Mission d'information sur les moyens de daech

Réunion du 26 janvier 2016 à 16h15

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • arabe
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  • frontière
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La réunion

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L'audition débute à seize heures vingt-cinq.

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Nous recevons aujourd'hui M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités ».

Le président de la mission d'information, M. Jean-Frédéric Poisson, se trouve en province pour un déplacement organisé dans le cadre du contrôle parlementaire de l'état d'urgence.

Monsieur Luizard, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation, vous qui comptez parmi les meilleurs spécialistes de l'Irak contemporain. Vos travaux répondent aux incompréhensions que suscitent les conditions dans lesquelles l'État islamique (EI) a pu émerger et se développer jusqu'à devenir la menace que nous connaissons actuellement. Vous estimez que Daech tend un piège aux pays occidentaux – votre dernier livre s'intitulant justement Le piège Daech. Incluez-vous la Russie dans les cibles de ce piège ? Vous pensez également que la scène orientale sera durablement bouleversée par les événements actuels car, là où Daech a prospéré, les États ne ressusciteront pas.

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Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités »

Je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer devant votre mission d'information. Mon propos ne sera pas centré sur la puissance militaire, médiatique, financière de Daech ni sur la façon dont il instrumentalise les rivalités régionales, notamment entre l'Iran et l'Arabie saoudite, car la force véritable de l'État islamique réside ailleurs. Les diplomaties occidentales doivent lutter contre un ennemi que l'on a diabolisé – avec raison, mais cela constitue justement le piège que nous tend Daech. En effet, l'EI nous a entraînés dans une guerre que nous ne voulons pas mener au sol ; nous déléguons ainsi à des forces militaires parties prenantes au conflit cette mission, qu'il s'agisse de l'armée irakienne, des peshmergas kurdes ou de l'armée syrienne.

En outre, on ne peut être qu'étonné de constater que, plusieurs mois après le début des bombardements de la coalition internationale, aucun volet politique n'existe. L'EI tient ses territoires en partie par la terreur, mais bénéficie également du soutien politique d'une partie de la population aux yeux de laquelle il représente la moins mauvaise option. La diabolisation de l'ennemi et la volonté de ne l'identifier que sous son aspect terroriste nous empêchent de répondre aux causes ayant entraîné des pans entiers des sociétés irakienne et syrienne à faire allégeance à l'EI. Tant que les pays opposés à Daech ne proposeront pas mieux aux populations que le pis-aller qu'il représente, la situation n'évoluera pas favorablement.

Madame la présidente, plutôt que d'affirmer que les États ne ressusciteront plus là où Daech s'est implanté, j'ai voulu montrer dans mon livre que cette organisation prospère là où les États se sont délités voire effondrés. L'EI n'est pas responsable de la déliquescence des États irakien et syrien, mais celle-ci résulte de facteurs qui font débat, notamment entre les chercheurs. Elle ne découle pas entièrement de l'échec des régimes en place – chiite en Irak et dirigé par Bachar el-Assad en Syrie –, la remise en cause touchant l'existence de ces deux États eux-mêmes. Les éléments ayant contribué à l'effondrement de ces pays remontent à leur genèse mandataire. Les printemps arabes ont accéléré cette décomposition en fragilisant la souveraineté des États de la région, notamment ceux qui vivaient sous la férule de régimes autoritaires. Les sociétés civiles, dont l'expression politique a émergé publiquement en 2011, rejetaient depuis bien longtemps la légitimité de ces États, mais la dictature constituait le paravent empêchant de comprendre cette situation.

L'aveuglement consistant à limiter notre engagement au terrain strictement militaire s'explique par l'ampleur d'un défi – la remise en chantier du système frontalier et étatique moyen-oriental – que seul l'EI a semblé être capable de relever jusqu'à présent. La France et le Royaume-Uni avaient découpé la région en se répartissant les zones d'influence avec la bénédiction d'une communauté internationale nouvellement née dans la Société des nations (SDN), mais en violation des promesses faites aux représentants arabes – en l'occurrence le chérif Hussein de La Mecque et ses enfants – de constituer un royaume arabe unifié et de transférer le califat du sultan ottoman au chérif de La Mecque. On a découpé le Moyen-Orient au gré d'innombrables arrangements – Clémenceau a, par exemple, abandonné le wilayat de Mossoul aux Britanniques, ouvrant ainsi la voie au rattachement de cette province à majorité kurde à l'Irak à partir de 1920, alors que les Kurdes ne souhaitaient pas se retrouver dans un État arabe.

Depuis cette époque, les identités locales n'ont cessé d'évoluer et d'hésiter entre une utopie panarabiste – visant à effacer les frontières mandataires et à unifier la région dans un État arabe – et une identité nationale que les États libanais, irakien et syrien s'efforçaient de susciter. Les États irakien et syrien ont échoué à représenter le rêve régional arabe et à développer l'appartenance nationale. La tâche n'était certes pas facile, car l'union arabe n'a jamais existé à l'époque moderne ; quant à la période de la domination ottomane, les provinces comme Mossoul ou Alep entretenaient davantage de relations avec le pouvoir central d'Istanbul qu'entre elles. Toutes les tentatives d'unification arabe de la région, déployées sous l'égide des partis baathistes en liaison avec l'Égypte de Gamal Abdel Nasser, ont échoué car les élites, tout en se proclamant nationalistes arabes, étaient plus intéressées par le contrôle de l'État local que par un devenir de vassal de l'Égypte, pays à majorité sunnite. Dès l'origine des mandats, des stratégies communautaires se sont déployées au travers de partis laïques qui ont longtemps entretenu l'illusion de l'existence d'une vie politique.

