Intervention de François Burgat

Réunion du 12 janvier 2016 à 16h30
Mission d'information sur les moyens de daech

François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe » :

Je me suis exprimé par écrit sur les motivations des jeunes recrutés, aussi transmettrai-je à la mission des analyses plus nuancées que celles que je vais vous livrer.

Un individu, soudain, adopte à notre égard une conduite de rupture totale, il nous regarde droit dans les yeux, nous fait un bras d'honneur, nous disant ne plus faire partie des nôtres mais d'eux. La première série de motivations est donc d'ordre négatif. Il faut comprendre pourquoi un individu rompt avec l'environnement auquel il appartenait. Très vite on va tomber sur les dysfonctionnements du « vivre-ensemble » que j'évoquais. Il faut faire attention à ne pas emprunter de raccourcis socio-économiques qui dépolitiseraient l'analyse car il ne faut pas nier à un acteur la qualité d'acteur politique. J'ai répondu synthétiquement, sur le site Rue89, à la problématique énoncée par Olivier Roy de l'islamisation de la radicalité. Selon lui, certains jeunes ont pété un câble et, s'il y a vingt ans, ils seraient devenus « Mao », ils se font aujourd'hui islamistes sans que leur évolution ait rien à voir ni avec le conflit israélo-palestinien, ni avec la colonisation qu'ils n'ont pas connue, ni avec nos bombes. Deux thèses s'affrontent, d'après Olivier Roy : la thèse culturaliste – celle de la radicalisation de l'islam aux termes de laquelle, de Bernard Lewis à Abdelwahab Meddeb, tous nos ennuis sont inhérents à la culture de l'autre : quelque chose déconne dans l'islam, les musulmans n'ont pas fait leur révolution au bon moment etc. –, et ce qu'il appelle « la vieille antienne tiers-mondiste » suivant laquelle les problèmes que nous évoquons résultent des dysfonctionnements de la décolonisation, de la résurgence de la mémoire coloniale, du message irradié par le dysfonctionnement massif du conflit israélo-arabe.

Je prends pour ma part le contre-pied de l'analyse d'Olivier Roy. Nous devons d'abord examiner les raisons pour lesquelles l'un des nôtres ne veut plus être l'un des nôtres. Alors, certes, il faudra sans doute compter avec des variables socio-économiques : il n'a pas eu le bon boulot, il est mal logé… critères que je ne nie pas mais auxquels il ne faut pas s'arrêter à moins de commettre une erreur méthodologique. Je prendrai deux exemples qui vont vous choquer pour bien faire comprendre que la microsociologie des auteurs des attentats ne suffit pas à nous informer et donc à nous donner les moyens d'agir sur le mécanisme à l'oeuvre.

Si je vous apprends – et c'est vrai – que Mohamed Atta, celui qui pilotait l'un des Boeing qui s'est écrasé sur l'une des deux tours du World Trade Center à New York en 2001, avait de gros problèmes avec sa sexualité, avec les dames, si je vous dis que l'autre avait raté le baccalauréat deux jours avant de commettre son attentat et que je vous vends ainsi l'explication d'individus en situation d'échec pour vous rendre intelligible ce qui s'est passé le fameux 11-Septembre, ne pensez-vous pas qu'il va nous manquer quelque chose, à la fin ? De la même manière, si nous donnons – et je le dis affectueusement – dans l'analyse à la Dounia Bouzar et que, aveuglés, toujours, par la microsociologie, on se contente de passer l'après-midi dans l'escalier de l'HLM de la ville de Nice d'où est parti tel djihadiste et qu'on limite son explication au fait qu'il a raté le bac, n'a pas décroché un bon boulot, on va rater quelque chose. Aussi je vous demande de faire un zoom arrière.

