Vous avez très bien résumé la gravité du défi qui nous est posé. L'EI refuse de respecter les principes censés régir la diplomatie internationale comme le respect des États, des frontières et l'encouragement à la démocratisation ; il souhaite que les États tombent et que les frontières soient révisées. Il ne développe dès lors aucun discours irakien ou syrien et n'avance aucune solution qui se déploierait dans le cadre des États en place. Il s'inscrit dans une perspective à la fois très locale et globale ; il évoque ainsi le quartier et la tribu, cette dimension non médiatisée nous échappant, tout en exposant un dessein messianique qui s'adresse à l'humanité entière. Cette bataille n'est pas de civilisation même si cette dimension n'en est pas totalement exclue.
L'EI rappelle que la naissance de la communauté internationale au moment de la création de la SDN s'est immédiatement accompagnée d'une trahison des principes proclamés, puisque le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes n'a pas été respecté. Daech met en avant nos contradictions qui se manifestent au Moyen-Orient et dans le monde. La lutte dépasse les frontières du Moyen-Orient, et l'EI lutte en Occident, notamment en France, pour profiter de l'écart entre nos idéaux républicains et notre pratique.
Relever le défi représenté par Daech devrait nous inciter à convaincre les populations du Moyen-Orient qu'elles ont intérêt à choisir la démocratie et la souveraineté populaire plutôt que la souveraineté de Dieu promue par les salafistes et les djihadistes. La communauté internationale devrait s'engager à ce que l'expulsion de Daech des territoires qu'il contrôle soit suivie de l'organisation de référendums, sous l'égide de troupes internationales, à l'image de ceux organisés entre 1918 et 1920. Les résultats de ces consultations devront bien entendu être respectés.
L'EI nous connaît beaucoup mieux que nous ne le connaissons ; il compte dans ses rangs des personnes élevées dans l'école républicaine qui connaissent notre système politique et nos réponses aux émotions populaires. Notre diabolisation de l'EI, nécessaire et compréhensible dans un contexte de guerre, constitue un piège car elle nous empêche de voir les vraies raisons de son succès. L'EI reconnaît des droits – qui ne sont pas liés à la condition humaine mais qui dépendent des théories salafistes et djihadistes – à ceux qu'il considère comme de bons musulmans, ce qui contraste avec l'arbitraire des gouvernements syrien et irakien. Gagner les coeurs de ceux qui ont fait allégeance à Daech commande de leur proposer les avantages de la démocratie et leur montrer que ceux-ci surpassent les perspectives offertes par Daech ; nous devons convaincre les populations locales qu'elles ont intérêt à choisir cette voie.
Tant que Daech combattra contre tout le monde, son unité perdurera. Les divergences apparaissent dès qu'un mouvement commence à s'installer et à baisser la garde. À l'exception de quelques cas à Mossoul ou en Syrie, les défections restent très peu nombreuses.
La communication de Daech a lancé une attaque frontale contre l'école républicaine ; l'EI connaît très bien nos débats, légitimes, sur la laïcité, les idéaux républicains et leur interprétation, et je fais des cauchemars en imaginant que je puisse me retrouver, comme certains de mes collègues, dans l'une de ses vidéos. Il a bien compris l'importance de la question de l'identité et se concentre sur la troisième génération de descendants d'immigrés pour son recrutement. La France constitue, pour de multiples raisons, l'une des cibles privilégiées de l'EI. Daech ne nous cible pas à l'aveugle, contrairement à nos bombardements. Le choix de la rédaction de Charlie Hebdo et du public d'un concert au Bataclan n'était bien entendu pas dû au hasard, et l'EI a voulu viser une population particulière.