Intervention de Pierre-Jean Luizard

Réunion du 26 janvier 2016 à 16h15
Mission d'information sur les moyens de daech

Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités » :

Je ne décrivais pas un règlement de la situation dans mon livre, mais, au contraire, les conséquences possibles de la poursuite du conflit. La guerre durera probablement de nombreuses années, et ni les Américains ni les Européens ne sont aujourd'hui prêts à combattre Daech au sol. Ils ne sont d'ailleurs pas davantage enclins à modifier l'équilibre régional, même si je continue à penser qu'il s'agit là de la seule solution.

Plus le conflit dure, plus il se complexifie. Lorsque j'ai écrit mon livre il y a un an, je croyais dans la capacité des Kurdes à proclamer leur indépendance, mais après plusieurs déplacements au Kurdistan où j'ai vu la façon avec laquelle certains dirigeants kurdes utilisaient ce thème, je pense qu'une grande majorité de la population kurde se prononcerait contre l'indépendance du Kurdistan si un référendum était organisé, car elle ne pense pas en avoir les moyens économiques et redoute de devenir un pays aussi corrompu et enclavé que l'Arménie. Les Kurdes ont besoin d'une indépendance informelle et d'avoir un pied à Bagdad ; l'avenir du Kurdistan en Irak se trouve intimement lié aux développements de la question kurde en Turquie. Les Kurdes irakiens seront contraints de rester dans le cadre irakien tant qu'il n'y aura pas de changement au-delà de leurs frontières. Bien qu'il connaisse l'état de l'opinion kurde, M. Barzani brandit régulièrement la perspective de l'indépendance pour provoquer, faire monter les enchères ou exercer une pression sur les dirigeants kurdes qui entretiennent des relations complexes entre eux. La société kurde est très divisée, comme l'a montré la guerre très meurtrière entre l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) et le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) dans les années 1990. Il existe aujourd'hui deux gouvernements et des conflits ouverts entre le Nord et le Sud du Kurdistan que l'indépendance ne ferait que renforcer.

Il n'y aura probablement pas d'escalade dans les relations entre la Russie et la Turquie dont les deux régimes se ressemblent beaucoup. A été mis en scène un conflit dans lequel les Russes soutiennent ceux – notamment les Kurdes – que les Turcs considèrent comme une menace. Cependant, les Turcs également arment et entraînent les Kurdes. Tout le monde participe à ce jeu de dupes. De même, la diplomatie française reconnaît le gouvernement de Bagdad, mais participe à l'armement des Kurdes sans son intermédiaire. La lutte contre l'EI ne constitue pas une priorité pour la Russie et la Turquie, si bien qu'elle ne les rapprochera pas. Ces deux pays resteront dans une paix froide, mais sans escalade.

L'administration de Daech joue un rôle important dans la redistribution, dont les critères sont clairement fixés. À l'époque où le gouvernement irakien dominait Mossoul, j'avais des collègues à l'université qui ne recevaient plus la totalité de leur salaire depuis un an. Après l'arrivée de Daech, les enseignants ont reçu l'intégralité de leur paie. La crainte de revenir sous la férule du gouvernement de Bagdad a largement contrebalancé les tensions pouvant naître de la diminution des ressources de Daech. Notre ministre des affaires étrangères défend souvent la nécessité d'aider le gouvernement de Bagdad à recouvrer sa souveraineté sur l'ensemble du territoire irakien. Si l'on reconnaît la légitimité de ce gouvernement, le plaidoyer de M. Fabius est juste, mais si l'on prend en compte le refus des Arabes sunnites de revenir dans son giron, les conclusions politiques diffèrent. Prenons en compte le cauchemar que représente le retour de l'armée irakienne aux yeux des habitants de Mossoul.

L'EI s'implante et prospère là où les États se sont effondrés, comme en Libye et au Yémen. La genèse coloniale d'un État ne constitue pas forcément la cause de son effondrement, mais le fil de leur Histoire explique que les États mandataires n'aient pas été capables d'accueillir les printemps arabes d'une façon citoyenne. La nature autoritaire des régimes en place n'était pas le fait du hasard, mais résultait de l'illégitimité de l'existence des États eux-mêmes.

À la différence d'al-Qaïda, l'EI tient à un ancrage territorial puisqu'il se présente comme un État, mais le contour des frontières peut varier. Il pourrait ainsi envisager de perdre Mossoul, qui ne sera jamais pacifiée sous le contrôle du gouvernement irakien ; il peut prospérer dans un contexte de guérilla à Mossoul ou dans d'autres zones reprises par l'État irakien, car de telles pertes n'entraîneront pas sa disparition. D'ailleurs, l'EI a perdu le contrôle de villes importantes comme Tikrit et Ramadi, mais lorsque l'armée irakienne est entrée dans Ramadi, la peur avait fait fuir presque l'intégralité des 200 000 habitants de la ville. Une partie des habitants s'est réfugiée dans les zones contrôlées par Daech, une autre au Kurdistan et une autre à Bagdad. Autour de ces deux cités, l'EI gère des camps qui représentent un vivier de futurs combattants.

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