Mission d'information sur les moyens de daech

Réunion du 12 janvier 2016 à 16h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • daech
  • musulman

La réunion

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L'audition débute à seize heures trente-cinq.

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Au nom de la mission, monsieur Burgat, je vous souhaite la bienvenue et vous présente mes voeux de bonne et heureuse année.

Vous avez été directeur de l'Institut français du Proche-Orient entre 2008 et 2013, après avoir présidé le Centre français d'archéologie et de sciences sociales de Sanaa, au Yémen, puis été chercheur au Centre d'études et de documentation économiques, juridiques et sociales au Caire. Votre connaissance approfondie du Moyen-Orient nous sera donc précieuse. Vous avez consacré une partie très importante de vos travaux aux dynamiques politiques des courants islamistes un peu partout dans le monde arabe et nous vous devons notamment deux ouvrages de référence sur le sujet : L'islamisme à l'heure d'Al-Qaïda et L'islamisme en face. Enfin, vous avez actuellement la responsabilité de la coordination d'un programme de recherches européen intitulé : « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe ».

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François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe »

Votre présence nombreuse montre votre intérêt pour les réflexions, les élucubrations de vos compatriotes intellectuels. Je viens de déclarer à une sénatrice, à l'issue d'une audition, que si elle estimait avoir tiré profit de quelques-unes de mes modestes remarques, c'est que j'ai pu les documenter grâce à l'existence d'institutions dont nous devons remercier la République, c'est-à-dire ces unités mixtes que sont les instituts de recherche à l'étranger et au sein desquels j'ai réalisé l'essentiel de ma carrière. Mon interlocutrice m'a fait cette réponse que j'ai gravée en or dans toutes les correspondances que j'ai adressées à mes autorités de tutelle : « De plus, vous coûtez si peu cher ! ». Cette remarque m'a enchanté et je l'ai colportée autant que possible. Aussi, les points de vue dont je vais vous faire part sont-ils fondés sur le privilège qui m'a été accordé de vivre six ans au Yémen, cinq ans en Égypte, sept ans en Algérie et cinq ans en Syrie puis, parce que nous en avons été chassés en 2011, au Liban.

Si je ne disposais que de cinq minutes pour m'exprimer, je vous livrerais une remarque que je fais très régulièrement : à chaque fois que j'entends les experts ou les acteurs politiques expliquer les tensions que nous vivons, nous Français, par le biais de l'islamologie, à chaque fois que j'entends dire qu'un pauvre garçon a dû être influencé par un imam radical, qu'il a dû se radicaliser sur internet, qu'il a dû lire une sourate qui n'était pas la bonne, à chaque fois que j'entends des savants islamologues nous dire que ce n'est pas là l'islam, que ce garçon n'a rien compris, qu'il n'était pas assez informé… j'interromps mon interlocuteur et l'alerte sur le fait que nous nous engageons sur une fausse piste. Si nous empruntons la voie de l'examen critique de la culture de l'autre, nous nous privons d'une perspective analytique essentielle, nous démarrons par un contresens majeur, nous nous enfermons dans l'idée que seuls les musulmans seraient responsables. Et qu'on ne me fasse pas dire ce que je ne dirai jamais, à savoir que la faute serait entièrement de l'autre côté. J'estime que les déchirures du tissu politique national sont le résultat d'un dysfonctionnement des mécanismes de la représentation politique dans laquelle nous sommes par définition tous impliqués.

Comme je suis radical, j'ajouterai que, vu que nous sommes en situation d'hégémonie, c'est nous qui sommes du bon côté du rapport de force. Notre responsabilité, dans l'échec de l'interaction en question, est par conséquent peut-être plus forte ; le problème, ce n'est pas l'islam, c'est la France, c'est nous tous, c'est notre incapacité à gérer harmonieusement une circonstance de notre histoire. Du fait même que nous demeurions hégémoniques aussi bien sur le plan international que national, notre responsabilité, j'y insiste, est importante.

Je me démarquerai par conséquent de toutes les approches qui consistent à dénoncer, d'une manière ou d'une autre, une responsabilité unilatérale.

Le dossier de Daech appelle une révision lucide de nos modes d'interaction, non pas avec le monde entier, mais avec les pays de notre ex-périphérie coloniale. Au Sénat, ce matin, un des intervenants, un Américain, a prononcé cette phrase forte : tout n'a pas commencé avec la première guerre du Golfe, mais en 1953, quand nous mettions fin à l'expérience démocratique iranienne de façon que le pays accouche d'un régime autoritaire moins préjudiciable à nos intérêts pétroliers. Quand j'évoque une révision lucide, il n'est pas question de se rouler dans la cendre en portant 99 % de la responsabilité de ce qui se passe, mais de réviser la séquence qui s'est ouverte en 1990 avec la militarisation de la diplomatie pétrolière américaine, facilitée par la fin de l'URSS, d'examiner nos postures en politique étrangère et la façon dont nous avons emprunté très souvent des raccourcis en cautionnant des systèmes autoritaires. Il s'agit ainsi de parer aux dysfonctionnements du « vivre-ensemble » international.

De la même manière, il s'agit – second point – de parer aux dysfonctionnements du « vivre-ensemble » en France. Le tissu national est en effet endommagé : il est des zones où ça gratouille, ou ça chatouille, des zones déchirées. Et je suis très pessimiste car, plutôt que d'appliquer du baume sur les plaies, on y verse du sel et même de l'acide. Toutes les majorités, au cours des deux dernières décennies, n'ont pas appréhendé la menace terroriste de façon rationnelle donc efficace. Nous l'avons même, jusqu'à un certain point, instrumentalisée en en faisant une source de dividendes politiques et encouragée comme source de danger.

Je vais prononcer quelques formules très provocatrices que je vous demande de ne pas mal prendre, de ne pas prendre au premier degré, la plus abrupte étant sans doute que le porte-avions Charles-de-Gaulle était parti faire la campagne électorale du PS pour les élections régionales.

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François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe »

Cette remarque ne s'inscrit pas dans un débat politicien, il ne s'agit pas d'une attaque contre tel courant politique.

La France, d'une manière générale, a tendance à gérer de manière électoraliste les dividendes politiques créés par la menace sécuritaire, et cela toutes couleurs politiques confondues. Un sentiment profond de la société est lié à une conjoncture historique lourde : nous sortons de la phase d'hégémonie très confortable de la période coloniale et de celle qui a immédiatement suivi. Nous sommes en effet appelés à occuper un rang plus modeste dans le concert des nations. Or nous éprouvons des difficultés à faire la différence entre telle et telle menace. Je ne suis pas pacifiste. Si nous sommes en situation de confrontation, j'entends ajuster mes lunettes pour savoir sur quoi je tape, car il n'est pas question que je m'en sépare pour taper plus fort. J'ai le sentiment que le discours politique ne nous demande plus de comprendre au prétexte que cela reviendrait de fait à excuser – nous l'avons bien constaté, il y a quelques jours, avec les propos impardonnables du Premier ministre,…

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François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe »

…qui, du reste, n'étaient pas les premiers du genre, le président d'une chaîne de télévision à vocation internationale exigeant qu'on n'y voie plus des gens qui expliqueraient les tensions en Syrie et en Irak en termes d'opposition entre chiites et sunnites car il y a, désormais – il serait temps de s'en apercevoir – les bons et les méchants.

En guise d'entrée en matière très provocatrice sur les sujets sur lesquels, à tort ou à raison, vous considérez que je puis me prévaloir d'une expérience, je dirai que, dès lors que nous adoptons une posture unilatérale pour comprendre l'origine de nos problèmes, nous sommes inefficaces et même contre-productifs. Nous devons par conséquent faire l'évaluation la plus lucide possible des dysfonctionnements du « vivre-ensemble » sur le plan international comme sur le plan national. Par dysfonctionnement du « vivre-ensemble », j'entends que la distribution des ressources entre les différentes composantes du tissu national n'est pas fonctionnelle. On me reprochera de vouloir moins de pauvres ou moins de riches – certes, dans un cas de figure idéal ; reste que nous pouvons toujours réaffecter les ressources, économiques mais aussi symboliques, à travers notre capacité à donner à tous les segments de la société la possibilité de se considérer comme accueillis à égalité dans le paysage médiatique.

