Intervention de François Burgat

Réunion du 12 janvier 2016 à 16h30
Mission d'information sur les moyens de daech

François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe » :

Votre présence nombreuse montre votre intérêt pour les réflexions, les élucubrations de vos compatriotes intellectuels. Je viens de déclarer à une sénatrice, à l'issue d'une audition, que si elle estimait avoir tiré profit de quelques-unes de mes modestes remarques, c'est que j'ai pu les documenter grâce à l'existence d'institutions dont nous devons remercier la République, c'est-à-dire ces unités mixtes que sont les instituts de recherche à l'étranger et au sein desquels j'ai réalisé l'essentiel de ma carrière. Mon interlocutrice m'a fait cette réponse que j'ai gravée en or dans toutes les correspondances que j'ai adressées à mes autorités de tutelle : « De plus, vous coûtez si peu cher ! ». Cette remarque m'a enchanté et je l'ai colportée autant que possible. Aussi, les points de vue dont je vais vous faire part sont-ils fondés sur le privilège qui m'a été accordé de vivre six ans au Yémen, cinq ans en Égypte, sept ans en Algérie et cinq ans en Syrie puis, parce que nous en avons été chassés en 2011, au Liban.

Si je ne disposais que de cinq minutes pour m'exprimer, je vous livrerais une remarque que je fais très régulièrement : à chaque fois que j'entends les experts ou les acteurs politiques expliquer les tensions que nous vivons, nous Français, par le biais de l'islamologie, à chaque fois que j'entends dire qu'un pauvre garçon a dû être influencé par un imam radical, qu'il a dû se radicaliser sur internet, qu'il a dû lire une sourate qui n'était pas la bonne, à chaque fois que j'entends des savants islamologues nous dire que ce n'est pas là l'islam, que ce garçon n'a rien compris, qu'il n'était pas assez informé… j'interromps mon interlocuteur et l'alerte sur le fait que nous nous engageons sur une fausse piste. Si nous empruntons la voie de l'examen critique de la culture de l'autre, nous nous privons d'une perspective analytique essentielle, nous démarrons par un contresens majeur, nous nous enfermons dans l'idée que seuls les musulmans seraient responsables. Et qu'on ne me fasse pas dire ce que je ne dirai jamais, à savoir que la faute serait entièrement de l'autre côté. J'estime que les déchirures du tissu politique national sont le résultat d'un dysfonctionnement des mécanismes de la représentation politique dans laquelle nous sommes par définition tous impliqués.

Comme je suis radical, j'ajouterai que, vu que nous sommes en situation d'hégémonie, c'est nous qui sommes du bon côté du rapport de force. Notre responsabilité, dans l'échec de l'interaction en question, est par conséquent peut-être plus forte ; le problème, ce n'est pas l'islam, c'est la France, c'est nous tous, c'est notre incapacité à gérer harmonieusement une circonstance de notre histoire. Du fait même que nous demeurions hégémoniques aussi bien sur le plan international que national, notre responsabilité, j'y insiste, est importante.

Je me démarquerai par conséquent de toutes les approches qui consistent à dénoncer, d'une manière ou d'une autre, une responsabilité unilatérale.

Le dossier de Daech appelle une révision lucide de nos modes d'interaction, non pas avec le monde entier, mais avec les pays de notre ex-périphérie coloniale. Au Sénat, ce matin, un des intervenants, un Américain, a prononcé cette phrase forte : tout n'a pas commencé avec la première guerre du Golfe, mais en 1953, quand nous mettions fin à l'expérience démocratique iranienne de façon que le pays accouche d'un régime autoritaire moins préjudiciable à nos intérêts pétroliers. Quand j'évoque une révision lucide, il n'est pas question de se rouler dans la cendre en portant 99 % de la responsabilité de ce qui se passe, mais de réviser la séquence qui s'est ouverte en 1990 avec la militarisation de la diplomatie pétrolière américaine, facilitée par la fin de l'URSS, d'examiner nos postures en politique étrangère et la façon dont nous avons emprunté très souvent des raccourcis en cautionnant des systèmes autoritaires. Il s'agit ainsi de parer aux dysfonctionnements du « vivre-ensemble » international.

De la même manière, il s'agit – second point – de parer aux dysfonctionnements du « vivre-ensemble » en France. Le tissu national est en effet endommagé : il est des zones où ça gratouille, ou ça chatouille, des zones déchirées. Et je suis très pessimiste car, plutôt que d'appliquer du baume sur les plaies, on y verse du sel et même de l'acide. Toutes les majorités, au cours des deux dernières décennies, n'ont pas appréhendé la menace terroriste de façon rationnelle donc efficace. Nous l'avons même, jusqu'à un certain point, instrumentalisée en en faisant une source de dividendes politiques et encouragée comme source de danger.

Je vais prononcer quelques formules très provocatrices que je vous demande de ne pas mal prendre, de ne pas prendre au premier degré, la plus abrupte étant sans doute que le porte-avions Charles-de-Gaulle était parti faire la campagne électorale du PS pour les élections régionales.

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