L'État-nation n'a pu asseoir sa légitimité au Liban, en Irak et en Syrie, car une minorité a réussi dans ces pays à s'emparer du pouvoir et à en exercer le monopole. Les sunnites ont ainsi gouverné en Irak, les Alaouites ont utilisé l'armée et le parti Baas comme tremplins vers la direction de l'État et le confessionnalisme politique a créé un vide au Liban, qui condamne ce pays à ne connaître la paix que s'il se trouve placé sous la tutelle d'une puissance – la France, les États-Unis puis la Syrie. Lorsque ces pays se sont effacés, des communautés ont émergé – maronite puis sunnite et maintenant chiite – sans pouvoir apporter la paix.

Les mots d'ordre de la société civile contre le despotisme, la corruption et le népotisme et pour la liberté d'expression, entendus au début des printemps arabes, ont mis à nu cette situation car ils reposaient sur une contestation qui dépassait le seul régime pour atteindre l'État lui-même. L'EI a pu se présenter comme le protecteur des Arabes sunnites en Irak et en Syrie, en exploitant leur peur. Il est en effet parvenu à convaincre les deux grandes communautés musulmanes, qui se trouvaient déjà en confrontation, qu'elles ne pouvaient plus vivre ensemble. On constate aujourd'hui à Bagdad à quel point les uns craignent les autres, cette phobie étant ravivée à chaque avancée de l'armée irakienne. Ainsi, la reprise de Tikrit et de nombreux villages tenus par l'EI dans la province de Diyâlâ, frontalière de l'Iran, s'est accompagnée d'exactions dont le caractère confessionnel n'était pas contestable ; à Tikrit, les massacres furent justifiés par la nécessité de venger les dizaines de soldats chiites irakiens exécutés par l'EI en juin 2014. Daech prospère sur les décombres d'un État irakien qui ne peut plus représenter l'ensemble de la population du pays, y compris les Kurdes, qui conservent pourtant un pied à Bagdad. Les exactions de l'armée irakienne ont certes été plus limitées lors de la prise de Ramadi, puisque ce sont les services spéciaux américains et non les milices chiites qui dirigeaient l'opération, mais l'ensemble des représailles ont achevé de convaincre une grande partie de la population arabe sunnite d'Irak que seul l'EI la protégeait. La population de Mossoul voit comme un cauchemar l'éventuelle reprise de la ville par le gouvernement officiel, que nos diplomaties reconnaissent comme légitime puisqu'elles respectent les États et les frontières.

La contestation de ces États et de ces frontières nous oblige à réfléchir à une remise à plat du système étatique et frontalier sous peine de laisser l'avantage à l'EI. L'allégeance des Arabes sunnites d'Irak envers l'État n'a existé que tant que cette communauté exerçait le pouvoir ; n'ayant d'autre perspective dans le système confessionnel actuel que de rester une minorité sans ressources et privée de pouvoir, elle se « désirakise » exactement comme les sunnites du Liban se « délibanisent » par le biais de réseaux salafistes à Sidon et à Tripoli. En Syrie et en Irak, l'EI se présente sans vergogne comme le principal héritier des printemps arabes car il prétend avoir pris toute la mesure des revendications des sociétés civiles, bien que son projet ne repose évidemment pas sur la défense des droits de l'Homme, mais sur une conception salafiste et djihadiste. La force politique de l'EI repose sur ce positionnement, qui l'a également conduit à effacer la frontière Sykes-Picot – qui n'existait d'ailleurs pas – entre la Syrie et l'Irak en juin 2014. Les provinces de la vallée de l'Euphrate – qui constituent une unité géographique, humaine et religieuse – se sentent bien plus proches les unes des autres que du Kurdistan, des régions chiites d'Irak ou des régions alaouites du littoral méditerranéen en Syrie.

On comprend la frilosité des démocraties face à un défi aussi important que celui représenté par l'EI, mais elles n'auront aucune chance de vaincre cette organisation si elles se contentent de mener une campagne de frappes aériennes et de déléguer à des forces locales engagées dans le conflit le soin de défaire Daech. Or les Kurdes ne libéreront jamais Mossoul, ville majoritairement arabe. Dans les villes tombées entre les mains des peshmergas comme Kirkouk, les Kurdes agissent envers les Arabes de la même manière que Saddam Hussein l'avait fait envers eux – on a l'impression qu'il s'agit d'une malédiction de l'histoire : ils détruisent les maisons habitées par des familles arabes afin de modifier la composition communautaire.

Ce défi est de nature politique, et nous devons nous départir d'actions strictement militaires, surtout si celles-ci donnent l'impression d'avantager une communauté au détriment des autres. À Bagdad, les portraits des grands dignitaires religieux sont aujourd'hui accompagnés de ceux de Vladimir Poutine. Notre action donne raison à l'EI lorsqu'il affirme être le seul à pouvoir protéger les populations arabes sunnites. Le pouvoir de l'EI au Moyen-Orient s'appuie sur la communauté arabe sunnite, mais il entend occulter cette réalité pour transcender cette limite communautaire et s'adresser à l'ensemble de la communauté des musulmans, l'oumma. Nous ne devons donc pas intervenir pour privilégier un groupe, mais pour assurer la justice à chacun ; cette exigence s'avère d'autant plus nécessaire que l'Histoire ancienne et récente aide chaque communauté à se poser en victime dans cette région.

