J'y viens. (Sourires.) Ils n'étaient pas là ; ils n'ont pas pensé la chose ; ils ne l'ont pas organisée ; ils n'étaient pas sollicités ou mis en avant par la jeunesse ou les peuples en question. En revanche, ils ont su faire preuve d'un opportunisme à deux moments : lors des élections et quand il y a eu basculement dans la violence politique et dans la répression.
Leur opportunisme électoral s'est manifesté lors des élections organisées en Tunisie, en Libye, en Syrie et au Yémen. Pour le coup, leur enracinement social et politique sous l'étiquette des Frères musulmans ou de partis salafistes est apparu au grand jour. Et le rapport de force détonnait puisqu'il ne reflétait pas ce qui était visible dans les manifestations populaires qui étaient à l'origine des processus de transition nés dans ces différents pays. Quoi qu'il en soit, force est de constater que leur ancrage s'est manifesté par la voie des urnes et que, paradoxalement, la démocratie représentative leur a permis d'empocher, pour reprendre votre mot, une victoire élective qui n'était pas assurée, tant s'en faut, au moment des soulèvements.
Quand il n'y a pas eu d'élections, quand on a basculé dans l'affrontement, la violence politique et la répression comme ce fut le cas en Syrie, les islamistes ont également su faire preuve d'opportunisme : ils ont profité de la radicalisation des manifestants qui étaient réprimés pour les récupérer et les intégrer dans leurs entités, dans leurs cellules. Vous avez là une deuxième forme d'opportunisme que l'on pourrait presque qualifier d'intelligence politique. Il faut le garder à l'esprit. De ce point de vue, ils peuvent se targuer d'être, en quelque sorte, des héritiers des printemps arabes. Mais aucun slogan islamiste n'avait rythmé ces mobilisations. En ce sens, ils ne peuvent pas se présenter comme les héritiers des événements de 2011 ; ils ne peuvent revendiquer qu'une capacité à exploiter politiquement les déstabilisations nées de ces mouvements. Ce sont des créatures opportunistes, voire cyniques, qu'elles prennent la forme de partis ou d'organisations criminelles.
Venons-en à votre deuxième question sur la géographie de la région et les relations économiques qui existent entre l'EI et les pays avoisinants. D'une certaine manière, elle nous renvoie à la nature de l'organisation. À partir du moment où Daech n'est reconnu ni par la communauté internationale ni par ses voisins comme un État, il n'y a pas de relations officielles interétatiques entre lui et ses voisins. Il ne peut pas y avoir de relations commerciales au sens classique du terme, sur la base d'accords bilatéraux voire multilatéraux, pour faciliter notamment la circulation de ses produits. C'est très important de le rappeler car cela permet de distinguer Daech des talibans qui, eux, ont réussi à établir quelques canaux diplomatiques et qui ont des représentations officielles, notamment au Qatar.
Daech ne s'inscrit pas dans cet ordre international interétatique ; cela ne l'intéresse pas. Il ne cherche même pas à être reconnu par ceux qu'il devrait considérer comme ses pairs, c'est-à-dire les autres États de la communauté internationale. Mais s'il n'y a pas de relations commerciales classiques, il y a bel et bien une circulation de marchandises entre Daech et ses voisins, grâce à des réseaux non étatiques, qui peuvent être qualifiés de criminels ou mafieux. A priori, on ne peut pas mettre en cause l'implication directe d'États mais on peut déplorer le caractère poreux des frontières de la région, que l'on retrouve d'ailleurs dans d'autres zones comme au Sahel et au Maghreb, notamment autour des frontières libyennes qui donnent précisément sur le Sahel mais aussi sur la Tunisie et l'Égypte. On y retrouve les mêmes phénomènes : les États ne coopèrent pas, loin de là, avec Daech qui est désormais ancré territorialement en Libye, mais l'organisation sait incontestablement circuler de part et d'autre de ces frontières, y compris en exploitant le « secteur » de la contrebande.
Vous m'interrogez aussi sur les difficultés à mettre en place des systèmes juridiques et institutionnels qui permettraient de contrer l'EI. Si nous sommes incontestablement confrontés à une forme d'atonie ou de passivité, c'est bien parce que Daech fait encore preuve d'opportunisme en profitant des brèches ou des caractéristiques de ces systèmes. Le secret fait partie de certains aspects du système bancaire international pour lequel la transparence n'est pas un principe structurel. Daech joue de la complexité de ce système, du difficile traçage des comptes, pour continuer à exploiter son propre système bancaire et à l'inscrire dans un système international.
On retrouve ici, à un degré plus intense et plus problématique, la question de notre capacité à réguler internet. Le système permet le financement de Daech ou participe à ce financement, mais ce qui nourrit humainement l'organisation, c'est sa capacité à attirer, à recruter. Tant que l'on n'aura pas asséché ce terreau, ce territoire virtuel, Daech pourra toujours mobiliser des recrues, y compris des personnes qui ne se rendront pas dans les zones qu'il contrôle mais qui agiront quasiment de chez elles le jour J. Daech possède à la fois un ancrage territorial et la capacité de mobiliser, via les réseaux sociaux et internet, des personnes qui peuvent se trouver partout dans le monde. C'est l'une des caractéristiques de cette créature et ce qui en fait sa dangerosité particulière.
Quant aux propos que j'ai tenus en novembre dernier sur la stratégie française, ils visaient à souligner le relatif isolement dans lequel nous nous sommes retrouvés à différentes reprises, après avoir pris position de manière un peu précipitée, sans préparer suffisamment le terrain militaire et diplomatique auparavant pour nous assurer d'avoir les moyens de notre stratégie et l'adhésion de nos alliés. J'en concluais qu'il fallait conduire une stratégie plus prudentielle.