Nous examinons aujourd'hui un projet de loi très important, non seulement au regard du contexte, mais aussi des principes : il s'agit de nous donner les moyens de contrôler l'application des embargos instaurés soit par un traité international, soit par une décision onusienne, soit par une décision européenne, soit par la loi nationale, et de prendre les mesures nécessaires lorsqu'ils sont violés.
Dans les années 1990, compte tenu des conflits à l'est de l'Europe et au Moyen-Orient, les embargos se sont multipliés. Prenant acte de ce fait géopolitique nouveau et majeur, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté en 1998 une résolution demandant aux États membres de l'ONU de prendre leurs responsabilités en introduisant dans leur droit national des dispositifs visant à renforcer le contrôle de l'application des embargos sur les armes et à pénaliser leur violation.
La France ne s'est penchée sérieusement sur la question qu'en 2006 : un projet de loi a été déposé et examiné par le Sénat. Puis le processus législatif s'est arrêté et n'a repris qu'en 2013, avec la transmission du texte à notre assemblée. Nos travaux ont été suspendus peu après, les questions syrienne et iranienne, qui n'étaient étrangères ni l'une ni l'autre au débat sur les embargos, se trouvant alors au coeur des enjeux diplomatiques. Depuis lors, les choses se sont accélérées : en ce qui concerne le conflit syrien, l'embargo, qui concernait à l'origine la globalité du pays, a été circonscrit au fur et à mesure des résolutions du Conseil de sécurité ; s'agissant de l'Iran, nous vivons en ce moment même la levée d'un embargo dont certaines mesures étaient en place depuis des décennies.
Le Gouvernement vient d'inscrire à nouveau le projet de loi à l'ordre du jour de notre assemblée, et il nous revient de l'examiner dans un calendrier très contraint, puisqu'il sera discuté en séance publique le 28 janvier prochain. Un grand retard a été pris, mais mieux vaut tard que jamais !
Ce projet de loi – c'est une nouveauté essentielle – concerne non seulement les embargos sur les armes et le commerce illicite des armes, mais aussi les embargos sur l'importation ou l'exportation de biens et les mesures restreignant les activités économiques et financières. Nous assistons à une augmentation globale du nombre de régimes de sanctions de différentes natures. Environ deux cents de ces régimes ont été identifiés dans le monde au XXe siècle, dont la moitié entre les années 1980 et 2000 – on comprend donc pourquoi le Conseil de sécurité s'est saisi de cette question à partir de 1998.
La France applique actuellement des embargos sur les exportations d'armes et de matériels de répression à destination de gouvernements ou de certaines milices dans plus de vingt pays – la liste figure en annexe de mon rapport. En outre, elle gèle les avoirs de personnes ou d'entités issues d'à peu près le même nombre de pays. Enfin, elle met en oeuvre des embargos sur des produits autres que militaires ou assimilés à destination de cinq pays et applique un certain nombre de sanctions financières.
Tous ces régimes de sanctions ont en commun d'avoir été décidés au niveau de l'Union européenne, dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune. Il s'agit en effet d'une compétence explicitement prévue par les traités européens. De plus, même si des mesures nationales ne sont pas formellement exclues, les compétences commerciales et économiques de l'Union font qu'il est plus naturel, en pratique, de décider de telles mesures au niveau européen. Certaines de ces sanctions ont aussi une origine onusienne : elles ont été décidées par le Conseil de sécurité, qui y est habilité par la Charte des Nations unies, et reprises ensuite dans un texte européen.
Je tiens à faire une remarque importante : le projet de loi précise qu'une sanction peut être instaurée par la loi nationale sans être nécessairement la transposition d'une décision internationale. Cela me semble normal : c'est une question de souveraineté nationale. Certains pays européens ont d'ailleurs déjà pris des mesures à titre national, par exemple la Suède à l'égard d'Israël.
Bien que de plus en plus utilisés, les embargos et les sanctions sont assez peu connus et mal évalués. Nous ne pourrons pas nous passer d'un travail d'évaluation les concernant, d'autant qu'ils ont généralement mauvaise presse, et pour cause.