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Vous affirmez, à la suite des auditions que nous avons déjà menées, que l'EI prospère sur la défaillance des États, ces derniers et leurs frontières se trouvant remis en cause. Dans votre livre, Le piège Daech, vous insistiez sur la volonté de l'EI de créer un État souverain, projet qui le distingue des moudjahidin d'al-Qaïda, ancré dans un territoire géographique, prélevant des impôts et payant des salaires : cette stratégie de territorialisation ne rencontre-t-elle pas de limites ? Si l'espace conquis en Irak par l'EI s'avère relativement homogène, la situation diffère en Syrie où l'implantation de Daech est décrite comme une « peau de léopard ». L'EI suscite-t-il des déceptions ? Quelle est l'évolution sur le terrain ? Quels sont les gagnants et les perdants de l'EI ?

L'EI dispose d'énormes moyens financiers, que notre mission d'information souhaite étudier. Que reste-t-il des 313 millions d'euros récupérés par l'EI à la banque centrale de Mossoul lors de la prise de la ville ? Quelles sont les principales sources de financement de Daech ? Lors d'une audition précédente, Mme Myriam Benraad a évoqué l'existence de campagnes de financement participatif lancées par l'EI sur Internet : est-ce vrai ?

Vous estimez que Daech s'appuie sur une connaissance fine de notre psychologie, notamment notre peur du néocolonialisme. La réponse ne peut en effet être uniquement militaire – l'action de la coalition internationale ne s'y limitant d'ailleurs pas –, alors : que devons-nous faire pour sortir du piège tendu par Daech ?

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Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités »

L'État islamique a remplacé l'État islamique en Irak et au Levant ; il s'agit d'un État doté d'un territoire mais qui ne se fixe pas de frontières. Daech peut reculer à Tikrit et céder Ramadi ou Mossoul, mais il ne sera pas en danger si l'on ne traite pas les facteurs qui ont permis son essor. Les régions où il perd du terrain ne sont pas pacifiées, comme le montre l'exemple de Ramadi ; en effet, on a déclaré cette ville reconquise mais elle se trouve divisée, comme celle de Deir ez-Zor où des quartiers demeurent sous le contrôle de l'EI.

L'EI n'a pas les moyens militaires de conserver ses principaux bastions, mais reculant dans une région, il peut renaître dans une autre ou dans un autre pays. Il s'implante ainsi en Afrique, en Afghanistan, en Malaisie en suivant une stratégie d'internationalisation et de sortie vers le haut. Les dirigeants de l'EI savent qu'ils se trouvent enfermés dans des logiques communautaires étroites au Moyen-Orient et qu'ils doivent attaquer d'autres États pour sortir de cette impasse. Ils s'inscrivent dans une démarche messianique et millénariste, et souhaitent apparaître comme l'ennemi de tous ; l'EI n'hésite pas à attaquer l'Arabie saoudite, pourtant la source de son inspiration idéologique. Dans la mosaïque des mouvements djihadistes et insurgés en Syrie et en Irak, il reste le seul à ne dépendre d'aucun État et à disposer d'une véritable autonomie.

Les campagnes aériennes peuvent amputer une partie des ressources de l'EI, mais les combattants étrangers disposés à sacrifier leur vie pour l'EI ne sont pas mus par un intérêt financier.

À la différence des États en place, l'EI a bien compris que les tribus souhaitaient être maîtresses chez elles, si bien qu'il a délégué le pouvoir à des acteurs locaux. Il n'intervient que pour rétablir la concorde entre différents groupes, rendre raison à une tribu s'opposant à sa domination ou lutter contre la corruption. En effet, l'EI a fait du combat contre la corruption l'un des piliers de sa notoriété dans les sociétés irakienne et syrienne, qui ont été soumises à des États particulièrement corrompus. En Irak, il n'y a même jamais eu d'État de droit depuis 2003, car les communautés, les régions et les hommes politiques ont procédé à des répartitions de pouvoir à leur convenance. Les habitants de Mossoul ont voulu échapper à cette situation ; leur situation s'est améliorée lors de l'arrivée de l'EI dans leur ville, mais ils sont maintenant gagnés par la peur.

Si l'on recherche les acteurs pouvant apporter des solutions, il convient d'éliminer les armées syrienne et irakienne, les peshmergas, les pays voisins impliqués dans le conflit comme la Turquie, l'Iran et les pays arabes ; il ne reste donc plus qu'une coalition internationale, placée sous l'égide de l'Organisation des nations unies (ONU) et composée de soldats éloignés des parties prenantes au conflit.

Des sources fiables m'ont confirmé que la population de Mossoul n'accepterait pas le retour de l'armée irakienne, mais qu'elle ne serait pas hostile au retour d'une armée internationale, même si celle-ci était dominée par les Américains. Lorsque les Américains ont quitté l'Irak, les sunnites leur ont reproché de les laisser seuls face aux chiites. Ce capital de confiance n'est pas utilisé, puisque ni les Américains ni les Européens ne semblent vouloir déployer une telle armée internationale sur le terrain.

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La Turquie et l'Iran, voire ce qu'il reste de l'État saoudien, voient la situation actuelle avec une grande hostilité. Indépendamment de la dimension messianique et eschatologique de l'islam intégriste d'Abou Bakr al-Baghdadi, certains États ne vont-ils pas agir pour combattre des développements directement contraires à leurs intérêts ? Des Iraniens et des Turcs m'ont dit qu'ils ne pouvaient pas accepter le développement d'un tel califat. Certains pays pensent donc à une solution militaire. Comment voyez-vous cette cohabitation entre des États structurés et un cancer qui s'appelle l'État islamique ?

