Mission d'information sur les moyens de daech

Réunion du 2 février 2016 à 13h30

Résumé de la réunion

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  • arabe
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La réunion

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L'audition débute à treize heures trente-cinq.

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Nous accueillons aujourd'hui M. Béligh Nabli qui est directeur de recherches à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) au sein duquel il a fondé l'Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe, un organisme qui propose d'analyser la première révolution du XXIe siècle – les printemps arabes – et son impact géopolitique sur le monde arabe.

Monsieur Nabli est aussi maître de conférences en droit public à l'université de Paris-Est Créteil ; il est docteur en droit, diplômé de l'Institut universitaire européen de Florence et auteur d'une thèse qui réjouira nos collègues Jacques Myard et François Asensi autant que moi-même puisqu'elle portait sur l'exercice des fonctions d'État membre de la Communauté européenne. Nous n'allons pas vous interroger sur ce sujet aujourd'hui, monsieur Nabli, mais nous pourrons en reparler un autre jour.

Fin 2015, vous avez publié Quelle géostratégie pour quel monde arabe ? à l'Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe, et Géopolitique de la Méditerranée aux éditions Armand Colin. J'ajoute que vous êtes diplômé de l'excellent Institut des hautes études internationales (IHEI) de la non moins excellente université Paris II Panthéon-Assas.

Monsieur Nabli, nous vous interrogeons dans le cadre de cette mission d'information qui cherche à mesurer les moyens de Daech, et donc à comprendre la genèse de cette organisation, les raisons de son implantation et des succès qu'elle a remportés dans un premier temps. Heureusement pour nous, son expansion semble désormais contenue. Quelle est votre vision de l'implantation, du succès et donc des moyens dont dispose Daech dans le cadre de sa stratégie ?

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Béligh Nabli, directeur de recherches à l'IRIS, Institut de relations internationales et stratégiques, responsable de l'Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de cette invitation à intervenir dans le cadre de votre mission d'information.

Permettez-moi d'emblée de préciser que je me suis interrogé sur ma capacité à vous répondre, dans la mesure où un mot-clef résume cette problématique des moyens de Daech : opacité. Cela n'étonnera personne puisque l'organisation elle-même n'est pas transparente. À travers cette problématique pertinente des moyens, nous retrouvons la nature opaque de l'organisation qui nous intéresse. Notre culture étatique nous a habitués sinon à la transparence au moins à une organisation rationnelle, et nous nous retrouvons face à un organisme hybride qui répond à quelques critères étatiques tout en développant des activités criminelles. La créature Daech est intéressante intellectuellement et menaçante politiquement.

Deuxième remarque liminaire : le sujet nous amène à nous intéresser aux deux dimensions de Daech, l'une étant matérielle et financière et l'autre immatérielle. Pour combattre efficacement cette créature – ce qui est la finalité de votre mission –, la question des moyens renvoie à celle des causes, le comment renvoie au pourquoi. Les deux dimensions sont imbriquées. C'est pourquoi la question des ressources financières renvoie aussi à l'essence, à ce qui nourrit idéologiquement, historiquement, politiquement, socialement cette organisation, qui a fait la démonstration de sa capacité à exister en bénéficiant d'un certain soutien populaire. C'est sur cette double dimension que je vais m'employer à exprimer quelques remarques, et ce, en toute humilité.

Tout d'abord, les ressources financières de Daech, qui constituent le noyau dur de votre mission, présentent une remarquable analogie avec celles d'un modèle étatique. Daech a en effet réussi à mettre en place un système rationalisé, diversifié et perfectionné qui lui permet à la fois de disposer de moyens en levant des impôts – osons le mot – et de faire ensuite de la redistribution. Il faut lier l'imposition et la redistribution. Cette capacité à redistribuer des revenus lui apporte l'adhésion de populations qui sont satisfaites – au moins pour un temps – qu'une organisation réponde à leurs besoins en leur fournissant ce que nous appellerions des services publics. Nous avons affaire à des territoires qui ont été délaissés par les autorités centrales irakiennes et syriennes, et qui étaient en quête non pas d'une tutelle mais d'une organisation capable de répondre à des besoins premiers.

En second lieu, Daech se caractérise par sa capacité d'autofinancement et non pas par une dépendance financière à l'égard de l'extérieur, ce qui va à l'encontre de certains fantasmes. Cette caractéristique fait sa force : l'organisation a gagné une liberté que l'on oserait presque qualifier de souveraine. En exerçant des fonctions régaliennes propres à un État, Daech a réussi ce tour de force de gagner une certaine forme de souveraineté fiscale et financière. Confrontée à la question de son propre financement, l'organisation a opté pour un système perfectionné, rationalisé qui répond à une ambition, à une prétention politique et étatique. Certes, il s'agit de créer un califat et non de bâtir un État-nation sur le modèle westphalien. Il n'empêche, cette structure, quel que soit son nom, demande une organisation financière.