J'avais pris un exemple, lors de mon audition par la commission des affaires étrangères, très surpris de ce que sa présidente n'en soit pas familière : le pire de ce que nous ayons fait jusqu'à présent a été de fabriquer de fausses élites musulmanes et de leur donner la parole au nom de leurs coreligionnaires. Le rapporteur se souvient sûrement de mon exemple et, lui, l'avait immédiatement compris car j'imagine que quand il entend l'imam Chalghoumi s'exprimer au nom des musulmans, alors qu'on a choisi ce monsieur pour son incapacité abyssale à aligner trois phrases, il se sent humilié, ostracisé, stigmatisé, comme tout Français de confession musulmane qui se demande quel peut bien être ce système qui le fait représenter par des gens dans lesquels il ne se reconnaît pas. On touche là du doigt un dysfonctionnement des mécanismes de représentation des musulmans.

À côté de ce « modèle analphabète » il y a le « modèle savant » selon lequel, dans l'espace public, nous n'acceptons que les musulmans amputés de toute dimension oppositionnelle – nous aimons bien les musulmans intelligents, pourvu qu'ils cautionnent le discours de domination sur leur communauté, faute de quoi nous les traitons d'intégristes ; en effet, ce que je dis, moi, François, si c'était Mohamed qui l'exprimait, il serait traité d'intégriste. En cessant de jouer avec les mécanismes de représentation des musulmans, vous allez ouvrir la soupape de la cocotte-minute. Laissons les musulmans adopter une posture oppositionnelle.

On m'accuse d'être trop gentil avec les musulmans. Non : j'aime bien mon pays et, du fait de l'intérêt que je lui porte, il y a vingt ans déjà, j'affirmais que si l'on avait laissé participer au débat public davantage de musulmans râleurs, protestataires, nous aurions fait moins de conneries dans les régions du monde concernées, nos politiques étrangères auraient été plus fonctionnelles et nous aurions peut-être entendu les grincements des dysfonctionnements des systèmes politiques maghrébins qui ont mis des années à parvenir à nos oreilles. Nous nous serions peut-être rendu compte qu'il ne fallait pas mettre tous nos oeufs dans le panier de Ben Ali – comme on l'a appelé jusqu'à la dernière minute. Pour ceux qui trouveraient que jusqu'à présent je n'ai tapé que sur la gauche, je vais maintenant m'en prendre à la droite (Sourires) : Mme Alliot-Marie, dans le contexte des printemps arabes, a proposé un surcroît de fonctionnalité à l'appareil répressif tunisien.

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François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe »

Je suis certain que nous sommes au-delà de divergences politiciennes.

J'y insiste, il nous faut entendre plus de voix musulmanes – mais des voix protestataires, pas de ces émasculés de la tribu des béni-oui-oui, qu'ils soient analphabètes ou savants. Mes exemples sont parfois triviaux : un Arabe pour vendre des TGV, ce peut être bien ; eh bien, un Arabe pour nous dire sa perception des dynamiques politiques du monde arabe, ce peut être bien aussi. Sachons donc nous appuyer sur une perception expurgée d'une série de contingences inhérentes à l'histoire. Nous sommes en effet en symbiose avec la petite frange des populations maghrébines qui nous disent, dans la langue que nous comprenons, ce que nous avons envie d'entendre.

J'ai écrit quelque part qu'il était vachement bien que François Hollande se soit rendu à La Marsa mais que, la prochaine fois, il faudrait qu'il aille en… Tunisie. Vous comprenez la boutade : nous ne devons pas établir de bonnes relations qu'avec le segment social et, le cas échéant, linguistique, qui nous dit dans la langue que nous comprenons ce que nous avons envie d'entendre : « Aidez-nous à lutter contre les islamistes ! » C'est dysfonctionnel. Nous devons nous montrer capables d'établir des relations avec le tissu complexe de la société dans son ensemble, y compris si l'on nous dit en arabe des choses relativement désagréables. Si nous acceptons cette interaction, nous verrons que la matrice des valeurs communes existe bien. Je ne demande pas aux Français de devenir musulmans, je ne leur demande pas de renier leurs valeurs mais de comprendre qu'elles peuvent parfois être véhiculées par des acteurs qui ne les expriment pas avec exactement les mêmes codes symboliques et, si je devais m'arrêter ici, je dirais que c'est bien là notre problème.

Présidence de M. Axel Poniatowski, vice-président

En ce qui concerne la crise syrienne, nous n'avons jamais été capables d'identifier les acteurs. Ils se répartissent en quatre catégories : deux fonctionnent avec le même logiciel – républicain et nationaliste laïque – à savoir le régime et son opposition non djihadiste et non kurde ; deux autres fonctionnent avec un logiciel d'appartenance soit confessionnelle, Daech, soit ethnique, les Kurdes. Pourquoi la crise syrienne est-elle montée par les extrêmes ? Parce que nous n'avons pas su susciter le centre. Pourquoi ? Parce que nous n'avons jamais été capables de définir des interlocuteurs islamistes républicains. Si le type dit : « Bismi-l-lâhi » (« Au nom de Dieu ») le matin, je m'en fous ; je veux savoir ce qu'il dit et ce qu'il fait après. Pour peu qu'il fonctionne selon un logiciel national, nous pouvions continuer avec lui ; or nous ne l'avons pas voulu : nous voulions créer une opposition syrienne complètement à notre image, non pas seulement laïque et républicaine – l'Armée syrienne libre (ASL) l'est déjà –, mais nous voulions – l'image vaut ce qu'elle vaut – “Johnny Walker et minijupes”. Un bon musulman, pour les Français, c'est un musulman qui n'est plus musulman.

Aussi, au coeur de notre difficulté à interagir efficacement dans le monde arabe, se trouve notre incapacité à créer une relation rationnelle avec les représentants de cette génération politique que l'on balaie d'un revers de main en l'appelant « islamiste » sans faire l'effort intellectuel de comprendre ce qui l'a produite. Notre erreur a été de faire immédiatement preuve de suspicion à son encontre. On a donné aux Syriens la cuillère mais on n'a pas voulu leur donner la fourchette de peur qu'ils ne nous la plantent dans les doigts. On n'a ainsi fait confiance qu'à une part infime d'interlocuteurs. J'étais sur le terrain, dans le camp de Za'atari, j'avais des contacts très directs avec les leaders des groupes armés qui m'ont déclaré – je cite souvent cette anecdote – : « François, si nous sommes cinq dans la pièce et qu'une belle fille entre et ne donne une rose qu'à l'un d'entre nous, les autres se demanderont ce qu'il leur est arrivé. » Ce qui est arrivé, c'est qu'ils avaient trois poils de trop. Les services secrets français, jordaniens et, jusqu'à un certain point, au risque de choquer, saoudiens, ont éliminé les groupes dont ils estimaient qu'ils n'étaient pas suffisamment laïques. Vous avez probablement vu ce film intitulé Retour à Homs, décrivant le parcours d'un jeune footballeur qui a intégré Daech. Pourquoi cela ? Parce que toutes les alternatives considérées comme modérées avaient été abandonnées, trahies par les sponsors occidentaux et, jusqu'à un certain point, arabes.

Au coeur de notre dysfonctionnement intellectuel, donc politique, tant pour ce qui concerne notre action à l'étranger qu'en France, se trouve notre incapacité à accepter que des acteurs politiques puissent se référer à leur religion – relation à la religion comparable à celle de ma grand-mère savoyarde et qui n'est donc pas aussi exotique que cela ; elle n'aurait pas laissé un franc-maçon franchir le seuil de la maison, par exemple.

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Mais elle ne lui aurait tout de même pas coupé la gorge !

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François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe »

Certes, mais on pourra y revenir – et je ne vous parle pas ici des djihadistes mais de ceux que nous avons exclus parce que nous considérions qu'ils n'étaient pas assez laïques.