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La situation nous oblige à réviser certains concepts ; mes études de droit international public m'ont appris que tout État se définissait par rapport aux autres et donc par ses frontières ; or, vous nous avez affirmé que l'EI n'en avait pas.

Il est vrai que le Liban cherche à échapper à une histoire de domination violente et terrible, mais il prend le risque de tomber sous la coupe du Hezbollah qui ne s'avérera pas moins féroce.

À l'époque des accords Sykes-Picot, la Russie n'était pas favorable à leur reconnaissance, mais elle les a acceptés comme le reste de la communauté internationale. L'ambassadeur de Russie à Paris et le ministre des affaires étrangères russe, M. Sergueï Lavrov, en défendent maintenant la teneur. Soit on rétablit les États tels qu'ils existaient avant l'essor de Daech, soit on imagine une nouvelle répartition plus conforme aux réalités du terrain. Si l'on cherche à prendre en compte les tribus dans cette tentative de redessiner la carte du Proche et du Moyen-Orient, on risque de favoriser une forte balkanisation et de remettre en cause l'ensemble des fragiles équilibres de la région, y compris dans le conflit israélo-palestinien. Aucun pays de la région ne souhaite ce bouleversement : la Turquie n'en veut pas, l'Iran cherche à gagner en influence mais dans le cadre existant, l'Arabie saoudite sait jusqu'où aller dans la préservation de ses intérêts. Un consensus mou, pas très porteur d'avenir mais garantissant un minimum de vie commune, s'est installé. Seul Daech veut ce changement radical, si bien qu'il me semble que l'Histoire a déjà jugé cette hypothèse.

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Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités »

Vous avez raison, monsieur Janquin, mais tout dépend de l'intensité de l'effet déstabilisateur que l'on attribue à l'État islamique et des prévisions d'évolution que l'on élabore. Un consensus existe en effet pour conserver le système bancal irakien actuel : un Kurdistan indépendant mais qui ne se proclame pas comme tel, une zone chiite dirigée par un gouvernement reconnu comme légitime pour l'ensemble du pays et un espace sunnite pour lequel on appelle au retour de la souveraineté de l'État irakien malgré le désir contraire de la population. Un consensus entre les États voisins peut tout à fait maintenir en vie des institutions moribondes. Mais combien de temps une telle situation peut-elle perdurer ? Là réside le piège tendu par l'EI : plus les États syrien et irakien continueront leurs prédations, et plus les habitants résidant dans les zones contrôlées par l'EI resteront emprisonnés.

Les institutions de ces États ne sont pas réformables, et la solution ne réside pas dans un changement de régime. Le départ de Bachar el-Assad et de Haïder al-Abadi ne permettrait aucune transformation.

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Ces États n'ont pas réussi à faire nation, et là réside le vrai problème !

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Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités »

Des États, même fédéraux, peuvent représenter des nations plurielles, mais les États irakien et syrien, du fait de leur genèse mandataire, ont toujours été minés par les groupes confessionnels. En Irak, on ne voit pas d'issue citoyenne où chacun pourrait se présenter dans un parti politique indépendamment de son appartenance communautaire. Il n'y a plus de parti politique en Irak ! Un très grand chercheur irakien a fait sa thèse dans les années 1960 sur les mouvements d'avenir en Irak dans laquelle il n'étudiait que les partis laïques comme les partis communiste, Baas et nassérien ; il avait simplement écrit deux lignes sur le mouvement religieux, pour mémoire. Cet exemple montre bien à quel point nous sommes aveugles : cette cécité découle de notre volonté de voir les autres tels que l'on voudrait qu'ils soient et non tels qu'ils sont.

Les institutions des États irakien et syrien ne sont pas réformables et ne revivront pas, si bien que plus longue sera la crise et plus les États voisins se trouveront fragilisés. La Turquie est déjà contaminée par la question kurde, qui ne se résoudra pas dans un proche avenir. Les Kurdes d'Irak passent la Turquie pour aider leurs compatriotes de Syrie, et l'intensité de ces évolutions ne permettra pas de revenir en arrière. En outre, se pose la question de savoir qui est Turc : la force a inventé l'identité turque au XXe siècle, mais si on peut être Kurde ou non sunnite – comme les alévis qui défendent des revendications confessionnelles – et rester Turc, le bouleversement s'avérerait profond. La Turquie se trouve menacée car son identité repose sur un fondement rigide et artificiel. Quant aux dirigeants saoudiens, ils ont très bien pris la mesure de la menace que représente l'opposition chiite au Yémen et salafiste en Irak et en Syrie. L'Iran reste le moins menacé des États de la région.

En Turquie, certaines personnes affirment que la politique de Recep Tayyip Erdoğan s'avère un fiasco et que le pays doit s'extraire de la ligne fixée par Ahmet Davutoğlu et le parti de la justice et du développement (AKP). La solution passe en effet par un accord avec les pays voisins que sont la Turquie, l'Iran et l'Arabie saoudite, car aucune intervention au sol ne peut se déployer sans leur accord. Cependant, les soldats turcs, iraniens ou arabes ne pourront pas apporter la paix, puisqu'ils se trouvent, par communautés interposées, parties prenantes au conflit.