Nous pouvons dresser une liste de six sources de revenus de Daech : l'exploitation des ressources naturelles telles que les hydrocarbures mais aussi les matières premières, notamment les produits agricoles qui sont souvent sous-estimés alors que ce territoire, situé à la charnière de la Syrie et de l'Irak, était baptisé le « croissant fertile » ; le pillage des banques de Mossoul et la création d'un système bancaire ; la collecte d'impôts extorqués par la force, ce qui peut apparaître comme un oxymore dans notre culture où le paiement de l'impôt est un acte volontaire ; le trafic d'antiquités et d'oeuvres d'art, issues des musées et des sites archéologiques irakiens et syriens, ce qui met en jeu la responsabilité d'acteurs du marché international de l'art ; la collecte de fonds et le transfert de dons par des organisations dites caritatives qui suscitent des questions sur leur nature – privée ou semi-publique – et sur le rôle des États qui les abritent ; enfin, l'exploitation et la traite humaine, versant proprement criminel de l'organisation. Ce listage rapide montre bien que l'organisation conjugue allègrement des fonctions d'un État et des activités d'une organisation criminelle.

Attardons-nous sur la source de revenus que représentent les hydrocarbures – pétrole et gaz. De manière pragmatique et réaliste, Daech exploite les richesses des territoires conquis par la force, en premier lieu les hydrocarbures. Les forces militaires de l'organisation ont visé en priorité les sites pétrolifères, et il faut reconnaître que leur stratégie a été couronnée de succès, ce qui n'est pas encore le cas des tentatives similaires qui sont à l'oeuvre en Libye. Ce schéma stratégique semble être pensé de manière globale et jugé transposable quel que soit le territoire. C'est une chose que de contrôler des sites pétroliers ; c'en est une autre d'être capable de les exploiter. Or Daech a démontré sa capacité à exploiter du pétrole brut, voire à le raffiner, grâce aux ressources humaines qui sont à sa disposition. Le pétrole est ensuite écoulé au marché noir, à un prix inférieur aux cours mondiaux. Cela étant, même s'il aime à mettre l'accent sur les ingénieurs qui sont à son service, Daech exporte surtout du pétrole brut. Le raffinage représente donc un enjeu, tout comme la traçabilité des exportations qui est destinée à tarir ce revenu non négligeable, la première ressource dans ce que l'on pourrait appeler le budget de Daech. Mais il est difficile d'identifier les intermédiaires, surtout quand ils profitent de zones grises, de zones frontalières plus ou moins poreuses comme celle qui sépare la Syrie de la Turquie.

Le commerce des otages et le système des rançons visent aussi bien des Occidentaux, qu'ils soient journalistes, travailleurs humanitaires ou autres, que des officiers des armées loyalistes syrienne ou irakienne. Daech monnaye ces victimes en fonction d'un classement établi par nationalités et selon des critères plus politiques que culturels : plus l'État est ouvert à la négociation pour récupérer son ressortissant, plus le prix de l'otage est élevé. L'ennemi que représente Daech prend l'attitude des États en considération, mais ce cynisme ne lui est pas propre.

Dans les territoires sous contrôle, la population est soumise à un système d'impôts et de taxes qui vise particulièrement les commerçants puisqu'il existe une vie économique strictement encadrée par la charia. La taxation est établie en fonction d'une sorte de typologie classant les personnes, les produits, les activités. On voit se développer une forme de droit fiscal. La dhimma, taxe qui était au coeur du développement de l'empire islamique, fait sa réapparition et vise en particulier les minorités chrétiennes. C'est aussi un message politique qui revient à leur dire : soit vous payez cette lourde taxe, soit vous prenez le chemin de l'exil, soit vous risquez d'être exécuté.

Le trafic d'êtres humains a accompagné la dynamique expansionniste de Daech dès lors qu'elle s'est traduite par la conquête de territoires où vivaient des minorités, notamment les Yézidis. Sur ces territoires, on assiste à un commerce d'êtres humains, à une exploitation sexuelle des femmes et à une réminiscence de pratiques esclavagistes légitimées par Daech au nom d'une certaine lecture du Coran.

Le pillage et la revente d'objets d'art montrent le sentiment de défiance et de rejet que nourrit l'organisation à l'égard de ce patrimoine, surtout s'il est antéislamique puisque Daech clame sa volonté de revenir à un islam qui serait originel et pur. Ce patrimoine culturel et archéologique, ancré en Irak et en Syrie, est traité avec mépris mais aussi avec réalisme : derrière les destructions que nous avons tous à l'esprit, tout un commerce a été créé avec le soutien de fait de certains acteurs, plutôt mafieux, agissant sur les marchés européens et internationaux de l'art.

Grâce à ces ressources, l'organisation est financièrement indépendante. Elle dispose non seulement d'un budget mais aussi d'une rente pétrolière. Elle peut ainsi faire fonctionner des « services publics » destinés aux populations qui vivent sous son contrôle, et surtout financer son entreprise militaire de conquête. La dimension civile et militaire de Daech perdure grâce à ces sources de financement.