Pour conclure, nous ne sommes pas capables d'établir un contact interactif efficace avec le corps médian – ainsi nourrissons-nous la montée aux extrêmes, comme ce fut le cas en Syrie.

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Vient à l'esprit le fameux mot du général de Gaulle sur l'Orient compliqué – compliqué, l'Orient l'a toujours été et il le reste. Or à l'écoute de votre propos liminaire, monsieur Burgat, on a l'impression que la responsabilité de l'Occident est totale.

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François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe »

J'ai précisé, à l'occasion de plusieurs incises, que ce n'était pas le cas, et qu'il ne fallait pas me faire dire ce que je n'avais pas dit.

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En même temps vous n'êtes pas entré totalement dans la problématique du Moyen-Orient lui-même ; mais sans doute allez-vous rééquilibrer votre propos qui donne l'impression, même si ce n'est pas ce que vous avez voulu dire, d'une culpabilisation complète de l'Occident.

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Merci pour votre passion, monsieur Burgat. Je rappellerai ce propos éclairant d'Hubert Védrine selon lequel ce ne sont plus 500 millions d'Occidentaux qui peuvent dominer le monde, imposer leur vision au reste de la planète. Il me semble qu'on n'a pas assez examiné ce point.

Je partage avec vous l'idée que la République doit réfléchir à sa capacité – qu'elle n'a plus – de donner une identité, une citoyenneté à de jeunes Français nés sur son sol et qui sont, pour des raisons familiales et autres, considérés comme musulmans – car on a tendance aujourd'hui à définir la citoyenneté de façon cultuelle – du fait de leur nom ou de leur couleur de peau.

Vous considérez que les régimes saoudien, émirati, égyptien renforcent le jeu de Daech en prônant une contre-révolution et en légitimant son discours. Quel devrait être le rôle de ces trois pays et quel discours devrait-on leur tenir ?

Ensuite, qu'est-ce qui, selon vous, pousse ces jeunes – en particulier des citoyens français, parfois des convertis – à rejoindre cette armée internationalisée qu'est Daech ?

Enfin, pensez-vous que Daech change de stratégie avec la multiplication un peu partout des attentats, alors que sa stratégie première consistait à assurer son expansion territoriale ?

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François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe »

Je me suis exprimé par écrit sur les motivations des jeunes recrutés, aussi transmettrai-je à la mission des analyses plus nuancées que celles que je vais vous livrer.

Un individu, soudain, adopte à notre égard une conduite de rupture totale, il nous regarde droit dans les yeux, nous fait un bras d'honneur, nous disant ne plus faire partie des nôtres mais d'eux. La première série de motivations est donc d'ordre négatif. Il faut comprendre pourquoi un individu rompt avec l'environnement auquel il appartenait. Très vite on va tomber sur les dysfonctionnements du « vivre-ensemble » que j'évoquais. Il faut faire attention à ne pas emprunter de raccourcis socio-économiques qui dépolitiseraient l'analyse car il ne faut pas nier à un acteur la qualité d'acteur politique. J'ai répondu synthétiquement, sur le site Rue89, à la problématique énoncée par Olivier Roy de l'islamisation de la radicalité. Selon lui, certains jeunes ont pété un câble et, s'il y a vingt ans, ils seraient devenus « Mao », ils se font aujourd'hui islamistes sans que leur évolution ait rien à voir ni avec le conflit israélo-palestinien, ni avec la colonisation qu'ils n'ont pas connue, ni avec nos bombes. Deux thèses s'affrontent, d'après Olivier Roy : la thèse culturaliste – celle de la radicalisation de l'islam aux termes de laquelle, de Bernard Lewis à Abdelwahab Meddeb, tous nos ennuis sont inhérents à la culture de l'autre : quelque chose déconne dans l'islam, les musulmans n'ont pas fait leur révolution au bon moment etc. –, et ce qu'il appelle « la vieille antienne tiers-mondiste » suivant laquelle les problèmes que nous évoquons résultent des dysfonctionnements de la décolonisation, de la résurgence de la mémoire coloniale, du message irradié par le dysfonctionnement massif du conflit israélo-arabe.

Je prends pour ma part le contre-pied de l'analyse d'Olivier Roy. Nous devons d'abord examiner les raisons pour lesquelles l'un des nôtres ne veut plus être l'un des nôtres. Alors, certes, il faudra sans doute compter avec des variables socio-économiques : il n'a pas eu le bon boulot, il est mal logé… critères que je ne nie pas mais auxquels il ne faut pas s'arrêter à moins de commettre une erreur méthodologique. Je prendrai deux exemples qui vont vous choquer pour bien faire comprendre que la microsociologie des auteurs des attentats ne suffit pas à nous informer et donc à nous donner les moyens d'agir sur le mécanisme à l'oeuvre.

Si je vous apprends – et c'est vrai – que Mohamed Atta, celui qui pilotait l'un des Boeing qui s'est écrasé sur l'une des deux tours du World Trade Center à New York en 2001, avait de gros problèmes avec sa sexualité, avec les dames, si je vous dis que l'autre avait raté le baccalauréat deux jours avant de commettre son attentat et que je vous vends ainsi l'explication d'individus en situation d'échec pour vous rendre intelligible ce qui s'est passé le fameux 11-Septembre, ne pensez-vous pas qu'il va nous manquer quelque chose, à la fin ? De la même manière, si nous donnons – et je le dis affectueusement – dans l'analyse à la Dounia Bouzar et que, aveuglés, toujours, par la microsociologie, on se contente de passer l'après-midi dans l'escalier de l'HLM de la ville de Nice d'où est parti tel djihadiste et qu'on limite son explication au fait qu'il a raté le bac, n'a pas décroché un bon boulot, on va rater quelque chose. Aussi je vous demande de faire un zoom arrière.

Souvent, je critique un dessin de Plantu représentant, d'un côté, un non-musulman agressé par un musulman et qui, mort, baigne dans son sang, et, de l'autre côté, un musulman agressé par un non-musulman et qui, pour sa part, est confronté à une épouvantable caricature qui ne lui plaît pas. C'est ce que huit ou neuf Français sur dix pensent. Or faisons un léger zoom arrière et plaçons dans le ciel des Rafale, des F16 et des drones afin de nuancer cette dichotomie simplificatrice qui voudrait que les uns manient le crayon et les autres la kalachnikov. Et, je regrette, Daech, nous les avons bombardés, puis ils nous ont bombardés ; nous allons donc les bombarder encore plus…

Pourquoi donc sommes-nous rejetés par une partie du corps social français, par une infime périphérie - ne l'oubliez jamais ? Cette infime marge nous rejette par les armes, mais bien plus nombreux sont ceux qui ne peuvent plus nous voir en peinture, croyez-moi. Dimanche dernier, je me trouvais à Saint-Denis et j'ai discuté avec les représentants d'associations musulmanes pendant quatre heures : la tension est forte ; certes, ils ne vont pas poser des bombes demain matin mais le désarroi est de tous côtés tant on n'envoie que des signaux qui contredisent ce qu'on voudrait voir. Et que voit-on ? Netanyahou défiler en tête de cinquante chefs d'État qui luttent contre le terrorisme…

En somme, je vous demande de garder à l'esprit que les dysfonctionnements que nous constatons, concernant le « vivre-ensemble », ne sont pas seulement de nature socio-économique. Les derniers arrivés souffrent de nos politiques à l'égard des pays auxquels ils sont liés, par exemple, par la confession.