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J'ai du mal à comprendre la solution que vous préconisez, monsieur Luizard. La communauté internationale privilégie la voie politique, bien qu'elle assure une intervention militaire aérienne pour appuyer les forces kurdes et les armées irakienne et syrienne. Les résolutions de l'ONU et le processus de Vienne pour la Syrie visent à construire dans ces deux pays des États multiconfessionnels et multiethniques organisant le partage du pouvoir, même si l'on peut espérer dépasser ce modèle à l'avenir, comme le souhaitent certains mouvements de la société civile au Liban qui agissent pour organiser pour le ramassage des ordures ou contre la corruption. La Turquie, l'Arabie saoudite et l'Iran défendront leurs frontières et ont les moyens de le faire. La solution réside-t-elle dans le maintien des États issus des accords Sykes-Picot, ces régimes autoritaires, gouvernés par des minorités, ayant explosé sous le coup des printemps arabes ?

Le remplacement de Nouri al-Maliki par M. al-Abadi comme Premier ministre irakien m'avait semblé représenter une volonté de partager davantage le pouvoir, en intégrant notamment des cadres sunnites dans l'armée et en associant des tribus dans la préparation des combats à Mossoul tout en leur promettant une partie du pouvoir une fois la région reconquise. Les Kurdes, majoritairement sunnites, considèrent Kirkouk comme leur capitale historique et les peshmergas restent attentifs à ce que les tribus sunnites soient associées à la conduite d'une intervention à Mossoul. Cette vision est-elle idyllique ou correspond-elle à la réalité ?

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Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités »

Les accords Sykes-Picot n'ont pas été appliqués ! Les dirigeants de Daech n'obtiendraient pas le certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré (CAPES) ! Ils n'ont pas aboli la frontière Sykes-Picot ; ces accords avaient divisé le Moyen-Orient entre les zones d'influence française et britannique, mais ils ne séparaient pas Alep et Mossoul, par exemple, qui étaient placées sous la tutelle française. Le tracé effectif des frontières est issu des conférences – celles de San Remo et de Lausanne, notamment – ayant suivi la Première guerre mondiale.

Monsieur Germain, le mouvement autour du ramassage des ordures au Liban l'été dernier a trouvé une réplique ces derniers mois en Irak ; la société civile y a exigé que l'État assume cette responsabilité. Dans les deux pays, les manifestants liaient l'absence d'eau et d'électricité au confessionnalisme. De même, il n'existe pas de mariage civil au Liban et une telle création s'avère impossible. Ce ne sont pas les hommes qui comptent, mais le système : les États irakien et syrien ne peuvent accueillir des revendications aussi basiques que l'eau et l'électricité car ils ne sont qu'une « solidarité – asabiyya – qui a réussi » selon le mot très juste de Michel Serin.

Ces États sont condamnés, si bien qu'il serait préférable d'anticiper leur disparition. Daech souhaite les remplacer par un État islamique ; peut-on imaginer que l'on signe un jour un traité de paix avec cette organisation ? J'en doute, car la puissance de sa propagande repose sur la création d'un tel État. Il conviendrait de proposer aux populations vivant dans des zones contrôlées par Daech une issue politique aujourd'hui absente. Il n'est pas possible que leur perspective d'avenir se résume à retrouver l'État irakien qu'ils ont connu ou le régime de Bachar el-Assad.

Il ne faut pas déléguer l'intervention militaire au sol à des acteurs impliqués dans le conflit, et il convient de consulter les populations pour ne pas répéter l'erreur des lendemains de la Première guerre mondiale où on n'a tenu aucun compte de leur volonté. Les Kurdes ne souhaitaient pas vivre dans un État arabe irakien et les nationalistes arabes à Damas désiraient qu'une grande Syrie se constitue avec le Liban, la Jordanie et la Palestine. La communauté internationale doit s'engager à respecter les voeux des populations, même si ceux-ci remettaient en cause les frontières et les États actuels. C'est de cette façon qu'elle attaquera efficacement Daech qui se nourrit du délitement des États et de l'impossibilité de les réformer.

M. al-Abadi a paradoxalement fait de Baha al-Araji le bouc-émissaire de la lutte contre la corruption alors qu'il appartenait au mouvement sadriste qui se trouvait le plus en pointe dans la lutte contre la corruption des mouvements chiites en Irak. Certes, il était le moins honnête de ses camarades et il a perdu son poste de député, mais la majorité, élue sous M. al-Maliki, a bien fait comprendre à M. al-Abadi qu'il ne pourrait pas aller plus loin. Celui-ci ne peut pas transformer ce système, fondé sur la corruption, le népotisme et le confessionnalisme. Il souhaite sincèrement combattre la corruption, mais il ne peut pas accomplir cette tâche à l'intérieur de ce système. Ainsi, dans l'armée, tout ce que l'on donne aux uns est pris aux autres. Les salaires des parlementaires ont été réduits, mais les avantages en nature compensent cette diminution. Lors du petit « été irakien », les gens montraient des photos de députés barrées du mot « voleur », car les gens vivaient sans électricité par une température de plus de 50 degrés, alors que les députés recevaient des primes et étaient protégés par des milices rémunérées par l'État.

On ne peut pas réformer ces systèmes, et M. al-Abadi ne peut pas intégrer les sunnites, même s'il en a envie. Les faire entrer dans un dispositif de quotas à la libanaise consisterait à rétablir les « conseils de réveil » des années 2000, ce dont plus personne ne veut – à part peut-être quelques tribus. Toute velléité de construire une garde nationale sunnite est vouée à l'échec, car elle condamnerait les sunnites à vivre dans un réduit, sans ressources et sans pouvoir politique, ce qu'ils n'accepteront jamais. Quelques tribus, la al-Bounemer à Falloujah, la Chaitat à Deir ez-Zor ou d'autres dans la région dans la région de Tikrit, ont toujours été hostiles à l'EI, mais la plupart d'entre elles, mis à part quelques défections, continuent de trouver un intérêt à soutenir Daech, car celui-ci a jusqu'à présent respecté leur accord ; en outre, les alternatives à la domination de Daech apparaissent rédhibitoires à leurs yeux.