Si l'organisation a réussi à diversifier ses ressources pour conforter son indépendance, il ne faut cependant pas écarter les sources de financement extérieures. Au début, elle a bénéficié de donations extrêmement importantes de la part des monarchies du Golfe qui voyaient en elle un allié objectif contre des ennemis communs, que ce soit les chiites iraniens, les Alaouites syriens ou le pouvoir central irakien. À présent, elle est perçue non plus comme un allié mais comme une menace, et le soutien relativement visible des monarchies du Golfe a cessé, même si des structures caritatives sont présentes sur le territoire et tentent d'assister la population.

Daech est né, existe et conserve un avenir, quel que soit son nom futur, même si l'on détruit ses capacités militaires et que l'on reprend les territoires sur lesquels il exerce actuellement son autorité. Au moins dans un premier temps, les populations ont adhéré à son projet, à son ambition. Cette ressource-là – qui est d'ordre historique, symbolique, idéologique – est beaucoup plus difficile non pas à identifier mais à combattre. Or il s'agit, selon moi, du véritable enjeu. Si l'on veut véritablement résoudre cette équation à données connues, il faut s'attaquer à ces éléments substantiels.

Je voudrais les aborder en partant d'un postulat très simple : Daech n'est pas né ex nihilo ; on en a parlé du jour au lendemain mais il s'inscrit dans une histoire de l'islamisme, dans la fin des États syrien, irakien et libyen. Autrement dit, Daech existe aussi grâce au délitement des structures étatiques. Les peuples, tout comme le politique, ayant horreur du vide, Daech a su s'inviter et s'imposer avec opportunisme, en offrant un projet qui est foncièrement politique même s'il est maquillé d'un discours religieux islamique. Cette offre politique a prospéré sur un vide politique.

Je vais être un peu plus précis. La stratégie à la fois narrative, discursive et symbolique de Daech peut se résumer ainsi : la mobilisation de l'islam et du djihad. La force d'attraction et la force politique de Daech tiennent au fait que l'organisation a réussi à légitimer son entreprise par une religion et par une posture à la fois défensive et offensive. L'islamisme et le djihadisme ne sont pas nés avec Daech. Je ne ferai pas ici l'historique de ces deux courants mais permettez-moi de rappeler quelques éléments qui permettent de complexifier les constructions plus ou moins binaires que l'on aime plaquer sur la région.

Quelques repères sont nécessaires pour bien comprendre le logiciel des acteurs de Daech. Citons d'abord Ibn Taymiyya, théologien et juriste du XIVe siècle, qui a théorisé la confusion du religieux et du politique, en affirmant la primauté du premier sur le second. Il est une référence importante car sa doctrine a ressurgi au XVIIIe siècle au travers de ce qu'on appelle le wahhabisme. On joue beaucoup avec les mots mais, finalement, on ne mentionne peut-être pas assez ce courant doctrinal. Le wahhabisme n'est pas né avec l'Arabie Saoudite ; il a été introduit dès le XVIIIe siècle dans la péninsule arabique par Mohamed Ibn Abd al-Wahhab. Ce dernier voulait créer un mouvement religieux et politique, arabe et musulman, et construire un État sunnite s'étendant sur l'ensemble des pays arabo-musulmans, sur la base d'une idée : la restauration d'un islam pur.

D'emblée, on trouve cette volonté de construire un État sans frontière fixe, cette idée d'ancrer une communauté de croyants habités par une dynamique politique presque sans fin. Le politique est au service du religieux. Cette équation est au coeur de l'islamisme contemporain qui est pluriel : Daech n'a rien à voir a priori avec les Frères musulmans mais ces derniers clament « le Coran est notre Constitution » dans l'un de leurs slogans. On retrouve la même confusion entre le religieux et le politique, le primat du premier sur le second, et la volonté d'établir un ordre social et politique fondé sur ordre juridique défini par la charia.

Sans entrer dans le détail de ces différents mouvements doctrinaux qui traversent les islamismes, il est intéressant de montrer comment, avec Daech, le salafisme peut basculer dans le djihadisme. Ce point, qui peut paraître abscons ou sans importance, fait l'objet de débat dans notre vie politique : certains insistent sur le lien entre salafisme et djihadisme tandis que d'autres nient son existence. En tout cas, le sujet commence à nous intéresser et c'est tant mieux, même s'il faut reconnaître qu'il est difficile de discuter publiquement de problématiques aussi complexes.

Quoi qu'il en soit, il y a dans l'islam un courant rigoriste, radical, à savoir le salafisme, qui a été inspiré par les wahhabites saoudiens et qui est traversé par une forme de contradiction. Pourquoi ? À la base, les salafistes n'ont pas de projet ou de programme politique. Plutôt en retrait, ils observent une pratique sectaire, ritualiste, rigoriste d'un islam premier. C'est l'islam presque fantasmé des ancêtres, de ceux qui ont accompagné le Prophète. Ces salafistes ne manifestent aucune volonté d'établir une quelconque organisation ou de se lancer dans une quelconque conquête militaire. Au contraire, ils vivent dans une forme de repli sur soi, et sont en quête d'un islam originel et pur. Le problème est que le monde extérieur est impur, la démocratie est impure, les valeurs occidentales sont impures. Les salafistes peuvent alors être tentés de réagir à ce qu'ils considèrent comme une remise en cause, une offensive d'autres puissances, d'autres cultures ou d'autres sociétés. D'où l'idée de djihad défensif ou offensif.