D'un côté, ils sont considérés comme un élément de paix, un moyen d'action puissant et une nouvelle arme diplomatique dont la vertu est d'éviter la guerre ou, à tout le moins, de tenter de l'éviter. Ainsi, dans un rapport de force diplomatique, ils permettent parfois de contraindre un État dans un domaine donné, notamment lorsqu'ils ont une incidence directe sur son économie. Cela a joué à plein, on l'a vu, dans le cas de l'Iran. En outre, en cas de montée des tensions entre deux nations, ils permettent à celles-ci de réagir immédiatement sans que cela débouche sur des actes de guerre. Nous en avons été témoins récemment : lorsque la Turquie a abattu un avion russe le 24 novembre dernier, la Russie a réagi immédiatement en adoptant des sanctions économiques strictes. Ainsi, une confrontation militaire entre les deux pays a été évitée, mais la Russie a mis tout son poids économique dans la balance. De même, quand l'Arabie Saoudite et l'Iran ont rompu leurs relations diplomatiques il y a quelques jours, au-delà des postures, les deux pays ont d'abord bloqué leurs relations commerciales.
D'un autre côté, les embargos ont des conséquences inégales. Les partisans des interventions faites au nom du devoir de protéger voient dans les sanctions une alternative un peu lâche aux opérations militaires. Quant aux organisations non gouvernementales (ONG), elles mettent en avant les conséquences humanitaires catastrophiques de certains embargos. Ainsi, celui qui a été mis en place contre l'Irak après la première guerre du Golfe a probablement provoqué plusieurs centaines de milliers de morts dans ce pays. Parfois, au contraire, les embargos sont sans effet au regard des objectifs recherchés, notamment sur la corruption des dirigeants. Par ailleurs, certains acteurs économiques se plaignent que les embargos portent atteinte à leurs intérêts, car ils induisent des pertes de marchés ou une réduction de leurs exportations. On peut donc être soucieux de limiter les préjudices économiques sur tel ou tel secteur.
Ce projet de loi très important, qui répond à une demande ancienne non seulement de l'ONU mais aussi de la société civile, a pour objectif principal d'empêcher la violation et le contournement des embargos, notamment de ceux sur les armes, et des différentes mesures de sanctions économiques.
Pour prendre un exemple concret, on sait très bien que nous ne viendrons pas à bout de Daesh par les bombardements, aussi longtemps les ferons-nous durer : l'enjeu est d'assécher ses financements.
La question des embargos sur les armes est centrale. Il y a 875 millions d'armes à feu en circulation dans le monde, qui provoquent 500 000 morts par an. Les victimes des conflits sont à 80 % des civils. Or plus ou moins la moitié du commerce mondial des armes à feu individuelles, dite légères, est illégal. Contrôler ce commerce est évidemment une priorité.
En France, en principe, les exportations d'armes sont interdites. En réalité, il existe une série de dérogations qui permettent de les justifier. Elles font l'objet d'un contrôle exercé notamment par le ministère de la défense.
Au niveau international, le traité sur le commerce des armes (TCA) a été adopté en 2013. On peut considérer, d'une certaine manière, que le présent projet de loi en est une application. De mon point de vue, le TCA constitue une avancée : il s'agit d'un instrument à vocation universelle, qui apporte des garanties et améliore les dispositifs de contrôle du commerce des armes – certains d'entre eux sont précis, d'autres moins. Cependant, trois éléments limitent la portée du TCA. Premièrement, une série d'armes sont exclues de son champ d'application, notamment certaines munitions. Deuxièmement, pour le modifier, il faut l'unanimité, alors qu'elle est impossible à obtenir sur un tel sujet – certes, cela ne nous empêche pas d'avoir notre propre stratégie et d'adopter nos propres dispositions nationales en la matière. Troisièmement, plusieurs puissances ne l'ont pas signé, notamment la Russie, la Chine et l'Inde, et les États-Unis ne l'ont pas ratifié.
Au-delà de la nécessite de nous adapter aux réalités internationales et de répondre à la demande de transposition de l'ONU, il est nécessaire d'évaluer notre politique en la matière. La France a une diplomatie très active, fondée sur son histoire. Elle a encore un poids, notamment au Conseil de sécurité. Elle doit donc réaliser une avancée sur cette question, si ce n'est montrer l'exemple.
