Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de cette invitation à intervenir dans le cadre de votre mission d'information.
Permettez-moi d'emblée de préciser que je me suis interrogé sur ma capacité à vous répondre, dans la mesure où un mot-clef résume cette problématique des moyens de Daech : opacité. Cela n'étonnera personne puisque l'organisation elle-même n'est pas transparente. À travers cette problématique pertinente des moyens, nous retrouvons la nature opaque de l'organisation qui nous intéresse. Notre culture étatique nous a habitués sinon à la transparence au moins à une organisation rationnelle, et nous nous retrouvons face à un organisme hybride qui répond à quelques critères étatiques tout en développant des activités criminelles. La créature Daech est intéressante intellectuellement et menaçante politiquement.
Deuxième remarque liminaire : le sujet nous amène à nous intéresser aux deux dimensions de Daech, l'une étant matérielle et financière et l'autre immatérielle. Pour combattre efficacement cette créature – ce qui est la finalité de votre mission –, la question des moyens renvoie à celle des causes, le comment renvoie au pourquoi. Les deux dimensions sont imbriquées. C'est pourquoi la question des ressources financières renvoie aussi à l'essence, à ce qui nourrit idéologiquement, historiquement, politiquement, socialement cette organisation, qui a fait la démonstration de sa capacité à exister en bénéficiant d'un certain soutien populaire. C'est sur cette double dimension que je vais m'employer à exprimer quelques remarques, et ce, en toute humilité.
Tout d'abord, les ressources financières de Daech, qui constituent le noyau dur de votre mission, présentent une remarquable analogie avec celles d'un modèle étatique. Daech a en effet réussi à mettre en place un système rationalisé, diversifié et perfectionné qui lui permet à la fois de disposer de moyens en levant des impôts – osons le mot – et de faire ensuite de la redistribution. Il faut lier l'imposition et la redistribution. Cette capacité à redistribuer des revenus lui apporte l'adhésion de populations qui sont satisfaites – au moins pour un temps – qu'une organisation réponde à leurs besoins en leur fournissant ce que nous appellerions des services publics. Nous avons affaire à des territoires qui ont été délaissés par les autorités centrales irakiennes et syriennes, et qui étaient en quête non pas d'une tutelle mais d'une organisation capable de répondre à des besoins premiers.
En second lieu, Daech se caractérise par sa capacité d'autofinancement et non pas par une dépendance financière à l'égard de l'extérieur, ce qui va à l'encontre de certains fantasmes. Cette caractéristique fait sa force : l'organisation a gagné une liberté que l'on oserait presque qualifier de souveraine. En exerçant des fonctions régaliennes propres à un État, Daech a réussi ce tour de force de gagner une certaine forme de souveraineté fiscale et financière. Confrontée à la question de son propre financement, l'organisation a opté pour un système perfectionné, rationalisé qui répond à une ambition, à une prétention politique et étatique. Certes, il s'agit de créer un califat et non de bâtir un État-nation sur le modèle westphalien. Il n'empêche, cette structure, quel que soit son nom, demande une organisation financière.
Nous pouvons dresser une liste de six sources de revenus de Daech : l'exploitation des ressources naturelles telles que les hydrocarbures mais aussi les matières premières, notamment les produits agricoles qui sont souvent sous-estimés alors que ce territoire, situé à la charnière de la Syrie et de l'Irak, était baptisé le « croissant fertile » ; le pillage des banques de Mossoul et la création d'un système bancaire ; la collecte d'impôts extorqués par la force, ce qui peut apparaître comme un oxymore dans notre culture où le paiement de l'impôt est un acte volontaire ; le trafic d'antiquités et d'oeuvres d'art, issues des musées et des sites archéologiques irakiens et syriens, ce qui met en jeu la responsabilité d'acteurs du marché international de l'art ; la collecte de fonds et le transfert de dons par des organisations dites caritatives qui suscitent des questions sur leur nature – privée ou semi-publique – et sur le rôle des États qui les abritent ; enfin, l'exploitation et la traite humaine, versant proprement criminel de l'organisation. Ce listage rapide montre bien que l'organisation conjugue allègrement des fonctions d'un État et des activités d'une organisation criminelle.
Attardons-nous sur la source de revenus que représentent les hydrocarbures – pétrole et gaz. De manière pragmatique et réaliste, Daech exploite les richesses des territoires conquis par la force, en premier lieu les hydrocarbures. Les forces militaires de l'organisation ont visé en priorité les sites pétrolifères, et il faut reconnaître que leur stratégie a été couronnée de succès, ce qui n'est pas encore le cas des tentatives similaires qui sont à l'oeuvre en Libye. Ce schéma stratégique semble être pensé de manière globale et jugé transposable quel que soit le territoire. C'est une chose que de contrôler des sites pétroliers ; c'en est une autre d'être capable de les exploiter. Or Daech a démontré sa capacité à exploiter du pétrole brut, voire à le raffiner, grâce aux ressources humaines qui sont à sa disposition. Le pétrole est ensuite écoulé au marché noir, à un prix inférieur aux cours mondiaux. Cela étant, même s'il aime à mettre l'accent sur les ingénieurs qui sont à son service, Daech exporte surtout du pétrole brut. Le raffinage représente donc un enjeu, tout comme la traçabilité des exportations qui est destinée à tarir ce revenu non négligeable, la première ressource dans ce que l'on pourrait appeler le budget de Daech. Mais il est difficile d'identifier les intermédiaires, surtout quand ils profitent de zones grises, de zones frontalières plus ou moins poreuses comme celle qui sépare la Syrie de la Turquie.