Un auteur extrêmement important a légitimé le djihadisme, c'est-à-dire le passage à l'action non seulement politique mais violente : Sayyid Qutb. Membre des Frères musulmans, il a créé au milieu du XXe siècle une oeuvre politique et théologique fondée sur le rejet des valeurs occidentales et sur un retour à la lecture rigoriste du Coran. Dans la primauté du monde occidental, dans sa supériorité scientifique, technologique, militaire et politique, il percevait une remise en cause de sa propre culture et de l'islam lui-même. Il a donc estimé que les musulmans devaient réagir, y compris par l'action violente, voire par la guerre sainte.

Ces éléments sont essentiels dans la construction historique et idéologique de ce que nous observons aujourd'hui. L'islamisme a d'abord été utilisé comme un moyen de résistance, notamment pendant la période coloniale où il est devenu un outil de combat politique à travers le takfirisme, un courant radical du salafiste. La jonction entre salafisme et djihadisme a donné naissance à des groupes terroristes qui participent à une déstabilisation de l'ordre international puisque l'une de leurs caractéristiques fondamentales est de rejeter l'organisation interétatique et la notion de frontière. Pour ces groupes terroristes, ce qui compte c'est l'umma, c'est-à-dire la communauté des croyants, ou le califat. Ces notions foncièrement transnationales se développent d'autant plus facilement que des entités étatiques se délitent.

Peut-être souhaitez-vous que je m'en tienne là pour laisser la place au débat ?

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Merci de l'avoir compris aussi rapidement. Je ne voulais pas vous empêcher de vous acheminer vers votre conclusion mais, comme je crois pressentir de nombreuses questions, je préfère que vous développiez ce que vous comptiez nous dire dans le cadre des échanges. Il était important d'apporter des précisions sur ces racines historiques sur lesquelles vous pourrez revenir en cours de débat.

J'ai quelques questions courtes à vous poser. Je vais vous les poser en rafale et vous pourrez y répondre de manière groupée. Premièrement, pensez-vous que l'État islamique (EI) soit l'héritier des printemps arabes ? Si oui, comment pouvez-vous l'étayer ? Je vois l'étonnement se peindre sur le visage de certains collèges, donc je précise : dans la mesure où l'EI se présente comme capable de répondre à certaines revendications des populations, est-il ou non l'héritier des printemps arabes ?

Deuxièmement, en ce qui concerne la géographie de la région, pouvez-vous nous éclairer un peu sur les relations économiques qui existent entre l'EI et les pays avoisinants ?

Troisièmement, constatez-vous que l'EI lève des fonds sur internet ? Vous n'avez pas abordé ce sujet. A-t-il recours au financement participatif dit crowdfunding ? Si oui, dans quelles proportions ?

Quatrièmement, pouvez-vous nous éclairer sur les raisons pour lesquelles nous n'arrivons pas à mettre en place des systèmes juridiques et institutionnels permettant de contrer tous ces moyens ? Il est difficile de croire que l'on puisse stocker sous forme de billets de banque et de pièces sonnantes et trébuchantes quelques centaines de millions, voire de milliards, de dollars de réserves. Il faut bien que ces réserves soient quelque part, c'est-à-dire sur des comptes bancaires. Où sont ces comptes ? Comment y accède-t-on ?

Enfin, en novembre 2015, vous avez déclaré : « la prise de recul doit amener à instiller une dose prudentielle dans la stratégie française. » Pourriez-vous nous préciser ce que vous entendez par « dose prudentielle » et ce que vous comprenez de la « stratégie française » dans cette région ?

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Béligh Nabli, directeur de recherches à l'IRIS, Institut de relations internationales et stratégiques, responsable de l'Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe

Je vais essayer de vous répondre dans l'ordre. Encore qu'il puisse exister une manière plus cohérente de répondre en enchaînant certaines questions. L'EI est-il l'héritier des printemps arabes ? Le premier réflexe, induit par la chronologie, pourrait conduire à répondre par l'affirmative. Après réflexion, on ne voit pas très bien le lien dans la mesure où, premièrement, aucun des soulèvements des peuples arabes n'a été animé et mené par des forces islamiques. En 2011, les islamistes n'étaient pas les instigateurs, les penseurs des soulèvements.

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Béligh Nabli, directeur de recherches à l'IRIS, Institut de relations internationales et stratégiques, responsable de l'Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe

J'y viens. (Sourires.) Ils n'étaient pas là ; ils n'ont pas pensé la chose ; ils ne l'ont pas organisée ; ils n'étaient pas sollicités ou mis en avant par la jeunesse ou les peuples en question. En revanche, ils ont su faire preuve d'un opportunisme à deux moments : lors des élections et quand il y a eu basculement dans la violence politique et dans la répression.