Souvent, je critique un dessin de Plantu représentant, d'un côté, un non-musulman agressé par un musulman et qui, mort, baigne dans son sang, et, de l'autre côté, un musulman agressé par un non-musulman et qui, pour sa part, est confronté à une épouvantable caricature qui ne lui plaît pas. C'est ce que huit ou neuf Français sur dix pensent. Or faisons un léger zoom arrière et plaçons dans le ciel des Rafale, des F16 et des drones afin de nuancer cette dichotomie simplificatrice qui voudrait que les uns manient le crayon et les autres la kalachnikov. Et, je regrette, Daech, nous les avons bombardés, puis ils nous ont bombardés ; nous allons donc les bombarder encore plus…

Pourquoi donc sommes-nous rejetés par une partie du corps social français, par une infime périphérie - ne l'oubliez jamais ? Cette infime marge nous rejette par les armes, mais bien plus nombreux sont ceux qui ne peuvent plus nous voir en peinture, croyez-moi. Dimanche dernier, je me trouvais à Saint-Denis et j'ai discuté avec les représentants d'associations musulmanes pendant quatre heures : la tension est forte ; certes, ils ne vont pas poser des bombes demain matin mais le désarroi est de tous côtés tant on n'envoie que des signaux qui contredisent ce qu'on voudrait voir. Et que voit-on ? Netanyahou défiler en tête de cinquante chefs d'État qui luttent contre le terrorisme…

En somme, je vous demande de garder à l'esprit que les dysfonctionnements que nous constatons, concernant le « vivre-ensemble », ne sont pas seulement de nature socio-économique. Les derniers arrivés souffrent de nos politiques à l'égard des pays auxquels ils sont liés, par exemple, par la confession.

Ils nous disent merde, certes, mais alors pourquoi ne partent-ils pas sur la côte Ouest des États-Unis ? Pourquoi rejoignent-ils Daech ? Nous devons donc étudier, ici, les ressources positives de Daech, en quoi cette organisation attire des gens, ce qu'elle leur propose qu'ils n'ont pas obtenu au sein de leur groupe d'origine. On peut prendre l'inverse des motivations négatives : un individu qui n'était pas assez considéré dans son tissu national d'origine bénéficiera de ce qu'on appelle en anglais un empowerment, des ressources de pouvoir qu'il n'avait pas auparavant, il jouira d'une certaine reconnaissance ; mais le phénomène va plus loin. Un jour, quelqu'un m'a dit : « Cessez de comparer les djihadistes français avec les jeunes Français de confession israélite qui vont s'engager au sein de Tsahal ! » Une mobilisation transnationale sur une base confessionnelle n'est pas un phénomène nouveau et on m'a fait valoir à très juste titre qu'un jeune qui partait au sein de Tashal casser du Palestinien dans des conditions juridiques proches de l'illégalité ou qu'un Français qui s'engageait dans les milices de l'extrême droite libanaise pendant la guerre civile n'allait pas rentrer en France, lui, pour jeter des bombes. C'est un argument de poids mais on peut tout de même y répondre : un jeune Français de confession israélite, quel que soit le discours des autorités communautaires israélites, quand il rentre, c'est dans un pays qui ne manifeste pas tous les matins une hostilité irréductible à l'encontre du pays où il s'est rendu, quand bien même un discours de propagande soutient que la France est devenue antisémite. Le jeune qui s'engage auprès de Daech, lui, a le sentiment que le terroir qu'il a quitté fait partie de ceux qui l'empêchent de vivre son rêve communautaire sunnite dans le pays qu'il a rejoint. En effet, sa motivation positive est de pouvoir faire là-bas ce qu'il ne peut pas faire en France : vivre toutes les exigences sociales de sa religiosité – ces exigences fussent-elles excessives, je ne porte pas ici de jugement mais je décris ce que ce jeune a dans la tête. Il fait sa hijra et s'aperçoit que le pays où il va pouvoir vivre son islam est menacé par le pays qu'il vient de quitter et qui l'empêchait de vivre son islam. Le malentendu qui a nourri son départ va ainsi s'exacerber quand il constatera que la France bombarde son pays d'accueil.

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