De plus, il est temps que les Français s'emparent du débat sur cette question, qui ne peut pas rester un échange à huis clos entre spécialistes du commerce des armes et marchands d'armes, ces derniers étant souvent – c'est le problème – de très bons connaisseurs de leur domaine. Les citoyens s'inquiètent, à juste titre, de l'extension permanente de ce commerce. Plus généralement, toute une série d'intérêts privés sont en jeu. Il est donc très important que les ONG contribuent à ce débat. Je présenterai tout à l'heure un amendement visant à favoriser le débat public sur la question des embargos et des sanctions.
Le texte qui nous est proposé définit d'abord de manière précise, à l'article 1er, ce qu'est un embargo ou une mesure restrictive. Il existe déjà, dans nos codes de la défense et des douanes, des dispositions qui sanctionnent l'exportation d'armements sans licence, la contrebande ou le fait de contrevenir aux mesures de restriction des relations économiques et financières prévues par la réglementation communautaire. Mais ces dispositions ne couvrent pas toutes les infractions aux régimes d'embargos et de sanctions existants. De plus, les règles de procédure en matière douanière diffèrent de celles du code pénal : seul le ministre de l'économie peut déclencher les poursuites, et il peut aussi y avoir de discrètes transactions avec l'administration. Outre l'absence de pénalisation, il y a donc des problèmes d'articulation. Enfin, il existe un débat important et complexe sur la territorialité du droit : pouvons-nous sanctionner des actes commis par des compatriotes à l'étranger ?
Je vous proposerai des amendements qui répondent à certaines des difficultés que je viens d'évoquer.
Le projet de loi prévoit ensuite des sanctions, claires et fermes, en cas de violation d'un embargo : sept ans de prison et une amende pouvant atteindre 750 000 euros ou le double de la somme en cause. Cette rédaction étant assez ambiguë, je vous proposerai de préciser que cette amende peut aussi être fixée au double « de la valeur des biens et services ayant été l'objet de transactions illicites ». En effet, il est parfois plus difficile de saisir les sommes en jeu que les biens eux-mêmes, qui peuvent alors être évalués.
Je vous proposerai aussi, de même que la commission de la défense, de compléter ces peines par les peines complémentaires que l'on trouve classiquement en matière de délinquance économique, à savoir la confiscation – à laquelle peuvent déjà procéder les douanes – et, pour les personnes morales, la dissolution, l'interdiction d'exercer ou encore l'exclusion des marchés publics.
Je conclurai sur deux points.
Premièrement, j'ai été relativement surpris de constater que les moyens des administrations qui suivent les régimes de sanctions sont limités – je le dis sans accabler en aucune façon les agents concernés. Le ministère des affaires étrangères fait un travail remarquable de négociation pour définir les embargos et rédiger les accords internationaux en la matière. Mais, à Bercy, le bureau des sanctions compte seulement cinq agents. Quant à la coordination entre les ministères de la justice, des finances, de la défense et des affaires étrangères, elle est à parfaire.
D'ailleurs, le projet que nous examinons traite de droit pénal, ce qui aurait pu justifier une compétence de la garde des sceaux. Néanmoins, il a été défendu par plusieurs ministres de la défense successifs, puis par le ministre des affaires étrangères. Justement, toutes ces hésitations ne sont peut-être pas étrangères au retard pris dans l'examen du texte. Nous ne pouvons pas aborder la question des moyens administratifs dans la loi, mais il est clair qu'il y a à faire en la matière. Je vous proposerai de mettre en place une commission chargée de surveiller l'application des embargos et de contrôler qu'ils sont bien respectés.
Deuxièmement, il y a une question en quelque sorte parallèle à celle des embargos : celle de la réglementation des courtiers en armements, c'est-à-dire de l'intermédiation. Un projet de loi destiné à encadrer cette activité a été déposé, mais il est lui aussi encalminé depuis une décennie, pour d'obscures raisons, sur lesquelles je préfère ne pas engager le débat aujourd'hui. En attendant, alors que l'Union européenne a adopté une position commune sur cette question en 2003, la France est l'un des rares États membres à ne l'avoir toujours pas transposée dans sa législation. Chacun conviendra que c'est un problème. Il faut donc, si je puis dire, « réveiller » ce débat législatif. Je compte interpeller, avec vous, le Gouvernement sur ce point.