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Monsieur Luizard, votre livre, Le piège Daech, se termine par une hypothèse complexe imaginant la coexistence d'un État kurde, d'un État islamique renforcé et pérennisé, d'un Irak uniquement chiite et d'un État syrien disparaissant du fait de l'extension de l'EI. Vous présentez ce scénario comme une possibilité voire comme un risque. Envisagez-vous toujours possible sa réalisation ?

Comment voyez-vous l'évolution de la crise entre la Russie et la Turquie après qu'un avion de chasse russe a été abattu par l'armée turque ? Pensez-vous que M. Poutine souhaitera que cet affrontement s'enlise, en appuyant les Kurdes par exemple, au risque de provoquer des conséquences géopolitiques importantes ?

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Vous avez expliqué que Daech déléguait à des acteurs locaux la gestion quotidienne des territoires qu'il contrôle. La presse fait état d'un tarissement des ressources de Daech : peut-il avoir des conséquences pour la vie de la population et générer des mécontentements ?

Deux thèses s'affrontent entre ceux qui préconisent la renaissance de ces États – que vous jugez impossible – et ceux qui pensent nécessaire une reconfiguration d'ensemble du Moyen-Orient. Ne pensez-vous pas que les acteurs se détermineront à partir du fait kurde, qui a acquis une place nouvelle dans la région ? M. Lavrov a ainsi dit ce matin qu'il n'y aurait pas de règlement du conflit syrien sans les Kurdes. Ces derniers sont certes sunnites, mais l'islam ne constitue pas le ciment de cette communauté, liée par un sentiment national et non religieux. Les Kurdes montrent de l'héroïsme dans les combats et infligent des pertes importantes à Daech. Remarquablement armés et en partie laïques, ne croyez-vous pas que les Kurdes pourront bouger les lignes politiques dans cette partie du monde ?

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Vous avez affirmé que l'EI n'était pas obsédé par le fait de conserver ses bastions. Est-ce parce qu'il n'en a pas les moyens ou est-ce parce qu'il ne s'inscrit pas dans une logique territoriale ? Dans ce dernier cas, quels sont leurs objectifs ?

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Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités »

Je ne décrivais pas un règlement de la situation dans mon livre, mais, au contraire, les conséquences possibles de la poursuite du conflit. La guerre durera probablement de nombreuses années, et ni les Américains ni les Européens ne sont aujourd'hui prêts à combattre Daech au sol. Ils ne sont d'ailleurs pas davantage enclins à modifier l'équilibre régional, même si je continue à penser qu'il s'agit là de la seule solution.

Plus le conflit dure, plus il se complexifie. Lorsque j'ai écrit mon livre il y a un an, je croyais dans la capacité des Kurdes à proclamer leur indépendance, mais après plusieurs déplacements au Kurdistan où j'ai vu la façon avec laquelle certains dirigeants kurdes utilisaient ce thème, je pense qu'une grande majorité de la population kurde se prononcerait contre l'indépendance du Kurdistan si un référendum était organisé, car elle ne pense pas en avoir les moyens économiques et redoute de devenir un pays aussi corrompu et enclavé que l'Arménie. Les Kurdes ont besoin d'une indépendance informelle et d'avoir un pied à Bagdad ; l'avenir du Kurdistan en Irak se trouve intimement lié aux développements de la question kurde en Turquie. Les Kurdes irakiens seront contraints de rester dans le cadre irakien tant qu'il n'y aura pas de changement au-delà de leurs frontières. Bien qu'il connaisse l'état de l'opinion kurde, M. Barzani brandit régulièrement la perspective de l'indépendance pour provoquer, faire monter les enchères ou exercer une pression sur les dirigeants kurdes qui entretiennent des relations complexes entre eux. La société kurde est très divisée, comme l'a montré la guerre très meurtrière entre l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) et le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) dans les années 1990. Il existe aujourd'hui deux gouvernements et des conflits ouverts entre le Nord et le Sud du Kurdistan que l'indépendance ne ferait que renforcer.

Il n'y aura probablement pas d'escalade dans les relations entre la Russie et la Turquie dont les deux régimes se ressemblent beaucoup. A été mis en scène un conflit dans lequel les Russes soutiennent ceux – notamment les Kurdes – que les Turcs considèrent comme une menace. Cependant, les Turcs également arment et entraînent les Kurdes. Tout le monde participe à ce jeu de dupes. De même, la diplomatie française reconnaît le gouvernement de Bagdad, mais participe à l'armement des Kurdes sans son intermédiaire. La lutte contre l'EI ne constitue pas une priorité pour la Russie et la Turquie, si bien qu'elle ne les rapprochera pas. Ces deux pays resteront dans une paix froide, mais sans escalade.

L'administration de Daech joue un rôle important dans la redistribution, dont les critères sont clairement fixés. À l'époque où le gouvernement irakien dominait Mossoul, j'avais des collègues à l'université qui ne recevaient plus la totalité de leur salaire depuis un an. Après l'arrivée de Daech, les enseignants ont reçu l'intégralité de leur paie. La crainte de revenir sous la férule du gouvernement de Bagdad a largement contrebalancé les tensions pouvant naître de la diminution des ressources de Daech. Notre ministre des affaires étrangères défend souvent la nécessité d'aider le gouvernement de Bagdad à recouvrer sa souveraineté sur l'ensemble du territoire irakien. Si l'on reconnaît la légitimité de ce gouvernement, le plaidoyer de M. Fabius est juste, mais si l'on prend en compte le refus des Arabes sunnites de revenir dans son giron, les conclusions politiques diffèrent. Prenons en compte le cauchemar que représente le retour de l'armée irakienne aux yeux des habitants de Mossoul.