Le commerce des otages et le système des rançons visent aussi bien des Occidentaux, qu'ils soient journalistes, travailleurs humanitaires ou autres, que des officiers des armées loyalistes syrienne ou irakienne. Daech monnaye ces victimes en fonction d'un classement établi par nationalités et selon des critères plus politiques que culturels : plus l'État est ouvert à la négociation pour récupérer son ressortissant, plus le prix de l'otage est élevé. L'ennemi que représente Daech prend l'attitude des États en considération, mais ce cynisme ne lui est pas propre.
Dans les territoires sous contrôle, la population est soumise à un système d'impôts et de taxes qui vise particulièrement les commerçants puisqu'il existe une vie économique strictement encadrée par la charia. La taxation est établie en fonction d'une sorte de typologie classant les personnes, les produits, les activités. On voit se développer une forme de droit fiscal. La dhimma, taxe qui était au coeur du développement de l'empire islamique, fait sa réapparition et vise en particulier les minorités chrétiennes. C'est aussi un message politique qui revient à leur dire : soit vous payez cette lourde taxe, soit vous prenez le chemin de l'exil, soit vous risquez d'être exécuté.
Le trafic d'êtres humains a accompagné la dynamique expansionniste de Daech dès lors qu'elle s'est traduite par la conquête de territoires où vivaient des minorités, notamment les Yézidis. Sur ces territoires, on assiste à un commerce d'êtres humains, à une exploitation sexuelle des femmes et à une réminiscence de pratiques esclavagistes légitimées par Daech au nom d'une certaine lecture du Coran.
Le pillage et la revente d'objets d'art montrent le sentiment de défiance et de rejet que nourrit l'organisation à l'égard de ce patrimoine, surtout s'il est antéislamique puisque Daech clame sa volonté de revenir à un islam qui serait originel et pur. Ce patrimoine culturel et archéologique, ancré en Irak et en Syrie, est traité avec mépris mais aussi avec réalisme : derrière les destructions que nous avons tous à l'esprit, tout un commerce a été créé avec le soutien de fait de certains acteurs, plutôt mafieux, agissant sur les marchés européens et internationaux de l'art.
Grâce à ces ressources, l'organisation est financièrement indépendante. Elle dispose non seulement d'un budget mais aussi d'une rente pétrolière. Elle peut ainsi faire fonctionner des « services publics » destinés aux populations qui vivent sous son contrôle, et surtout financer son entreprise militaire de conquête. La dimension civile et militaire de Daech perdure grâce à ces sources de financement.
Si l'organisation a réussi à diversifier ses ressources pour conforter son indépendance, il ne faut cependant pas écarter les sources de financement extérieures. Au début, elle a bénéficié de donations extrêmement importantes de la part des monarchies du Golfe qui voyaient en elle un allié objectif contre des ennemis communs, que ce soit les chiites iraniens, les Alaouites syriens ou le pouvoir central irakien. À présent, elle est perçue non plus comme un allié mais comme une menace, et le soutien relativement visible des monarchies du Golfe a cessé, même si des structures caritatives sont présentes sur le territoire et tentent d'assister la population.
Daech est né, existe et conserve un avenir, quel que soit son nom futur, même si l'on détruit ses capacités militaires et que l'on reprend les territoires sur lesquels il exerce actuellement son autorité. Au moins dans un premier temps, les populations ont adhéré à son projet, à son ambition. Cette ressource-là – qui est d'ordre historique, symbolique, idéologique – est beaucoup plus difficile non pas à identifier mais à combattre. Or il s'agit, selon moi, du véritable enjeu. Si l'on veut véritablement résoudre cette équation à données connues, il faut s'attaquer à ces éléments substantiels.
Je voudrais les aborder en partant d'un postulat très simple : Daech n'est pas né ex nihilo ; on en a parlé du jour au lendemain mais il s'inscrit dans une histoire de l'islamisme, dans la fin des États syrien, irakien et libyen. Autrement dit, Daech existe aussi grâce au délitement des structures étatiques. Les peuples, tout comme le politique, ayant horreur du vide, Daech a su s'inviter et s'imposer avec opportunisme, en offrant un projet qui est foncièrement politique même s'il est maquillé d'un discours religieux islamique. Cette offre politique a prospéré sur un vide politique.