Ils nous disent merde, certes, mais alors pourquoi ne partent-ils pas sur la côte Ouest des États-Unis ? Pourquoi rejoignent-ils Daech ? Nous devons donc étudier, ici, les ressources positives de Daech, en quoi cette organisation attire des gens, ce qu'elle leur propose qu'ils n'ont pas obtenu au sein de leur groupe d'origine. On peut prendre l'inverse des motivations négatives : un individu qui n'était pas assez considéré dans son tissu national d'origine bénéficiera de ce qu'on appelle en anglais un empowerment, des ressources de pouvoir qu'il n'avait pas auparavant, il jouira d'une certaine reconnaissance ; mais le phénomène va plus loin. Un jour, quelqu'un m'a dit : « Cessez de comparer les djihadistes français avec les jeunes Français de confession israélite qui vont s'engager au sein de Tsahal ! » Une mobilisation transnationale sur une base confessionnelle n'est pas un phénomène nouveau et on m'a fait valoir à très juste titre qu'un jeune qui partait au sein de Tashal casser du Palestinien dans des conditions juridiques proches de l'illégalité ou qu'un Français qui s'engageait dans les milices de l'extrême droite libanaise pendant la guerre civile n'allait pas rentrer en France, lui, pour jeter des bombes. C'est un argument de poids mais on peut tout de même y répondre : un jeune Français de confession israélite, quel que soit le discours des autorités communautaires israélites, quand il rentre, c'est dans un pays qui ne manifeste pas tous les matins une hostilité irréductible à l'encontre du pays où il s'est rendu, quand bien même un discours de propagande soutient que la France est devenue antisémite. Le jeune qui s'engage auprès de Daech, lui, a le sentiment que le terroir qu'il a quitté fait partie de ceux qui l'empêchent de vivre son rêve communautaire sunnite dans le pays qu'il a rejoint. En effet, sa motivation positive est de pouvoir faire là-bas ce qu'il ne peut pas faire en France : vivre toutes les exigences sociales de sa religiosité – ces exigences fussent-elles excessives, je ne porte pas ici de jugement mais je décris ce que ce jeune a dans la tête. Il fait sa hijra et s'aperçoit que le pays où il va pouvoir vivre son islam est menacé par le pays qu'il vient de quitter et qui l'empêchait de vivre son islam. Le malentendu qui a nourri son départ va ainsi s'exacerber quand il constatera que la France bombarde son pays d'accueil.

Présidence de M. Jean-Frédéric Poisson

Pour ce qui concerne les pays du Golfe, il me faudrait faire de grands détours, mais je vais tâcher de donner quelques points de repère.

D'abord, le ressort de la politique de l'Arabie Saoudite n'est pas idéologique. Arrêtons de penser que ce pays n'a qu'un rêve consistant à vouloir exporter son wahhabisme. Les Saoudiens n'ont qu'un rêve en se réveillant le matin : garder le pouvoir à n'importe quel prix, au prix de n'importe quelle concession idéologique, à savoir en étant capable de prendre appui sur des acteurs qui, sur le papier, leur sont hostiles. Je peux vous donner des dizaines d'exemples parmi lesquels le cas yéménite est particulièrement évocateur. Les Saoudiens ont soutenu le sud communiste contre le nord religieux au moment de la guerre civile de 1994. Au début de la crise qui a conduit à la coalition actuelle, les Saoudiens, je vous l'assure, ont soutenu les rebelles chiites, les Houthis, contre le président élu, contre le système institutionnel issu du processus de consultation nationale. Les chiites ne sont pas le vrai ennemi des Saoudiens, même s'ils le sont, certes, dans un cadre régional plus large, mais ils ne menacent pas leur trône car même s'ils doivent compter avec une minorité chiite, elle ne peut pas prétendre mettre en danger le pouvoir politique des Saoud. Les ennemis des Saoud sont sunnites !

Comme je l'ai précisé l'autre jour, la guerre n'est pas entre l'Iran et l'Arabie Saoudite, entre les chiites et les sunnites, mais il s'agit pour le régime saoudien de régler ses comptes avec son opposition car il est menacé par les modérés d'un côté et par les radicaux de l'autre. La pression des radicaux étant devenue plus forte, le régime saoudien a cessé de soutenir les Houthis qui affaiblissaient les Frères musulmans de l'Islah, ses adversaires modérés. Il a donc concentré ses efforts sur les radicaux par deux opérations : il est entré en guerre bruyamment et est allé casser du chiite à la périphérie du monde arabe pour signifier que les radicaux sunnites n'avaient pas le monopole de la défense des sunnites. Quand le régime a procédé à l'exécution de quarante-sept personnes dont quarante-trois sunnites, a-t-il voulu envoyer un message à l'Iran ? Certainement pas. Il est vrai qu'il a sous-estimé l'impact de son geste vis-à-vis de l'Iran ; il voulait en fait envoyer un message aux sunnites radicaux, leur rappeler, d'une part, que le bâton était toujours là, mais encore, d'autre part, qu'il allait les prendre sur le terrain du radicalisme anti-chiite et leur démontrer que lui aussi pouvait assassiner un ou deux chiites, dont Nimr Baqer al-Nimr qui n'était pas un terroriste, quand les autres l'étaient véritablement. Il s'agissait pour le régime de ne pas laisser à ses adversaires le monopole d'un radicalisme anti-chiite très légitimant.

Il faut donc désidéologiser notre lecture de la stratégie des monarchies du Golfe. Il est ainsi totalement faux de prétendre que le Qatar a impulsé le printemps syrien – faux, comme le montre la chronologie. Si vous viviez en Syrie, vous sauriez que la dernière colline avant d'arriver à Damas était toute éclairée par le palais de l'émir du Qatar, qui avait d'excellentes relations avec Bachar el-Assad. Il a fallu cinq semaines pour que la situation se dégrade. Le cheikh al-Qaradaoui a reproché au régime syrien de tirer avec des armes pourvues de vraies munitions contre les manifestants pacifiques. Bachar l'a très mal pris, a demandé des excuses, après quoi l'émir du Qatar a envoyé son fils pour les présenter, ce qui n'a pas suffi. La situation a dégénéré et, au bout de quatre ou cinq semaines, la chaîne de télévision al-Jazira est entrée dans la danse et le Qatar a alors soutenu l'opposition syrienne. L'Arabie Saoudite, de son côté, plus précisément les élites saoudiennes au pouvoir n'ont pas soutenu les groupes radicaux – elles étaient même plus laïques que les Qataris. Les Saoudiens voulaient avoir affaire uniquement avec les officiers qui avaient fait défection.

Débarrassons-nous donc de cette variable idéologique beaucoup trop encombrante pour expliquer le comportement des acteurs.

Si l'on considère l'Iran, les intérêts stratégiques sont beaucoup plus forts et il faut compter avec la paranoïa des élites au pouvoir qui date de l'époque où on leur a balancé l'Irak dans les jambes, avec la paranoïa suscitée par l'hostilité sunnite dans leur périphérie. De la même manière, les Saoudiens développent une paranoïa contre absolument tout ce qui menace leur pérennité au pouvoir.

De là à considérer que l'Arabie Saoudite est un Daech qui a réussi, cette idée ne me plaît pas non plus pour une raison qu'on peut lier à mon refus de l'explication islamologique de la déchirure du tissu national français. Quand on veut se rebeller, quelle que soit sa culture, quelle que soit sa langue, quelle que soit sa religion, on trouve le lexique qui légitime sa rébellion, mais ce ne sont pas ses lectures qui vont radicaliser quelqu'un ; il va devenir radical s'il prend une baffe, puis une deuxième, une troisième, puis un coup de pied, un deuxième… au bout d'un moment, il va péter un câble et prendre ce qui, dans le paysage, peut servir à exprimer, légitimer son refus, son besoin de confrontation avec l'environnement qui l'opprime – cela pourra être un langage assimilé au wahhabisme. Mais ce n'est pas le lexique des acteurs qui détermine leur comportement, ce sont des considérations politiques. Redevenons des hommes politiques dans nos raisonnements. La suridéologisation d'un différend politique permet toujours de se sortir d'une impasse alors que si on revient sur le terrain du politique, on est obligé de distribuer les responsabilités.

Ainsi ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, monsieur Poniatowski : je n'ai pas soutenu que la totalité des dysfonctionnements politiques dans le monde arabe était d'origine occidentale. J'ai ajouté, il est vrai, que la responsabilité du plus fort est plus forte que la responsabilité du plus faible – considération que j'assume : à chaque fois que c'est nous qui, dans un rapport de force, sommes en situation d'hégémonie, c'est nous qui portons la plus grande part de responsabilité dans le dysfonctionnement de la relation. Alors, oui, s'il fallait faire un choix cruel, je dirais que nous portons une part de responsabilité supérieure. Le mode d'intervention des Américains dans le tissu de la société irakienne depuis 1990 est la clef de lecture – c'est nous qui avons fabriqué ce long tunnel de violence au bout duquel apparaissent des individus en rupture totale.

