Intervention de François Burgat

Réunion du 12 janvier 2016 à 16h30
Mission d'information sur les moyens de daech

François Burgat, directeur de recherche au CNRS, coordonnateur du programme « Quand l'autoritarisme échoue dans le monde arabe » :

Au nombre des péchés que me reprochent les gens qui ne m'aiment pas, il y a le fait que je ne me sois pas opposé à l'intervention française en Libye. Je ne suis pas dans une posture angélique ni antinationale – mon drapeau, je l'aime beaucoup, je l'ai promené sur mon sac à dos quand, étudiant, je faisais le tour du monde ; je l'ai brandi, au Yémen, en 2003, alors que les gens nous applaudissaient, dans les villages, parce que nous étions, en tant que Français, identifiés à la sagesse de M. de Villepin.

Quand je dis que le problème, c'est la France, j'entends que la désignation unilatérale des responsables de la violence n'est pas fonctionnelle ; ce n'est pas qu'elle n'est pas gentille, je raisonne de façon cynique : si nous voulons résoudre le problème, nous devons cesser de désigner une composante du tissu national. C'est en ce sens que je considère que le problème, c'est la France. Et, oui, le problème, c'est l'Europe, c'est chacune des enceintes politiques où on ne règle pas ses comptes à l'aide des mécanismes institutionnels. Or si les mécanismes de représentation ne fonctionnent pas, il en résulte répression et radicalisme politique.

Je me méfie de l'idée selon laquelle la communication de Daech serait l'origine du problème. Il s'agit-là d'une sorte d'atavisme analytique qui nous mène directement au contresens. Je pourrais vous faire l'historique de cette propension jusqu'à l'utilisation par les islamistes de cassettes audio. Nous avons toujours éprouvé un certain déplaisir à voir chez ceux qui nous résistaient une capacité à utiliser les technologies de communication comparables aux nôtres ; et le dernier affront de ces salauds contre nous est de faire des vidéos de propagande aussi efficaces que les films hollywoodiens, ce qui nous apparaît insupportable. Je ne pense pas qu'il faille nous concentrer sur les formes, sur les vecteurs de l'expression de la mauvaise humeur de l'autre, parce que nous serons systématiquement conduits, ainsi, à avoir les mêmes réflexes de dépolitisation de leur action. Je vous ramènerai tout le temps, pour ma part, à une constante : si nous sommes les destinataires d'un certain coefficient d'hostilité, c'est que nous avons manqué un certain nombre de nos tâches vis-à-vis de l'autre.

Pour nuancer ce que j'ai dit pour me démarquer d'Olivier Roy, j'admets que s'il existe un dénominateur commun selon lequel les djihadistes sont plutôt des gens qui ne s'étaient pas complètement accomplis, on compte de très nombreuses exceptions. Olivier Roy affirme que les djihadistes sont rejetés par leur milieu familial ; eh bien, moi, je lui propose de l'emmener à Aix-en-Provence voir la famille Ayachi : le père a suivi le fils qui venait de mourir au djihad. Nous avons d'autres exemples où c'est la mère qui a suivi la fille. Ce n'est pas parce que la famille d'un djihadiste sait bien qu'elle ne peut tenir qu'un discours de criminalisation totale de ce qu'il a fait, qu'il faut croire que le mal-vivre de ceux qui passent à l'acte ne trouve aucun écho chez les musulmans de France. Bien sûr, des musulmans de France se félicitent de tous les progrès accomplis grâce aux mécanismes politiques et se sentent mieux intégrés mais chaque déclaration, pour l'heure, à mon avis, nous entraîne dans le mauvais sens.

Monsieur Pueyo, selon moi, les Émirats arabes unis, c'est le pire des pays de la région. Cela dit je les aime bien moi aussi, je les ai traversés en voiture et j'en ai une certaine connaissance sociologique. Reste que la diplomatie des Émiratis et des Saoudiens à l'égard des printemps arabes, à l'exception de la Syrie, a oeuvré pour déclencher des proxy wars (guerres par procuration) afin de les faire capoter : les responsables d'Ennahdha avaient très peur de l'interventionnisme des Émiratis destiné à soutenir l'ancien régime. Les Émiratis ont une peur absolue non pas seulement des radicaux mais, eux aussi, des modérés. Leur dispositif diplomatique consiste donc à discréditer ce qui s'est passé en Tunisie et qu'ils ne peuvent pas supporter : une transition à la régulière qui ne débouche pas sur le chaos. Et le jeu actuel des Émirats dans la région me paraît extrêmement pervers.