L'EI s'implante et prospère là où les États se sont effondrés, comme en Libye et au Yémen. La genèse coloniale d'un État ne constitue pas forcément la cause de son effondrement, mais le fil de leur Histoire explique que les États mandataires n'aient pas été capables d'accueillir les printemps arabes d'une façon citoyenne. La nature autoritaire des régimes en place n'était pas le fait du hasard, mais résultait de l'illégitimité de l'existence des États eux-mêmes.

À la différence d'al-Qaïda, l'EI tient à un ancrage territorial puisqu'il se présente comme un État, mais le contour des frontières peut varier. Il pourrait ainsi envisager de perdre Mossoul, qui ne sera jamais pacifiée sous le contrôle du gouvernement irakien ; il peut prospérer dans un contexte de guérilla à Mossoul ou dans d'autres zones reprises par l'État irakien, car de telles pertes n'entraîneront pas sa disparition. D'ailleurs, l'EI a perdu le contrôle de villes importantes comme Tikrit et Ramadi, mais lorsque l'armée irakienne est entrée dans Ramadi, la peur avait fait fuir presque l'intégralité des 200 000 habitants de la ville. Une partie des habitants s'est réfugiée dans les zones contrôlées par Daech, une autre au Kurdistan et une autre à Bagdad. Autour de ces deux cités, l'EI gère des camps qui représentent un vivier de futurs combattants.

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L'action des démocraties occidentales repose sur trois piliers : l'éradication de Daech par des moyens militaires et financiers, la reconstruction démocratique de ces régimes par le biais de l'action diplomatique et la défense de l'intangibilité des frontières, principe intangible depuis la naissance de l'ONU.

Vous semblez dire, monsieur Luizard, que ces trois politiques conduisent à une impasse et ne parviendront pas à anéantir l'EI. En outre, vous ne pensez pas que la démocratie puisse revenir dans les États actuels. Il sera difficile d'organiser des élections dans ces pays, mais cela reste la meilleure manière de procéder.

Votre propos m'a glacé car vous pensez que nous nous sommes fourvoyés dans le choix de notre politique. Vous ai-je bien compris ?

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Nous, Français, avons longtemps pensé – parce que cela nous faisait plaisir – que l'Irak était un État laïque et nous avons ainsi occulté la réalité multiconfessionnelle de l'Irak. De même, nous ne connaissons pas les réactions, les émotions et le mode de pensée des dirigeants de Daech alors qu'eux connaissent les nôtres. Partagez-vous ce constat ?

Je ne crois pas à l'unité des hommes rassemblés dans un groupe, et je doute qu'il en aille différemment pour Daech. Ne pensez-vous pas que leur unité explosera ?

Quelles sont la structure et les ressources humaines et matérielles des moyens de communication de Daech ? En la matière, leur pratique semble en avance sur la nôtre.

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Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités »

Vous avez très bien résumé la gravité du défi qui nous est posé. L'EI refuse de respecter les principes censés régir la diplomatie internationale comme le respect des États, des frontières et l'encouragement à la démocratisation ; il souhaite que les États tombent et que les frontières soient révisées. Il ne développe dès lors aucun discours irakien ou syrien et n'avance aucune solution qui se déploierait dans le cadre des États en place. Il s'inscrit dans une perspective à la fois très locale et globale ; il évoque ainsi le quartier et la tribu, cette dimension non médiatisée nous échappant, tout en exposant un dessein messianique qui s'adresse à l'humanité entière. Cette bataille n'est pas de civilisation même si cette dimension n'en est pas totalement exclue.

L'EI rappelle que la naissance de la communauté internationale au moment de la création de la SDN s'est immédiatement accompagnée d'une trahison des principes proclamés, puisque le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes n'a pas été respecté. Daech met en avant nos contradictions qui se manifestent au Moyen-Orient et dans le monde. La lutte dépasse les frontières du Moyen-Orient, et l'EI lutte en Occident, notamment en France, pour profiter de l'écart entre nos idéaux républicains et notre pratique.

Relever le défi représenté par Daech devrait nous inciter à convaincre les populations du Moyen-Orient qu'elles ont intérêt à choisir la démocratie et la souveraineté populaire plutôt que la souveraineté de Dieu promue par les salafistes et les djihadistes. La communauté internationale devrait s'engager à ce que l'expulsion de Daech des territoires qu'il contrôle soit suivie de l'organisation de référendums, sous l'égide de troupes internationales, à l'image de ceux organisés entre 1918 et 1920. Les résultats de ces consultations devront bien entendu être respectés.

L'EI nous connaît beaucoup mieux que nous ne le connaissons ; il compte dans ses rangs des personnes élevées dans l'école républicaine qui connaissent notre système politique et nos réponses aux émotions populaires. Notre diabolisation de l'EI, nécessaire et compréhensible dans un contexte de guerre, constitue un piège car elle nous empêche de voir les vraies raisons de son succès. L'EI reconnaît des droits – qui ne sont pas liés à la condition humaine mais qui dépendent des théories salafistes et djihadistes – à ceux qu'il considère comme de bons musulmans, ce qui contraste avec l'arbitraire des gouvernements syrien et irakien. Gagner les coeurs de ceux qui ont fait allégeance à Daech commande de leur proposer les avantages de la démocratie et leur montrer que ceux-ci surpassent les perspectives offertes par Daech ; nous devons convaincre les populations locales qu'elles ont intérêt à choisir cette voie.