Pour finir, je vous infligerai une métaphore facile à retenir. Certains considèrent que je me trouve en empathie dangereuse avec les acteurs de l'islam politique et estiment qu'on ne devrait plus m'appeler Burgat mais Burqa. Un de mes partenaires dans l'analyse de la situation syrienne s'appelle René Naba ; eh bien, depuis qu'il m'a appelé Burqa, je l'appelle René Nabachar puisque, selon moi, il est un propagandiste du régime syrien. Je préférerais toutefois une autre déformation de mon patronyme, c'est un mot inconnu du grand public français : Bucca. Camp Bucca est le camp de détention américain, en Irak, par lequel est passé presque tout le leadership de Daech – Baghdadi est sorti de Bucca. Après la machine à laver du baasisme, après la violence extrême de l'intervention américaine – je pense notamment à Falloujah –, on remet les habitants aux mains de leurs adversaires de toujours, les chiites ; aussi, au bout du tunnel de l'humiliation, on a cette catégorie d'individus en rupture absolue avec nous.

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J'ai été quelque peu surpris de vous entendre dire que le problème, c'était la France. Dans ces conditions, c'est aussi l'Espagne, le Royaume-Uni, la Belgique, le Danemark, le Canada…

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François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe »

C'est nous tous !

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Mais c'est aussi l'Algérie lorsque le Front islamique du salut (FIS) a provoqué de nombreux attentats, c'est l'Égypte… et, donc, pas seulement l'Occident.

Le sujet est la lutte contre tout ce que représente Daech. Je suis un homme politique socialiste et donc attentif aux valeurs républicaines que nous avons mis beaucoup de temps à mettre en place en France. Vous avez évoqué les dysfonctionnements du « vivre-ensemble » dans notre pays ; or ce n'est pas nouveau : ils existaient également au XIXe siècle quand les ouvriers quittaient le monde rural pour aller travailler dans les mines – et pourtant cela n'a pas débouché sur des attentats tels que ceux que nous venons de subir.

Faut-il lutter contre ce que représente Daech actuellement et sous quelle forme ? En effet, dans plusieurs régions du monde, les fondamentalistes islamiques combattent les libertés démocratiques, ce que représente l'Occident.

Vous expliquez que certains jeunes trouvent en Daech ce qu'ils n'ont pas pu trouver en Occident. Donnez-moi des exemples concrets car quand on entend le témoignage de certaines personnes qui se sont rendues en Syrie, ce qu'elles y ont trouvé n'est pas glorieux : la violence, l'arbitraire, la charia – loi monstrueuse à mes yeux. Aussi, j'y insiste, devons-nous travailler ensemble pour lutter contre Daech ?

Je suis allé aux Émirats arabes unis il y a très peu de temps en tant que président du groupe d'amitié avec ce pays, qui a créé une organisation, appelée Hedaya – peut-être la connaissez-vous –, qui est une institution internationale de formation, de dialogue, de collaboration et de recherche pour lutter, précisément, contre l'extrémisme violent. Les Émirats ont par ailleurs mis en place une nouvelle organisation, Sawab, chargée d'élaborer une contre-propagande contre Daech.

Comme vous êtes chercheur au CNRS, je souhaite vous poser une deuxième question. Je connais bien les pays du Maghreb, moins que vous, certes, mais je me suis rendu des dizaines de fois au Maroc, des dizaines de fois en Tunisie, des dizaines de fois en Égypte – je parle un peu l'arabe égyptien –, or, combien de jeunes Égyptiens m'ont demandé de venir en Europe ! Pas des dizaines, mais des centaines, des milliers ! Pourquoi veulent-ils venir ? Peut-être pensent-ils qu'en Occident il y a des valeurs positives comme la laïcité, la démocratie, la tolérance.

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Votre intervention, monsieur Burgat, présente au moins le mérite d'être directe et de permettre le débat. Je suis d'accord avec vous sur un point majeur : on peut regretter, en France, et sans doute dans d'autres pays européens, voire occidentaux, la faute structurelle consistant à vouloir traiter les problèmes de politique étrangère en fonction des problèmes de politique intérieure, en fonction des opinions publiques – c'est là un gros handicap des princes qui nous gouvernent, comme on l'a vu dans l'affaire syrienne.

Il est également exact que nous avons commis une faute en montrant des femmes très évoluées, occidentalisées, comme représentatives d'un courant profond au sein de ces pays. Ce n'est pas vrai. Je me souviendrai longtemps de ce jour, à Alger, où Yvette Roudy, féministe notoire, m'avait appelé à son secours pour la défendre contre des femmes algériennes faisant valoir qu'elles avaient leur propre culture et nous demandant d'arrêter de nous mêler de leurs affaires.

Reste, vous avez raison, une suite de frustrations nées de problèmes non résolus, de partis pris de la France dans un certain nombre de conflits qu'on a laissés pourrir. Mais il ne s'agit plus de pleurer sur la cruche cassée. Or ce qui résulte de votre exposé, c'est que nous avons chez nous un certain nombre de personnes qui ne se reconnaissent plus dans les principes de la République et qui ont adopté, si je puis dire, un autre logiciel identitaire.

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François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe »

Je n'ai pas dit cela !

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Ce sont des considérations extrêmement graves. Bien sûr qu'ils ont pris des gifles, qu'il existe des problèmes économiques et sociaux – mais ils ont une dimension religieuse qui nous échappe car la République est a-religieuse. Si je vous ai bien compris, il y aurait deux cultures qui risqueraient d'entrer en conflit, l'une n'ayant pas la même vision du monde que la nôtre, cela au sein même de cette République que nous aimons.

Comment faire pour sortir de ce hiatus ? Car si nous suivons votre logique, je suis désolé, mais il n'y a pas de solution.

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Je ne vais pas défendre M. Burgat, il n'en a pas besoin, mais, monsieur Myard, si vous permettez, cette question touche des éléments que nous avons du mal à évoquer entre nous en tant que républicains. En ce qui concerne les individus d'origine maghrébine, puisque l'on ne parle que d'eux, des individus supposés de confession musulmane – enfermement qui parfois pèse beaucoup sur ces Français –, je suis inquiet – j'ai eu l'occasion de l'exprimer devant mon groupe – d'une réalité qui dépasse la dimension socio-économique. Imaginez, en particulier, le silence auquel ils s'astreignent de peur de provoquer. Nous devons nous demander, en tant que républicains – et de toutes tendances confondues –, comment la République peut donner une identité et une citoyenneté sans qu'elles se forgent ailleurs. Or, ce phénomène ne touche plus seulement les gens en difficulté sociale mais également des gens qui ont réussi, et c'est inquiétant.

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J'ai lu votre réponse à Olivier Roy, monsieur Burgat, et j'ai noté que vous lui reconnaissiez au moins le mérite d'avoir quelque peu renversé la façon de voir les choses et de ne pas se contenter de l'approche simpliste consistant à ne voir dans le phénomène que nous évoquons qu'une radicalisation de l'islam. On ne peut toutefois s'affranchir de l'examen du parcours des personnes impliquées dans les récents attentats commis en France ou ailleurs car il s'agit peu ou prou des mêmes profils. Ce qui frappe souvent, en effet, en dépit d'exceptions – et c'est pourquoi je n'ai pas lu, pour ma part, l'article d'Olivier Roy comme excluant totalement l'explication culturelle ou cultuelle, ni l'explication tiers-mondiste – c'est la rapidité de la conversion à l'islam et du passage à l'acte, au sein de familles dont on comprend qu'elles n'étaient pas spécialement marquées par le conflit israélo-palestinien.