Leur opportunisme électoral s'est manifesté lors des élections organisées en Tunisie, en Libye, en Syrie et au Yémen. Pour le coup, leur enracinement social et politique sous l'étiquette des Frères musulmans ou de partis salafistes est apparu au grand jour. Et le rapport de force détonnait puisqu'il ne reflétait pas ce qui était visible dans les manifestations populaires qui étaient à l'origine des processus de transition nés dans ces différents pays. Quoi qu'il en soit, force est de constater que leur ancrage s'est manifesté par la voie des urnes et que, paradoxalement, la démocratie représentative leur a permis d'empocher, pour reprendre votre mot, une victoire élective qui n'était pas assurée, tant s'en faut, au moment des soulèvements.

Quand il n'y a pas eu d'élections, quand on a basculé dans l'affrontement, la violence politique et la répression comme ce fut le cas en Syrie, les islamistes ont également su faire preuve d'opportunisme : ils ont profité de la radicalisation des manifestants qui étaient réprimés pour les récupérer et les intégrer dans leurs entités, dans leurs cellules. Vous avez là une deuxième forme d'opportunisme que l'on pourrait presque qualifier d'intelligence politique. Il faut le garder à l'esprit. De ce point de vue, ils peuvent se targuer d'être, en quelque sorte, des héritiers des printemps arabes. Mais aucun slogan islamiste n'avait rythmé ces mobilisations. En ce sens, ils ne peuvent pas se présenter comme les héritiers des événements de 2011 ; ils ne peuvent revendiquer qu'une capacité à exploiter politiquement les déstabilisations nées de ces mouvements. Ce sont des créatures opportunistes, voire cyniques, qu'elles prennent la forme de partis ou d'organisations criminelles.

Venons-en à votre deuxième question sur la géographie de la région et les relations économiques qui existent entre l'EI et les pays avoisinants. D'une certaine manière, elle nous renvoie à la nature de l'organisation. À partir du moment où Daech n'est reconnu ni par la communauté internationale ni par ses voisins comme un État, il n'y a pas de relations officielles interétatiques entre lui et ses voisins. Il ne peut pas y avoir de relations commerciales au sens classique du terme, sur la base d'accords bilatéraux voire multilatéraux, pour faciliter notamment la circulation de ses produits. C'est très important de le rappeler car cela permet de distinguer Daech des talibans qui, eux, ont réussi à établir quelques canaux diplomatiques et qui ont des représentations officielles, notamment au Qatar.

Daech ne s'inscrit pas dans cet ordre international interétatique ; cela ne l'intéresse pas. Il ne cherche même pas à être reconnu par ceux qu'il devrait considérer comme ses pairs, c'est-à-dire les autres États de la communauté internationale. Mais s'il n'y a pas de relations commerciales classiques, il y a bel et bien une circulation de marchandises entre Daech et ses voisins, grâce à des réseaux non étatiques, qui peuvent être qualifiés de criminels ou mafieux. A priori, on ne peut pas mettre en cause l'implication directe d'États mais on peut déplorer le caractère poreux des frontières de la région, que l'on retrouve d'ailleurs dans d'autres zones comme au Sahel et au Maghreb, notamment autour des frontières libyennes qui donnent précisément sur le Sahel mais aussi sur la Tunisie et l'Égypte. On y retrouve les mêmes phénomènes : les États ne coopèrent pas, loin de là, avec Daech qui est désormais ancré territorialement en Libye, mais l'organisation sait incontestablement circuler de part et d'autre de ces frontières, y compris en exploitant le « secteur » de la contrebande.

Vous m'interrogez aussi sur les difficultés à mettre en place des systèmes juridiques et institutionnels qui permettraient de contrer l'EI. Si nous sommes incontestablement confrontés à une forme d'atonie ou de passivité, c'est bien parce que Daech fait encore preuve d'opportunisme en profitant des brèches ou des caractéristiques de ces systèmes. Le secret fait partie de certains aspects du système bancaire international pour lequel la transparence n'est pas un principe structurel. Daech joue de la complexité de ce système, du difficile traçage des comptes, pour continuer à exploiter son propre système bancaire et à l'inscrire dans un système international.

On retrouve ici, à un degré plus intense et plus problématique, la question de notre capacité à réguler internet. Le système permet le financement de Daech ou participe à ce financement, mais ce qui nourrit humainement l'organisation, c'est sa capacité à attirer, à recruter. Tant que l'on n'aura pas asséché ce terreau, ce territoire virtuel, Daech pourra toujours mobiliser des recrues, y compris des personnes qui ne se rendront pas dans les zones qu'il contrôle mais qui agiront quasiment de chez elles le jour J. Daech possède à la fois un ancrage territorial et la capacité de mobiliser, via les réseaux sociaux et internet, des personnes qui peuvent se trouver partout dans le monde. C'est l'une des caractéristiques de cette créature et ce qui en fait sa dangerosité particulière.