Tant que Daech combattra contre tout le monde, son unité perdurera. Les divergences apparaissent dès qu'un mouvement commence à s'installer et à baisser la garde. À l'exception de quelques cas à Mossoul ou en Syrie, les défections restent très peu nombreuses.

La communication de Daech a lancé une attaque frontale contre l'école républicaine ; l'EI connaît très bien nos débats, légitimes, sur la laïcité, les idéaux républicains et leur interprétation, et je fais des cauchemars en imaginant que je puisse me retrouver, comme certains de mes collègues, dans l'une de ses vidéos. Il a bien compris l'importance de la question de l'identité et se concentre sur la troisième génération de descendants d'immigrés pour son recrutement. La France constitue, pour de multiples raisons, l'une des cibles privilégiées de l'EI. Daech ne nous cible pas à l'aveugle, contrairement à nos bombardements. Le choix de la rédaction de Charlie Hebdo et du public d'un concert au Bataclan n'était bien entendu pas dû au hasard, et l'EI a voulu viser une population particulière.

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Savez-vous ce que souhaitent les États-Unis dans cette région du monde ?

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Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités »

Les positions sont fort variées aux États-Unis. Les Américains s'inscrivent dans une démarche de retrait, et je ne vois pas quel président parviendrait à justifier le retour officiel et massif de l'armée sur un champ de bataille moyen-oriental. Cependant, Ramadi n'aurait pas pu être reprise sans l'intervention décisive de conseillers et même de soldat américains. On évoque aujourd'hui en catimini la possibilité d'envoyer ponctuellement des troupes au sol.

Comme d'autres, les Américains prennent conscience que ce ne sont ni les peshmergas, ni les armées irakienne, syrienne, turque, iranienne ou des pays arabes qui régleront ce conflit ; il faudra donc bien déployer des soldats au sol pour déloger Daech de ses bastions. Les esprits évoluent aux États-Unis, mais Barack Obama peut difficilement, en fin de mandat, se lancer dans une telle expédition. En revanche, son successeur sera amené, sans le dire, à envoyer des troupes au sol au Moyen-Orient.

Les Américains n'ont jamais intégré la SDN qu'ils percevaient comme un arrangement entre Européens ne respectant pas les quatorze points élaborés par le président Woodrow Wilson. Aujourd'hui, ils s'estiment à l'abri des conséquences pétrolières et migratoires du conflit, mais de plus en plus de responsables défendront l'idée que l'on ne peut pas laisser longtemps des pays sans État. Ils réfléchissent d'ailleurs à l'opportunité de soutenir un éventuel déploiement franco-italien en Libye, de la même façon qu'ils songent à une intervention au sol en Irak.

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Si l'action militaire ne peut résoudre la crise et si la population ne souhaite pas revenir à la situation précédente, il nous reste tout de même à ne pas être les complices volontaires ou involontaires de ceux qui font vivre l'État islamique par le commerce d'antiquités, de pétrole et d'armes. Daech n'étant pas un État replié sur lui-même et vivant en autosuffisance, comment pouvons-nous l'asphyxier financièrement ?

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Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités »

Les complices de Daech se recrutent partout, y compris chez nous ; en effet, l'organisation brade des richesses et trouve donc des acheteurs. Provenant des zones tenues par Daech, des files de camions se rendent en Turquie, au Kurdistan, voire en Iran et en Syrie. Grâce à ses moyens financiers, Daech trouve des armes sans difficulté.

Le bombardement des puits de pétrole, des camions citerne et des lieux où Daech stocke son argent a des conséquences, mais la puissance politique de l'organisation leur attire des ressources financières. Nous ne parviendrons jamais à contrôler les flux provenant de fondations privées, qu'elles soient saoudiennes, qataries ou provenant d'autres pays. L'identité de certains donateurs de Daech étonnerait en tous cas beaucoup de monde. Daech ne manquera jamais d'argent, car il fédère des enjeux et des acteurs internationaux qui ont intérêt à le voir prospérer, et à mettre en accusation les grandes puissances et les régimes en place dans la région. Il incarne la face sombre des sociétés civiles, et l'on ne peut pas compter sur un assèchement de ses revenus pour l'éliminer, car il a réussi à se présenter comme le protecteur des populations – même si ses exactions et les bombardements démentent cette propagande – et à leur faire croire que la situation serait pire sans lui. Ce message s'avère d'autant plus efficace que nous ne proposons rien.

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Nous vous remercions, monsieur Luizard, de l'éclairage et des réponses que vous nous avez apportés. Ils nous seront utiles pour cette mission d'information et enrichiront également bon nombre de nos débats.

L'audition s'achève à dix-huit heures cinq.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur les moyens de DAECH

Réunion du mardi 26 janvier 2016 à 16 h 15.

Présents. – M. Kader Arif, M. François Asensi, M. Xavier Breton, M. Guy-Michel Chauveau, M. Alain Claeys, M. Jean-Louis Destans, M. Olivier Falorni, M. Olivier Faure, M. Yves Fromion, M. Jean-Marc Germain, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Serge Janquin, M. Jean-François Lamour, Mme Sandrine Mazetier, M. Alain Moyne-Bressand, M. Jacques Myard, M. Sébastien Pietrasanta, Mme Marie Récalde,. M. Eduardo Rihan Cypel.

Excusés. –. M. Jean-Frédéric Poisson, M. Axel Poniatowski, M. François Rochebloine.