Intervention de Mireille Delmas-Marty

Réunion du 2 février 2016 à 14h00
Commission des affaires européennes

Mireille Delmas-Marty :

Vous avez évoqué à juste titre, madame Bruneau, la nécessité d'une cohérence d'ensemble. De fait, l'Union européenne n'a pas de sens si l'on n'admet pas un statut commun. La citoyenneté européenne en est l'amorce, et il est en effet absurde de concevoir des législations nationales différentes en matière de déchéance de nationalité. La nécessaire cohérence européenne appellerait, bien que la nationalité ne relève pas de la compétence des institutions communautaires, une reconnaissance à l'échelle européenne. Il ne faut s'enfermer dans trop de juridisme, car la nationalité touche au lien politique, à l'appartenance non seulement à la nation mais aussi, maintenant, à l'Europe.

M. Piron, considérant que la nationalité est un lien si fort avec la nation qu'il ne peut être détruit, tient l'idée de déchéance de nationalité pour une absurdité en soi. Cela va dans le sens des propos essentiels d'Hannah Arendt. La notion même de déchéance de nationalité pourrait en effet être mise en cause. Surtout, le débat à ce sujet se déroule dans un cadre très éloigné de la réalité, celle d'un monde interdépendant. On continue à raisonner en fonction du modèle archaïque de l'État souverain faisant ce qu'il veut sur son territoire et avec ses nationaux, mais la configuration n'est plus celle-là. Ce discours daté doit être dépassé, puisque tous les problèmes auxquels les États font face sont européens et mondiaux.

Comme je l'ai indiqué, monsieur Pueyo, le raisonnement juridique sur les questions de déchéance de nationalité est fondé sur la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, principalement son article 8, relatif au droit au respect de la vie privée et familiale, et aussi son article 3, relatif à l'interdiction de la torture. Je ne saurais vous dire précisément si le principe de la déchéance de nationalité est inscrit dans la Constitution ou dans la loi ordinaire de chacun des pays européens qui l'ont adopté, mais je constate que le durcissement des droits nationaux en cette matière récemment intervenu en Belgique et au Royaume-Uni a été adopté par le biais de lois ordinaires. On ne voit pas de raison majeure de passer au niveau constitutionnel, d'autant que les Constitutions ne sont pas faites pour cela : elles ont pour objet de garantir les droits fondamentaux et non de les limiter, d'assurer la séparation des pouvoirs et non leur confusion. C'est pourquoi la question même de la constitutionnalisation est posée pour la déchéance de la nationalité, comme elle l'est à propos du recours à l'état d'urgence – auquel il faut des limites plus précises et des conditions beaucoup plus strictes pour qu'il ait sa place dans la Constitution ; sinon, on a le sentiment que l'on constitutionnalise une situation qui est plutôt dérogatoire aux droits fondamentaux et au principe de séparation des pouvoirs.

Nous nous rejoignons donc sur la nécessité d'une cohérence d'ensemble et d'une prise de conscience de l'interdépendance accrue des États. On ne peut faire comme s'ils n'étaient pas tenus à la solidarité – inscrite dans les textes européens mais pas encore dans les textes internationaux, et il le faudrait – pour résoudre les grands problèmes qu'il leur faut affronter, qu'il s'agisse du terrorisme ou de l'immigration. On ne résoudra pas ces problèmes par des révisions constitutionnelles, aussi ambitieuses soient-elles, mais par un renforcement de la solidarité aux niveaux européen et mondial. Procéder autrement ne serait qu'une fuite en avant. Si l'on inscrit les mesures proposées par le Gouvernement dans la Constitution et que, par malheur, un nouvel attentat se produit en France, que fera-t-on ?

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