Quant aux propos que j'ai tenus en novembre dernier sur la stratégie française, ils visaient à souligner le relatif isolement dans lequel nous nous sommes retrouvés à différentes reprises, après avoir pris position de manière un peu précipitée, sans préparer suffisamment le terrain militaire et diplomatique auparavant pour nous assurer d'avoir les moyens de notre stratégie et l'adhésion de nos alliés. J'en concluais qu'il fallait conduire une stratégie plus prudentielle.

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Je vais d'abord laisser nos collègues s'exprimer et j'interviendrai ensuite pour compléter les questions.

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Après vous avoir écouté avec beaucoup d'intérêt, je voudrais vous poser quatre questions, deux ayant trait à la temporalité et les deux autres à la religion.

Quel est, selon vous, le degré d'adhésion de la rue arabe à l'EI, pas seulement en Syrie et en Irak mais un peu partout ailleurs ? Et à votre avis, quand l'Arabie Saoudite et le Qatar ont-ils cessé d'apporter une aide directe ou indirecte à cette organisation ?

Vous avez souligné, à juste titre, la diversité du salafisme et l'existence d'une tendance piétiste. Le parti al-Nour a participé au gouvernement de Mohamed Morsi, mais il y a aussi de jolis drôles qui taillent des croupières à l'armée égyptienne dans le Sinaï. Pourriez-vous nous donner quelques précisions sur le nombre d'écoles et sur les différences qui les séparent ?

Vous n'avez pas évoqué la dimension eschatologique de la croyance de ces gens que vous avez qualifiés d'anti-modernistes. Ils réagissent à la modernité occidentale et se réfèrent à un âge d'or – l'époque du Prophète – rejetant l'idée qu'il puisse y avoir une progression dans l'histoire, à la différence d'autres religions monothéistes où l'on va de l'alpha à l'oméga. J'aimerais vous entendre un peu sur ce point précis : l'absence de progressisme dans l'histoire, qui implique un retour fondamentaliste à la lecture littérale du Coran.

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Merci, monsieur Nabli, de votre présentation parfaitement claire, notamment sur les courants historiques qui ont conduit à la situation actuelle. La confrontation ancienne entre nationalistes et islamistes n'est toujours pas réglée, notamment en Égypte. Elle nous renvoie vingt ans en arrière, à une époque où Hassan al-Tourabi s'opposait à Omar el-Béchir au Soudan, disant déjà que c'était par l'umma et par le vote que les courants islamistes s'imposeraient.

Cela étant, dans votre exposé, je n'ai pas perçu d'indications sur la durabilité de cette situation ou sur les possibilités de changement dans un sens ou dans l'autre. Je ne vous demande pas d'être l'oracle de Delphes – nous n'avons pas non plus les dons de la Pythie – mais peut-être pourriez-vous isoler les germes d'une possible évolution ? Quels sont nos leviers éventuels ? Les frappes armées peuvent-elles changer quelque chose ?

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Ma question porte sur la géographie et les frontières. Dans une interview accordée à Libération, Jean-Paul Chagnollaud explique : « Donc d'un côté, nous avons des coquilles vides, des États sans nation, et, de l'autre, des nations sans États. C'est toute la carte de la région qui serait à revoir. » Parlant de nations sans États, il se réfère notamment aux Kurdes.

La rue, que ce soit en Irak ou en Syrie, est-elle plus attachée au concept d'umma ou de nation arabe qu'à celui d'État ? Dans quelle mesure les Syriens et les Irakiens sont-ils attachés à la reconstitution de leur État ? Est-ce une notion largement dépassée, ce qui expliquerait le rayonnement et l'influence de Daech ?

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Je vais aller un peu plus loin dans le sens des deux dernières interventions. Vous avez dit que Daech s'inscrit dans une histoire, celle du délitement politique de la Syrie et de l'Irak, et que l'organisation a finalement répondu à une attente née de la désespérance des peuples de ces territoires. Sans faire preuve d'irénisme, si la religion habille une volonté politique, peut-on imaginer que l'EI va bientôt se déshabiller de ses oripeaux religieux pour s'attacher à conforter les instruments étatiques qu'il a mis en place – l'impôt, l'administration territoriale – pour devenir l'armature d'un futur État ? Je prends beaucoup de risque en disant cela.

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Béligh Nabli, directeur de recherches à l'IRIS, Institut de relations internationales et stratégiques, responsable de l'Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe

Monsieur Myard, vous m'interrogez sur l'adhésion de ce que vous appelez la rue arabe. Pour ma part, en bon républicain que je suis, je préfère parler de citoyenneté, même à l'égard des peuples arabes. D'ailleurs, l'un des mérites des soulèvements de 2011 est d'avoir amené les gens à prendre conscience qu'ils étaient des citoyens et pas seulement des individus soumis à l'autorité de tel ou tel pouvoir. Nous avons affaire à des citoyens qui sont confrontés à une créature qui n'est pas seulement religieuse. Le phénomène islamiste existe, quelle que soit l'organisation qui en porte le discours ou les habits. Des foyers islamistes et djihadistes existent un peu partout dans le monde, et particulièrement sur les rives sud et est de la Méditerranée. Mais il y a une prise de conscience quasi générale du fait que le phénomène n'est pas seulement religieux. À travers cette dynamique djihadiste, islamique, se pose la question du rapport entre le pouvoir et ses sujets ou citoyens. Le pouvoir politique est-il capable de répondre aux besoins de ses citoyens ?