Pour ce qui est de la déradicalisation idéologique, elle va consister à réapprendre aux intéressés à lire le coran dans le bon sens, à leur expliquer que cette sourate-là n'est pas bonne… Je ne crois pas à de tels mécanismes car je crois que la radicalisation n'est pas idéologique mais politique. Ce sont donc les dysfonctionnements du politique qu'il faut traiter. Si vous me torturez, je vais devenir un intégriste savoyard et j'entrerai en tension, moi qui suis de la basse Savoie, avec les gens de la Haute-Savoie et je trouverai un lexique pour exprimer la légitimité de mon combat. Or si l'on se fixe sur le seul lexique, alors on organisera des séminaires de déradicalisation…

Vous avez trouvé que je m'exprimais de façon provocatrice ; je vais aggraver mon cas. J'ai été sollicité pour participer à un séminaire de déradicalisation. J'ai accepté à condition que, dans la salle, il n'y ait pas que des musulmans : il faut que nous nous examinions tous. C'est en ce sens que j'affirme que le problème, c'est la France et pas les musulmans : nous allons tous examiner ce qui, dans nos comportements respectifs – c'est-à-dire que je ne m'oublie pas –, empêche que la mayonnaise citoyenne ne prenne.

Vous considérez que j'ai « noirci » le conflit israélo-arabe, que je l'ai traité simplement. En quoi ? Dès lors que, quand la guerre de Gaza commence au mois d'août, il nous faut quinze jours de répression militaire pour que notre ministre des affaires étrangères prononce le mot « massacre », dès lors que la manifestation la plus importante qui se déroule dans Paris conduit le journal Libération à titrer sur « les nouveaux antisémites », dès lors que l'arme de l'antisémitisme est brandie systématiquement quand s'expriment des réticences face aux raccourcis que prend le gouvernement Netanyahou, vous pouvez bien continuer de parler de déradicalisation, à espérer faire des programmes de réhabilitation de nos valeurs, ce sera en vain.

Le plus important –et je m'adresse en particulier à monsieur Myard – est qu'on ne refuse pas nos valeurs, qui sont des valeurs communes. L'illustre une phrase très forte que m'a dite il y a vingt ans un leader des Frères musulmans jordaniens, Leith Chbeilat, une phrase gravée dans ma mémoire : « François, si, simplement, l'Occident respectait ses valeurs, nous serions tous occidentaux. » Ceux qui sont en tension avec le centre, en France, ne luttent pas contre nos valeurs mais contre notre incapacité à les respecter. La France est perçue comme un pays dont les lumières n'éclairent qu'un côté de la route, un pays dont les valeurs sont à géométrie variable, où le service public est celui des uns et pas des autres. Voilà ce qui est au coeur du dysfonctionnement du « vivre-ensemble » : le « deux poids, deux mesures ». Hier soir, sur Arte, au cours d'une émission où l'on entendait Philippe Val, je n'ai pas pu résister à dire de nouveau une grosse bêtise : comment peut-on continuer à nous dire que Charlie Hebdo est le temple de la liberté de penser alors qu'en vingt-quatre heures on a vidé Siné pour avoir fait une plaisanterie jugée antisémite ? Comment voulez-vous vendre cette idée des Lumières, des valeurs à de jeunes collégiens lorsqu'ils peuvent dégainer un argument aussi péremptoire ? Songez de nouveau à la caricature : un musulman agressé, ce n'est pas seulement un musulman qui regarde une caricature, c'est un musulman qui subit les bombardements des drones américains, des Rafale français et des F16 israéliens.

Tant que nous aurons cette épine dans le pied – le non-respect par nous-mêmes de nos valeurs –, nous aurons une grande difficulté à affirmer leur universalité. Mais, encore une fois, monsieur Myard, ce n'est pas, je le répète, parce que certains pour qui la religion tient une place importante disent « Bismi-l-lâhi » le matin que je vais me séparer d'eux ; je vais voir ce qu'ils font après. Donnent-ils dans le sectarisme et le radicalisme, comme Daech, ce serait franchir une ligne rouge que je trace moi aussi, me trouvant du même côté que vous et je laisse cours alors à ma violence républicaine. Mais s'ils gèrent simplement le politique dans le cadre de l'agenda républicain tout en ayant un coefficient de religiosité plus fort, je ne couperai pas les ponts ; or c'est ce que nous avons fait. Ainsi, nous n'avons pas voulu les bisounours égyptiens et nous avons les djihadistes ; en stigmatisant des acteurs politiques dont l'agenda, concrètement, était acceptable, compatible avec nos valeurs, nous avons contribué à l'émergence d'une nouvelle catégorie d'acteurs politiques beaucoup plus inquiétante.

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