Je vais être un peu plus précis. La stratégie à la fois narrative, discursive et symbolique de Daech peut se résumer ainsi : la mobilisation de l'islam et du djihad. La force d'attraction et la force politique de Daech tiennent au fait que l'organisation a réussi à légitimer son entreprise par une religion et par une posture à la fois défensive et offensive. L'islamisme et le djihadisme ne sont pas nés avec Daech. Je ne ferai pas ici l'historique de ces deux courants mais permettez-moi de rappeler quelques éléments qui permettent de complexifier les constructions plus ou moins binaires que l'on aime plaquer sur la région.
Quelques repères sont nécessaires pour bien comprendre le logiciel des acteurs de Daech. Citons d'abord Ibn Taymiyya, théologien et juriste du XIVe siècle, qui a théorisé la confusion du religieux et du politique, en affirmant la primauté du premier sur le second. Il est une référence importante car sa doctrine a ressurgi au XVIIIe siècle au travers de ce qu'on appelle le wahhabisme. On joue beaucoup avec les mots mais, finalement, on ne mentionne peut-être pas assez ce courant doctrinal. Le wahhabisme n'est pas né avec l'Arabie Saoudite ; il a été introduit dès le XVIIIe siècle dans la péninsule arabique par Mohamed Ibn Abd al-Wahhab. Ce dernier voulait créer un mouvement religieux et politique, arabe et musulman, et construire un État sunnite s'étendant sur l'ensemble des pays arabo-musulmans, sur la base d'une idée : la restauration d'un islam pur.
D'emblée, on trouve cette volonté de construire un État sans frontière fixe, cette idée d'ancrer une communauté de croyants habités par une dynamique politique presque sans fin. Le politique est au service du religieux. Cette équation est au coeur de l'islamisme contemporain qui est pluriel : Daech n'a rien à voir a priori avec les Frères musulmans mais ces derniers clament « le Coran est notre Constitution » dans l'un de leurs slogans. On retrouve la même confusion entre le religieux et le politique, le primat du premier sur le second, et la volonté d'établir un ordre social et politique fondé sur ordre juridique défini par la charia.
Sans entrer dans le détail de ces différents mouvements doctrinaux qui traversent les islamismes, il est intéressant de montrer comment, avec Daech, le salafisme peut basculer dans le djihadisme. Ce point, qui peut paraître abscons ou sans importance, fait l'objet de débat dans notre vie politique : certains insistent sur le lien entre salafisme et djihadisme tandis que d'autres nient son existence. En tout cas, le sujet commence à nous intéresser et c'est tant mieux, même s'il faut reconnaître qu'il est difficile de discuter publiquement de problématiques aussi complexes.
Quoi qu'il en soit, il y a dans l'islam un courant rigoriste, radical, à savoir le salafisme, qui a été inspiré par les wahhabites saoudiens et qui est traversé par une forme de contradiction. Pourquoi ? À la base, les salafistes n'ont pas de projet ou de programme politique. Plutôt en retrait, ils observent une pratique sectaire, ritualiste, rigoriste d'un islam premier. C'est l'islam presque fantasmé des ancêtres, de ceux qui ont accompagné le Prophète. Ces salafistes ne manifestent aucune volonté d'établir une quelconque organisation ou de se lancer dans une quelconque conquête militaire. Au contraire, ils vivent dans une forme de repli sur soi, et sont en quête d'un islam originel et pur. Le problème est que le monde extérieur est impur, la démocratie est impure, les valeurs occidentales sont impures. Les salafistes peuvent alors être tentés de réagir à ce qu'ils considèrent comme une remise en cause, une offensive d'autres puissances, d'autres cultures ou d'autres sociétés. D'où l'idée de djihad défensif ou offensif.
Un auteur extrêmement important a légitimé le djihadisme, c'est-à-dire le passage à l'action non seulement politique mais violente : Sayyid Qutb. Membre des Frères musulmans, il a créé au milieu du XXe siècle une oeuvre politique et théologique fondée sur le rejet des valeurs occidentales et sur un retour à la lecture rigoriste du Coran. Dans la primauté du monde occidental, dans sa supériorité scientifique, technologique, militaire et politique, il percevait une remise en cause de sa propre culture et de l'islam lui-même. Il a donc estimé que les musulmans devaient réagir, y compris par l'action violente, voire par la guerre sainte.
Ces éléments sont essentiels dans la construction historique et idéologique de ce que nous observons aujourd'hui. L'islamisme a d'abord été utilisé comme un moyen de résistance, notamment pendant la période coloniale où il est devenu un outil de combat politique à travers le takfirisme, un courant radical du salafiste. La jonction entre salafisme et djihadisme a donné naissance à des groupes terroristes qui participent à une déstabilisation de l'ordre international puisque l'une de leurs caractéristiques fondamentales est de rejeter l'organisation interétatique et la notion de frontière. Pour ces groupes terroristes, ce qui compte c'est l'umma, c'est-à-dire la communauté des croyants, ou le califat. Ces notions foncièrement transnationales se développent d'autant plus facilement que des entités étatiques se délitent.
Peut-être souhaitez-vous que je m'en tienne là pour laisser la place au débat ?