Je trouve un peu noire votre vision de ce qui se dit dans les milieux musulmans, en France, sur la manière dont est perçu le « vivre-ensemble » ; je n'ai en tout cas pas, dans ma circonscription, la même perception que vous. On ne peut faire abstraction du fait que, dans le cas d'individus en situation personnelle fragile, Daech, avec le système de communication très perfectionné qui caractérise cette organisation, fournit un modèle clef en main qui donne du sens à leur vie et leur donne les moyens logistiques de passer à l'acte de façon extrêmement violente. Or bien le décrypter permet de lutter efficacement contre ce type de mécanisme.

Par ailleurs, je ne trouve pas équilibrée votre position sur le conflit israélo-palestinien. On n'a rien à gagner à simplifier les choses de façon provocante comme vous le faites sur un sujet aussi sensible : vous agitez des allumettes près du gaz. Reste qu'il est utile, comme vous vous y employez, de renverser le point de vue traditionnel – Olivier Roy a su le faire à sa manière.

À partir de la vision du monde que vous développez devant nous de manière très caricaturale, quelles perspectives envisagez-vous pour la Syrie et pour l'Irak ? Car nous ne sommes pas allés en Irak par plaisir ni pour des raisons de politique intérieure, que la droite soit au pouvoir ou la gauche. De même, quand, au parti socialiste, nous avons soutenu l'intervention en Libye, ce n'était pas du tout pour appuyer Nicolas Sarkozy mais – et peut-être nous sommes-nous trompés – pour éviter un massacre à Misrata. Nous ne sommes pas du tout allés en Syrie pour nous faire plaisir ou pour gagner les élections régionales – c'eût été bien maladroit au vu de leurs résultats – mais au nom de la responsabilité de la France, alors qu'un conflit – qu'on le qualifie de guerre civile ou autre – avait déjà provoqué la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes ; et la France ne peut être suspectée d'intervenir pour défendre des intérêts pétroliers ou géostratégiques. C'est pour ces raisons que, en tant que républicains, nous avons défendu ces interventions.

Compte tenu de votre connaissance de la situation du monde arabe, pensez-vous que le processus engagé à Vienne ait un avenir ? Sinon, envisagez-vous d'autres solutions ? Car on comprend de vos propos que vous nous suggérez de nous retirer de Syrie, de cesser nos bombardements, et de laisser les acteurs régler leurs problèmes entre eux, à savoir entre Bachar el-Assad, qui a ses défauts mais qui représente le monde musulman républicain laïque, comme vous le qualifiez, et son opposition.

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François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe »

Au nombre des péchés que me reprochent les gens qui ne m'aiment pas, il y a le fait que je ne me sois pas opposé à l'intervention française en Libye. Je ne suis pas dans une posture angélique ni antinationale – mon drapeau, je l'aime beaucoup, je l'ai promené sur mon sac à dos quand, étudiant, je faisais le tour du monde ; je l'ai brandi, au Yémen, en 2003, alors que les gens nous applaudissaient, dans les villages, parce que nous étions, en tant que Français, identifiés à la sagesse de M. de Villepin.

Quand je dis que le problème, c'est la France, j'entends que la désignation unilatérale des responsables de la violence n'est pas fonctionnelle ; ce n'est pas qu'elle n'est pas gentille, je raisonne de façon cynique : si nous voulons résoudre le problème, nous devons cesser de désigner une composante du tissu national. C'est en ce sens que je considère que le problème, c'est la France. Et, oui, le problème, c'est l'Europe, c'est chacune des enceintes politiques où on ne règle pas ses comptes à l'aide des mécanismes institutionnels. Or si les mécanismes de représentation ne fonctionnent pas, il en résulte répression et radicalisme politique.

Je me méfie de l'idée selon laquelle la communication de Daech serait l'origine du problème. Il s'agit-là d'une sorte d'atavisme analytique qui nous mène directement au contresens. Je pourrais vous faire l'historique de cette propension jusqu'à l'utilisation par les islamistes de cassettes audio. Nous avons toujours éprouvé un certain déplaisir à voir chez ceux qui nous résistaient une capacité à utiliser les technologies de communication comparables aux nôtres ; et le dernier affront de ces salauds contre nous est de faire des vidéos de propagande aussi efficaces que les films hollywoodiens, ce qui nous apparaît insupportable. Je ne pense pas qu'il faille nous concentrer sur les formes, sur les vecteurs de l'expression de la mauvaise humeur de l'autre, parce que nous serons systématiquement conduits, ainsi, à avoir les mêmes réflexes de dépolitisation de leur action. Je vous ramènerai tout le temps, pour ma part, à une constante : si nous sommes les destinataires d'un certain coefficient d'hostilité, c'est que nous avons manqué un certain nombre de nos tâches vis-à-vis de l'autre.

Pour nuancer ce que j'ai dit pour me démarquer d'Olivier Roy, j'admets que s'il existe un dénominateur commun selon lequel les djihadistes sont plutôt des gens qui ne s'étaient pas complètement accomplis, on compte de très nombreuses exceptions. Olivier Roy affirme que les djihadistes sont rejetés par leur milieu familial ; eh bien, moi, je lui propose de l'emmener à Aix-en-Provence voir la famille Ayachi : le père a suivi le fils qui venait de mourir au djihad. Nous avons d'autres exemples où c'est la mère qui a suivi la fille. Ce n'est pas parce que la famille d'un djihadiste sait bien qu'elle ne peut tenir qu'un discours de criminalisation totale de ce qu'il a fait, qu'il faut croire que le mal-vivre de ceux qui passent à l'acte ne trouve aucun écho chez les musulmans de France. Bien sûr, des musulmans de France se félicitent de tous les progrès accomplis grâce aux mécanismes politiques et se sentent mieux intégrés mais chaque déclaration, pour l'heure, à mon avis, nous entraîne dans le mauvais sens.

Monsieur Pueyo, selon moi, les Émirats arabes unis, c'est le pire des pays de la région. Cela dit je les aime bien moi aussi, je les ai traversés en voiture et j'en ai une certaine connaissance sociologique. Reste que la diplomatie des Émiratis et des Saoudiens à l'égard des printemps arabes, à l'exception de la Syrie, a oeuvré pour déclencher des proxy wars (guerres par procuration) afin de les faire capoter : les responsables d'Ennahdha avaient très peur de l'interventionnisme des Émiratis destiné à soutenir l'ancien régime. Les Émiratis ont une peur absolue non pas seulement des radicaux mais, eux aussi, des modérés. Leur dispositif diplomatique consiste donc à discréditer ce qui s'est passé en Tunisie et qu'ils ne peuvent pas supporter : une transition à la régulière qui ne débouche pas sur le chaos. Et le jeu actuel des Émirats dans la région me paraît extrêmement pervers.

Pour ce qui est de la déradicalisation idéologique, elle va consister à réapprendre aux intéressés à lire le coran dans le bon sens, à leur expliquer que cette sourate-là n'est pas bonne… Je ne crois pas à de tels mécanismes car je crois que la radicalisation n'est pas idéologique mais politique. Ce sont donc les dysfonctionnements du politique qu'il faut traiter. Si vous me torturez, je vais devenir un intégriste savoyard et j'entrerai en tension, moi qui suis de la basse Savoie, avec les gens de la Haute-Savoie et je trouverai un lexique pour exprimer la légitimité de mon combat. Or si l'on se fixe sur le seul lexique, alors on organisera des séminaires de déradicalisation…

Vous avez trouvé que je m'exprimais de façon provocatrice ; je vais aggraver mon cas. J'ai été sollicité pour participer à un séminaire de déradicalisation. J'ai accepté à condition que, dans la salle, il n'y ait pas que des musulmans : il faut que nous nous examinions tous. C'est en ce sens que j'affirme que le problème, c'est la France et pas les musulmans : nous allons tous examiner ce qui, dans nos comportements respectifs – c'est-à-dire que je ne m'oublie pas –, empêche que la mayonnaise citoyenne ne prenne.

