mêmes variables qui sont en jeu en Irak et en Syrie. S'il existe des connexions historiques importantes entre l'Arabie saoudite et l'Irak, notamment du fait de tribus qui se trouvent des deux côtés de la frontière, la construction de l'Irak moderne s'est faite en opposition à celle de l'Arabie saoudite : la constitution de l'Irak est avant tout une borne à une possible extension de l'Arabie saoudite. Dès lors, les liens entre les deux pays se sont établis sur une durée de quatre-vingts ans. En comparaison, les familles de la partie occidentale de l'Arabie saoudite – c'est-à-dire des grandes villes de La Mecque, de Médine et de Djedda – ont des liens de parenté et de mariage avec celles du bassin sud-ouest de la Syrie – qui va jusqu'à Damas, voire Homs – depuis environ cinq siècles. Aussi, lorsque des événements touchent les populations de Damas ou du Hauran, au sud de la Syrie, de nombreuses familles saoudiennes se sentent concernées. La politique saoudienne à l'égard de la Syrie se déploie donc à deux niveaux, celui de l'État saoudien et celui des grandes familles.
Ainsi, la monarchie saoudienne s'est repositionnée sur le dossier syrien de manière à satisfaire ces grandes familles, lesquelles seraient à même de la contester éventuellement dans les grandes villes religieuses, zone vitale pour elle. À partir de la fin de l'hiver 2014-2015, alors que le régime syrien grignotait très lentement les positions de l'opposition, l'Arabie saoudite a réorganisé le front sud, de manière très offensive, en écartant temporairement la Jordanie. Puis, devant l'essoufflement de cet effort, elle a pris une initiative diplomatique, plutôt réussie, pour restructurer l'ensemble des composantes de l'opposition syrienne, à l'exception d'un acteur majeur, le groupe des Hommes libres – Ahrar Al-Cham.
Cependant, le problème crucial pour l'Arabie saoudite, tout comme pour les grandes puissances et l'Iran, en Syrie comme en Irak, est de se faire obéir de ses alliés et de définir un agenda politique. Depuis 2013, il n'y a plus de régime qui tienne, ni d'un côté ni de l'autre, mais un réseau de postes de contrôle – check points. De ce fait, il n'est plus possible de prendre de grandes décisions. Ainsi, un certain nombre de trêves établies à Homs entre le régime et l'opposition ont été immédiatement violées alors même que les deux acteurs s'étaient engagés, car il est de plus en plus difficile de contrôler les groupuscules.
Dans cette guerre picrocholine, les grands acteurs internationaux – États-Unis dans un premier temps, Russie depuis peu – et régionaux – Arabie saoudite, Iran – sont confrontés à la même question : ils n'arrivent pas à imposer un agenda cohérent, à construire une plateforme qui permette en même temps de répondre aux urgences locales, à Homs ou à Ramadi, et de traiter la crise, syrienne ou irakienne, au niveau national. C'est pourquoi ils ont de plus en plus de difficultés à combattre leur pire ennemi, l'État islamique.
L'Arabie saoudite et l'Iran sont des citadelles assiégées qui font face à un danger existentiel qui vient de leurs marges et qu'ils ont dans une large mesure créé. Ce sont, en quelque sorte, des pôles de stabilité fragiles, entourés de zones dans lesquelles le lien politique, étatique se rétracte de façon de plus en plus violente, sans que de nouvelles formes politiques telles que nous les connaissons, à savoir des États, émergent véritablement. Nous avons affaire, au contraire, à des réseaux mouvants, très décentralisés et d'autant plus performants qu'ils n'ont pas à proposer de programme politique – il est très pratique, pour une organisation politique, de ne pas avoir à répondre à des demandes immédiates. C'est ce qui fait aujourd'hui la force de l'État islamique, qui puise sa légitimité dans les contestations syrienne et irakienne, et attire à lui une part croissante de la population.