Vous avez parlé de l'échec du panarabisme. Ces États ont été incapables de répondre aux besoins de leurs citoyens, d'améliorer leurs conditions de vie et de leur permettre de s'épanouir. Finalement le désenchantement a gagné les populations et tout était ouvert, y compris l'adhésion à l'islamisme politique, voire au djihadisme. La déception et le vide politique renforcent le pouvoir d'attraction de ces mouvements, en amenant les gens à se poser la question : pourquoi ne pas essayer cela ? Je parle des citoyens du monde arabo-musulman, et non pas de ceux des sociétés européennes où la question de l'attractivité ne se pose pas exactement de la même manière.

Vous avez souligné, de manière très érudite, que l'horloge des salafistes est bloquée à une certaine époque. Pour autant, cette référence à l'âge d'or de l'empire arabo-islamique – qui correspond aux ères omeyyade et abbasside – n'est pas totalement infondée. Il ne s'agit pas d'une simple mythification, d'une construction historique et rhétorique. À cette époque, l'État était puissant et conquérant, ce qui contraste avec le déclin actuel de ces pays. On peut faire une analogie entre la montée de l'islamisme et la prise de conscience de ce déclin, notamment après l'échec du panarabisme.

L'incapacité des salafistes à dépasser ce temps n'est pas purement irrationnelle car associée à une prise de conscience de la réalité. Fantasmer sur un passé qui serait idéal permet aussi de ne pas s'investir dans la vie sociale au sens premier du terme. Les salafistes considèrent que ce monde n'est pas le leur. Ne s'y retrouvant pas, ils préfèrent en construire un autre, en se référant au Coran, à la sunna et à la charia. L'attractivité du salafisme s'explique aussi par un rejet de l'autre monde, même s'il prend les termes un peu plus agressifs de rejet des valeurs occidentales. En fait, les valeurs des États syrien, irakien et égyptien de l'époque panarabe étaient celles qui sont désormais qualifiées d'occidentales.

Voilà quelques raisons de la montée du repli salafiste. Le tableau dépeint est relativement sombre mais il existe des possibilités de changement. Par réflexe, on pense à des puissances tierces, à nos interventions militaires ou diplomatiques. Pour ma part, je pense que ce sont les populations concernées qui tiennent entre leurs mains le pouvoir de faire basculer Daech de la conquête au déclin. Les organisations djihadistes, Daech en particulier, ont montré qu'elles pouvaient satisfaire des besoins sociaux et combler le vide politique dans lequel se sont retrouvées les populations sunnites marginalisées en Irak après l'intervention américaine et dans la Syrie de Bachar al-Assad. Ces populations vont peut-être prendre conscience du fait que, loin d'améliorer leurs conditions de vie, Daech est finalement synonyme de bombardements, d'absence de perspectives, d'impasse. Une telle prise de conscience pourrait nourrir une contestation intérieure, puis une mise à distance de cette organisation qui, dans un tout premier temps, avait été plutôt bien accueillie par des tribus en quête de protection et d'avenir, y compris à travers la constitution d'un État propre. Un changement profond pourrait donc naître de la déception suscitée par Daech. Les frappes quotidiennes peuvent contribuer à alimenter cette réflexion puisqu'en bombardant on affaiblit, et en affaiblissant on remet en cause l'adhésion.

J'en viens à votre question, monsieur Asensi. D'un côté, un type de construction a ressurgi avec force : cet État fantasmé et transnational, ce califat réunissant la communauté des croyants. D'un autre côté, la réalité stato-nationale reste prégnante, j'en veux pour preuve le fait que les soulèvements, qui ont traversé le monde arabe en 2011, se sont inscrits d'abord et avant tout dans des cadres nationaux avec des caractéristiques propres. Ces soulèvements ne se sont pas déroulés de la même manière en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen, etc. La première raison de ces destins différenciés est précisément que les sociétés et les cadres étaient différenciés. Autrement dit, il y avait des cadres nationaux divers, traversés par des réalités infranationales différentes – structures tribales, communautaires, confessionnelles, etc. – qui participent à la spécificité de ces États-nations.

Paradoxalement, derrière le mouvement global et transnational des printemps arabes, il y avait une différentiation qui s'explique par l'existence de sociétés qui se pensent d'abord comme des entités nationales. D'ailleurs, je me permets de relativiser le caractère transnational de l'islamisme. Lorsqu'ils prennent le pouvoir, les islamistes se mettent à réfléchir en termes de nation et se transforment assez rapidement en nationalistes. C'est pour cela que d'aucuns considèrent que, d'une certaine manière, l'islamisme est une résurgence du panarabisme. Les islamistes sont en quelque sorte des partisans du panarabisme ayant changé de logiciel ; ils sont habités par la même volonté de construire quelque chose de supranational au sens étatique du terme. Les baasistes devenus djihadistes au sein de Daech en sont un exemple spectaculaire mais loin d'être exceptionnel. C'est un phénomène transversal que l'on retrouve un peu dans d'autres séquences historiques ou mouvements politiques.