Vous considérez que j'ai « noirci » le conflit israélo-arabe, que je l'ai traité simplement. En quoi ? Dès lors que, quand la guerre de Gaza commence au mois d'août, il nous faut quinze jours de répression militaire pour que notre ministre des affaires étrangères prononce le mot « massacre », dès lors que la manifestation la plus importante qui se déroule dans Paris conduit le journal Libération à titrer sur « les nouveaux antisémites », dès lors que l'arme de l'antisémitisme est brandie systématiquement quand s'expriment des réticences face aux raccourcis que prend le gouvernement Netanyahou, vous pouvez bien continuer de parler de déradicalisation, à espérer faire des programmes de réhabilitation de nos valeurs, ce sera en vain.

Le plus important –et je m'adresse en particulier à monsieur Myard – est qu'on ne refuse pas nos valeurs, qui sont des valeurs communes. L'illustre une phrase très forte que m'a dite il y a vingt ans un leader des Frères musulmans jordaniens, Leith Chbeilat, une phrase gravée dans ma mémoire : « François, si, simplement, l'Occident respectait ses valeurs, nous serions tous occidentaux. » Ceux qui sont en tension avec le centre, en France, ne luttent pas contre nos valeurs mais contre notre incapacité à les respecter. La France est perçue comme un pays dont les lumières n'éclairent qu'un côté de la route, un pays dont les valeurs sont à géométrie variable, où le service public est celui des uns et pas des autres. Voilà ce qui est au coeur du dysfonctionnement du « vivre-ensemble » : le « deux poids, deux mesures ». Hier soir, sur Arte, au cours d'une émission où l'on entendait Philippe Val, je n'ai pas pu résister à dire de nouveau une grosse bêtise : comment peut-on continuer à nous dire que Charlie Hebdo est le temple de la liberté de penser alors qu'en vingt-quatre heures on a vidé Siné pour avoir fait une plaisanterie jugée antisémite ? Comment voulez-vous vendre cette idée des Lumières, des valeurs à de jeunes collégiens lorsqu'ils peuvent dégainer un argument aussi péremptoire ? Songez de nouveau à la caricature : un musulman agressé, ce n'est pas seulement un musulman qui regarde une caricature, c'est un musulman qui subit les bombardements des drones américains, des Rafale français et des F16 israéliens.

Tant que nous aurons cette épine dans le pied – le non-respect par nous-mêmes de nos valeurs –, nous aurons une grande difficulté à affirmer leur universalité. Mais, encore une fois, monsieur Myard, ce n'est pas, je le répète, parce que certains pour qui la religion tient une place importante disent « Bismi-l-lâhi » le matin que je vais me séparer d'eux ; je vais voir ce qu'ils font après. Donnent-ils dans le sectarisme et le radicalisme, comme Daech, ce serait franchir une ligne rouge que je trace moi aussi, me trouvant du même côté que vous et je laisse cours alors à ma violence républicaine. Mais s'ils gèrent simplement le politique dans le cadre de l'agenda républicain tout en ayant un coefficient de religiosité plus fort, je ne couperai pas les ponts ; or c'est ce que nous avons fait. Ainsi, nous n'avons pas voulu les bisounours égyptiens et nous avons les djihadistes ; en stigmatisant des acteurs politiques dont l'agenda, concrètement, était acceptable, compatible avec nos valeurs, nous avons contribué à l'émergence d'une nouvelle catégorie d'acteurs politiques beaucoup plus inquiétante.

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J'en reviens à la scène moyen-orientale : je suis d'avis, comme vous et comme beaucoup, que ce ne sont pas les Occidentaux, quels qu'ils soient, qui vont régler les problèmes qui se posent dans cette partie du monde où ils ont déjà fait la preuve de leur incapacité.

Quelles sont dès lors, à vos yeux, les perspectives de sortie de crise ? On a, d'une part – vous y êtes revenu – l'antagonisme entre l'Iran et l'Arabie Saoudite et, de l'autre, des conflits suffisamment complexes pour que je n'en saisisse pas toute la subtilité. Je constate seulement l'existence d'une masse de problèmes, d'obstacles tels qu'on se demande vraiment comment parvenir à retrouver ou donner une certaine stabilité à cet espace dont nous dépendons. Surtout, comment faire durer une telle stabilité en tâchant de faire en sorte qu'elle soit acceptée sur place, une stabilité imposée n'ayant aucun sens – nous avons vu ce que cela a donné quand nous nous y sommes essayés. Peut-on envisager une évolution positive de la situation et comment l'Occident peut-il y contribuer ?

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Je trouve votre discours provocateur salutaire, monsieur Burgat, en ce qu'il permet d'aller au fond des choses même si l'on ne partage pas l'intégralité de ce que vous affirmez. Vous nous obligez à garder les yeux ouverts, à ne pas réfléchir avec un seul hémisphère de notre cerveau et donc à analyser la situation non seulement du point de vue occidental mais aussi du point de vue de ceux que nous combattons aujourd'hui. Les comprendre, c'est mieux les percer à jour et, peut-être, mieux nous défendre demain.

Je souhaite que nous en revenions à l'intitulé de la présente mission : son objet n'est pas de définir la façon dont nous sortirons de la crise moyen-orientale mais d'examiner le financement de Daech. Je souhaite que vous utilisiez votre connaissance de ce monde pour nous dire qui a intérêt à faire prospérer Daech, ce qui pourrait nous guider dans nos recherches ultérieures. Vous nous avez très bien expliqué que l'intérêt des Saoudiens n'était pas l'extension du wahhabisme mais le maintien de la dynastie actuelle au pouvoir. Au-delà de ceux qui se livrent à un commerce classique – marché noir, pétrole, oeuvres d'art… – quels sont les alliés objectifs de Daech dans le monde arabe, occidental ou asiatique ?

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À propos de l'affaire syrienne, vous avez longuement évoqué Daech, monsieur Burgat, mais pas les minorités ; quel est votre sentiment sur ce point particulier ? Ensuite, pour vous, internet n'est pas le problème. Or nous avons auditionné avant vous Myriam Benraad qui, elle, nous a assuré tout le contraire et qu'il faudrait presque éradiquer internet.

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En effet, il s'agit de mon interprétation des propos de madame Benraad.

En outre, je souhaite connaître votre sentiment à propos de Bachar el-Assad : devrions-nous avoir avec lui des contacts, comme certains de nos collègues qui l'ont rencontré, ou bien devons-nous continuer de l'ignorer ?

Enfin, certains se sont sentis blessés par les caricatures ; or, si les réactions qu'elles ont provoquées sont inacceptables, condamnables, n'y a-t-il pas des limites à la provocation, ainsi que je me l'étais demandé au lendemain des attentats de janvier 2015 ?

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François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe »

Les modalités de la sortie de crise échappent complètement au rôle de quelqu'un qui se veut chercheur en sciences sociales mais je vais me mouiller. La sortie de crise, selon moi, ne passe pas par l'écrasement militaire de Daech. Cet écrasement est éventuellement pensable mais il n'y a pas de relève politique actuellement. Il y a un peu plus d'un mois, je me trouvais à Erbil et je m'entretenais avec un haut responsable religieux sunnite. J'ai été frappé par son éloquence : en quelques minutes, beaucoup plus convaincant qu'un Saoudien, il m'a expliqué toutes les raisons pour lesquelles un musulman kurde sunnite ne pouvait pas manger du pain de Daech. Quelle est l'alternative, lui ai-je demandé ? « Il n'y en a pas, Burgat, m'a-t-il répondu ; ils se sont alliés avec les chiites, ça a donné ce que ça a donné ; ils se sont alliés avec les Américains, ça a donné ce que ça a donné… » Que va-t-il alors se passer ? « Ça va durer, puis ça va forcément changer. S'ils ne vivent que de la ressource de la terreur, il y aura forcément une interaction et les choses vont évoluer. »

Je dis parfois que si je n'ai rien compris à l'Irak, c'est parce que j'étais trop ami avec Hocham Daoud, lui-même étant trop proche de Nouri al-Maliki : aussi ne m'a-t-il pas informé que l'Irak dysfonctionnait massivement. C'est ce que je lui ai dit tout à l'heure amicalement au Sénat. Hocham Daoud, dans un article qu'il a publié dans L'Humanité il y a quelques jours, affirme quelque chose d'essentiel et nous avertit : si vous mettez Daech par terre sans avoir prévu de solution institutionnelle alternative, vous allez fabriquer quelque chose d'encore pire. Donc, je le répète, la porte de sortie de la crise syrienne n'est pas l'écrasement militaire de Daech. Je vais vous confier un secret : il y a au moins un membre du Gouvernement qui était d'accord avec moi quand je l'ai affirmé avec une rare violence sur l'antenne de Radio France internationale (RFI), ministre dont le directeur de cabinet m'a appelé pour me rencontrer, me disant du bien de mon argumentaire.

C'est que nous sommes entrés dans la crise syrienne par la mauvaise porte. Nous avons expliqué au monde entier pendant quatre ans que nous ne pouvions rien faire, à cette nuance près que nous avons déclaré, après le massacre à l'arme chimique, que nous étions éventuellement prêts à y aller. Et la question n'est pas de mener, ou pas, une politique d'ingérence puisque la crise syrienne est déjà le produit d'une ingérence massive : il n'y aurait pas eu de crise sans l'ingérence iranienne et russe. Depuis 2012, le régime syrien vit d'une perfusion de ressources militaires étrangères. La crise syrienne est internationale. N'aurions-nous pas dû, à tel moment, rééquilibrer les ressources militaires pour rendre possible une sortie politique ?

Le représentant de l'Union européenne, encore à Damas, m'a déclaré ne pas croire aux négociations annoncées parce que, pour qu'il y ait une transaction politique, il faut que les deux acteurs sentent qu'il s'agit d'une porte de sortie. Or Bachar al-Assad n'a plus besoin de porte de sortie : toute son opposition militairement dangereuse est fracassée par les frappes russes. En une phrase : la porte de sortie de la crise syrienne revient à abandonner l'option « tous contre Daech et seulement contre Daech », organisation qu'on doit donc laisser subsister un certain temps, et consiste à reprendre le processus politique en Syrie qui ne sera possible que si nous ne chatouillons pas Bachar al-Assad. Les Russes sont cyniques, ils ne sont pas amoureux de Bachar al-Assad, ils veulent nous ennuyer, nous faire un bras d'honneur, attitude à laquelle il faut ajouter un coefficient d'islamophobie chez Poutine. L'Iran et la Russie doivent être les acteurs de ce changement.

J'en viens à la question sur les minorités avec une phrase provocatrice : Bachar al-Assad n'est pas le protecteur des minorités, mais il les instrumentalise pour se protéger. Si vous voulez que des minorités vivent bien dans leur environnement, il faut vous occuper de la majorité. Il faut que le système politique, dans cette région du monde, soit fonctionnel pour que personne n'éprouve le besoin de s'en prendre au plus faible pour envoyer des messages aux Occidentaux afin de les faire changer de dispositif. La question des minorités ne peut pas être le prisme à travers lequel nous lisons la crise.

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Le nombre des victimes est important, tout de même !

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François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe »

Certes, mais elles ne peuvent pas être ce qui détermine notre action. L'autre jour, j'entendais un débat sur l'Irak et l'un des protagonistes déplorait le départ des chrétiens de Mossoul. Son interlocuteur, de Mossoul, lui a répondu que, depuis trois ans, 5 % des chrétiens en sont partis mais que si l'on prend le chiffre des dix dernières années, il s'élève à 60 % ! Le statut des minorités dans le tissu politique oriental n'a pas été structurellement affecté par les derniers épisodes, mais il a été instrumentalisé de façon particulièrement visible. Aussi le départ des chrétiens d'Irak est-il un phénomène structurel qui n'a pas du tout attendu l'émergence de Daech. Encore une fois, pour protéger les minorités, il faut s'occuper efficacement de la majorité. Il faut que le système politique redevienne fonctionnel dans l'ensemble de l'espace concerné afin que le segment faible de la société ne paie pas le prix de la tension, du dysfonctionnement du système politique central. Ainsi, quand un couple va mal, c'est la femme qui en paie le prix et parfois c'est le chien qui reçoit des coups de pied.

Pour ce qui concerne la question posée par M. Faure, il faut comprendre que Daech peut occuper un certain espace grâce à ses ressources propres. Il faut arrêter de considérer qu'il s'agit d'une marionnette de l'Arabie Saoudite. Toutefois, dans certains cas, la présence de Daech n'est pas due à la présence de ressources positives mais à une manoeuvre tactique du régime syrien. Si Daech est entré dans Palmyre, où l'armée syrienne n'a absolument pas combattu, j'ai le sentiment que c'est parce que le régime souhaitait que les soldats de Daech fassent ce qu'on savait bien qu'ils allaient faire : nous emmerder, frapper où ça fait mal, à savoir toucher les antiquités. Qui souhaite le maintien de Daech ? Celui qui l'instrumentalise, à savoir – c'est une évidence absolue – le régime syrien. Je me souviens, lors des négociations de Genève I, qu'un membre de la délégation syrienne brandissait sa tablette ou son téléphone portable en disant : « Vous voulez que je vous montre le siège de Daech à Rakka ? Pourquoi ne le bombardez-vous pas ? » Le régime syrien ne s'en est pas pris de façon frontale à Daech. Depuis le début du conflit, il voulait Daech qui lui-même ne voulait pas, en priorité absolue, la fin du régime syrien.

L'internationalisation du conflit s'est bien sûr également réalisée au profit de Daech mais je ne pense pas que le phénomène des djihadistes sans frontières, des sunnites en colère venus de 170 pays, fasse basculer le rapport de force du point de vue militaire, quand bien même ces enfants ont dans la poche une arme qui compte sur le terrain : l'attentat-suicide.

Pour ce qui est de l'influence des acteurs étatiques, il faut toujours établir une dichotomie entre les régimes et les opposants : vous avez énormément de Saoudiens au sein de Daech mais aussi de très nombreux Kurdes. On peut dire que les rangs de Daech sont composés des sunnites mécontents, des citoyens du monde qui, dans 170 pays, se sentent exclus et cherchent à se venger et à s'épanouir ailleurs. Par conséquent, Daech profite des dysfonctionnements des systèmes politiques régionaux et internationaux. Qui a intérêt à l'existence de Daech ? Une grande partie des opposants saoudiens – et l'Arabie Saoudite est un régime malade –, ses opposants pensant que le renouvellement politique de ce pays passe par une victoire de Daech. L'organisation ne compte pas, en revanche, d'Iraniens du fait de la fracture sectaire. Ainsi ai-je commenté ironiquement l'arrivée au pouvoir des Houthis à Sanaa en estimant qu'on pouvait au moins être sûrs que la guerre contre Al-Qaïda allait prendre un tournant tant on reprochait à l'ancien gouvernement de faire seulement mine de lutter contre cette organisation. Reste que la fracture sectaire les empêche, tout comme les Iraniens, de soutenir Daech. En dehors de cette fracture sectaire, ce sont tous les mécontents des systèmes politiques de la région qui soutiennent Daech et cela représente pas mal de monde, voilà le problème.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie pour votre intervention, monsieur Burgat.

L'audition s'achève à dix-huit heures cinq.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur les moyens de DAECH

Réunion du mardi 12 janvier 2016 à 16 h 30.

Présents. – M. Kader Arif, M. Xavier Breton, M. Guy-Michel Chauveau, M. Alain Claeys, M. Jean-Louis Destans, M. Olivier Faure, M. Yves Fromion, M. Hervé Gaymard, M. Jean-Marc Germain, M. Serge Janquin, Mme Sandrine Mazetier, M. Jean-Claude Mignon, M. Jacques Myard, M. Sébastien Pietrasanta, M. Jean-Frédéric Poisson, M. Axel Poniatowski, M. Joaquim Pueyo, .Mme Marie Récalde, M. Eduardo Rihan Cypel, M. François Rochebloine.

Excusés. –.Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. François Loncle.

Autres députés non membres : M. Jacques Valax.