Enfin, est-il possible d'imaginer Daech débarrassé de ses habits religieux et normalisé au point de devenir un État comme un autre ? En fait, il perdrait son pouvoir d'attraction, sa spécificité : la religion est son étendard, sa vocation, son fondement. Si vous lui retirez ce substrat, il ne lui reste pas grand-chose si ce n'est sa capacité à exercer des fonctions régaliennes pour répondre aux besoins de tout citoyen, notamment en matière de sécurité et de services sociaux. Pour le coup, ce n'est pas gagné : Daech a montré sa capacité à s'autofinancer mais, à terme, son budget n'est pas acquis.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci pour cet éclairage, monsieur Nabli. Vous avez évoqué des choses qui peuvent paraître contradictoires, c'est-à-dire une espèce d'État sans frontière autour de la communauté, et, en même temps, la nécessité que ressentent les gens de se retrouver autour de spécificités qui font État ou une nation.

Dans votre propos liminaire, vous avez décrit un État qui pratique l'imposition mais aussi la redistribution dans des pays très affaiblis comme l'Irak où la Syrie, qui ne savaient ou ne voulaient plus le faire, et il s'attire ainsi un soutien populaire. Comment briser ce soutien populaire ?

Mes autres questions portent sur l'unité et la gouvernance de Daech. Comment l'unité est-elle encore possible dans cet État sans frontière ? Quelles sont la volonté et la stratégie de ses dirigeants ? Pour autant qu'il y ait une gouvernance à la tête de Daech, à quoi ressemble-t-elle ? Certains de ceux qui vous ont précédé ici ont évoqué une gouvernance qui laisse une place aux tribus et aux pouvoirs locaux. Est-ce viable ?

Permalien
Béligh Nabli, directeur de recherches à l'IRIS, Institut de relations internationales et stratégiques, responsable de l'Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe

Comment briser le soutien populaire ? En offrant aux populations qui ont cru en Daech une autre politique viable. Je le répète, les populations sunnites – irakiennes d'abord, syriennes ensuite – ont été placées dans une position de faiblesse qui les a conduites à accepter le contrat offert puis imposé par Daech : elles avaient le sentiment d'être marginalisées dans leur propre pays ou dans la reconfiguration de leur propre État. Autrement dit, la solution est politique et d'ordre interne : les Syriens et les Irakiens doivent définir entre eux ce nouveau contrat qui permettra de mieux répartir le pouvoir, de sortir de la marginalité des populations qui, sinon, basculeront à nouveau dans la radicalisation. L'équation est implacable, très éloignée des solutions militaires qui sont elles-mêmes complexes. En fait, le chemin à suivre est assez clair.

En ce qui concerne l'unité et la gouvernance de Daech, je me permets de parler de l'intelligence d'une créature monstrueuse. En l'occurrence, j'associe l'intelligence à la rationalité – les Français sont ainsi faits… L'organisation est pyramidale mais il existe une forme de décentralisation qui consiste à donner du pouvoir aux tribus qui étaient auparavant privées de toute capacité à s'autogérer. Daech adresse ainsi un message politique aux tribus – nous gérons ce territoire mais vous n'êtes plus marginalisés comme vous l'étiez sous les États précédents – et démontre sa capacité à gouverner de manière rationnelle, efficace et relativement classique, en déployant une administration. Cette façon de faire parle aux Français, attachés que nous sommes à l'appareil administratif et aux services publics. La transposition d'un modèle qui nous est proche peut paraître stupéfiante mais, en réalité, on retrouve le logiciel baasiste au coeur de Daech. Cette hybridation nous permet au moins de comprendre un peu comment fonctionne la machine djihadiste – il y a de la rationalité étatique derrière la vitrine irrationnelle – alors que l'idéologie est de nature à nous dépasser.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci, monsieur Nabli, de votre contribution à nos travaux.

L'audition s'achève à quatorze heures cinquante.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur les moyens de DAECH

Réunion du mardi 2 février 2016 à 13 h 30.

Présents. – M. Kader Arif, M. François Asensi, M. Guy-Michel Chauveau, M. Alain Claeys, M. Jean-Louis Destans, M. Olivier Falorni, M. Yves Fromion, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Meyer Habib, M. Serge Janquin, M. Jean-François Lamour, M. Alain Moyne-Bressand, M. Jacques Myard, M. Sébastien Pietrasanta, M. Jean-Frédéric Poisson, M. Axel Poniatowski, M. Joaquim Pueyo, Mme Marie Récalde, M. Eduardo Rihan Cypel, M. François Rochebloine.

Excusés. –