…ne pas mépriser les oppositions, notamment sur la déchéance de nationalité, qui révulse un grand nombre de parlementaires attachés viscéralement à l’égalité.
La commission des lois a passé de longues heures l’année dernière à rejeter les propositions de loi de l’opposition sur la déchéance et l’indignité nationale, trois propositions pour être précis. Il n’a pas manqué une voix alors dans la majorité, y compris celles de M. Dosière et de Mme Bechtel, pour s’y opposer.
Nous avions tous en mémoire au cours de ces débats les mots lancés par François Hollande pour condamner le discours de Grenoble tenu par l’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy. François Hollande avait alors parlé de mesure attentatoire à ce qu’est finalement la tradition républicaine et en aucune façon protectrice pour les citoyens.
Nous avions aussi en mémoire les mots de Mme Royal, qui y voyait l’illustration d’une République qui pourrit par le sommet.
En liant nationalité et délinquance, il fait ce que personne n’a jamais osé faire dans l’arc républicain. Jusqu’à présent, ce discours était l’apanage de l’extrême droite. C’est ainsi que s’exprimait Jean-Jacques Urvoas à l’époque. En effet, la majorité n’a pas oublié que la déchéance de nationalité fait partie des propositions les plus anciennes de l’extrême droite, et j’espère que vous ne serez pas fâché, monsieur le Premier ministre, que je le rappelle.
Vous avez par ailleurs alimenté ce trouble. Nous avons en effet débattu en commission des lois du projet de révision sans avoir sous les yeux les avant-projets de loi d’application auxquels renvoient les articles du projet. Nous en avons pris connaissance tardivement la semaine dernière après votre audition devant la commission. Alors que vous annonciez qu’il n’y aurait plus de référence explicite aux citoyens nés Français ayant une autre nationalité, vous durcissiez en même temps le texte en élargissant aux délits, en plus des crimes, les motifs de déchéance, tout en précisant que la loi serait respectueuse des engagements internationaux de la France et ne créerait pas, par voie de conséquence, d’apatrides.
À la lecture des avant-projets, chaque parlementaire a pu constater que, dans les faits, la déchéance ne pouvait s’appliquer qu’aux seuls citoyens français ayant une autre nationalité, c’est-à-dire les binationaux. Vous disiez vouloir rassurer. Or, nombre de députés ont eu le sentiment d’avoir été bernés.
Entrant donc dans le texte de révision lui-même.
Se référant habilement au rapport de la commission Balladur, le chef de l’État a défendu l’idée qu’il faudrait que l’état d’urgence fasse son entrée dans la Constitution. Cette idée repose sur le constat selon lequel le régime d’exception le plus utilisé sous la Ve République, six fois au moins depuis 1958, serait prévu uniquement par une loi ordinaire. Il n’y a pourtant plus de véritable difficulté juridique puisque le Conseil constitutionnel, saisi en 1985 par certains parlementaires, a estimé que le législateur bénéficiait d’une sorte d’habilitation implicite de la Constitution. Il a admis que le silence de cette Constitution n’interdisait pas au législateur ordinaire d’instaurer l’état d’urgence sur le fondement de l’article 34 de la Constitution.
Dans une récente décision sur la base d’une question prioritaire de constitutionnalité rendue le 22 décembre dernier, le Conseil n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence. Il lui appartient dans ce cadre d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public, d’autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République. Dans cette décision, le Conseil reconnaît la constitutionnalité de l’une des mesures phares de l’état d’urgence, l’assignation à résidence.
Vous avez cité l’avis du Conseil d’État en faveur de la constitutionnalisation, mais, comme en commission, vous avez omis de citer l’avis préalable à la loi du 20 novembre du même Conseil, qui affirme le contraire.
Il peut paraître étonnant, incongru, allais-je dire, pour reprendre les termes du garde des sceaux, que le principe de hiérarchie des normes n’ait pas imposé qu’un tel régime d’exception soit organisé par la Constitution.
C’est vrai, la Constitution de 1958 n’a pas abrogé la loi du 3 avril 1955. Elle ne l’a pas non plus constitutionnalisée. Peut-être que les constitutionnalistes de 1958 avaient en mémoire les mots du parlementaire Louis Vallon, qui, à l’époque des débats sur l’état d’urgence, disait que c’était une loi d’exception qui a pour projet de donner un statut à l’arbitraire.
L’utilité de constitutionnaliser l’état d’urgence est loin d’avoir été démontré. Ce n’est en rien un progrès de l’État de droit que d’inscrire dans la Constitution des dispositions qui permettent d’y déroger.
Constitutionnaliser l’état d’urgence pourrait être un moyen de donner un statut à l’arbitraire néanmoins, a-t-on entendu ici ou là. On pourrait encadrer le laps de temps où il est fait exception à la légalité ordinaire en fixant les règles du jeu. On pourrait prévoir que l’état d’urgence est du domaine de la loi organique, ce qui impose un examen parlementaire d’au moins quinze jours. On pourrait prévoir aussi le passage d’un examen de conformité à la Constitution opéré par le Conseil, inscrire les conditions d’ouverture de l’état d’urgence, sa limitation dans le temps, une liste de mesures de police administrative pouvant en découler.
Tout cela aurait pu être dans le projet de révision. Le texte aujourd’hui ne contient rien de tout cela. Inscrire le principe de l’état d’urgence sans les garanties, ce n’est pas souhaitable.
Sur le fond, une question. L’état d’urgence est-il la solution adéquate pour lutter contre la violence terroriste au point d’en faire aujourd’hui un point de notre Constitution ? Face à une menace globale, diffuse et sans durée définie, l’état d’urgence, qui est un état d’exception limité au territoire national, limité dans le temps, est-il la meilleure défense ? Est-ce à dire que les dizaines de lois votées depuis quarante ans sont sans effet dans la lutte contre le terrorisme ? Sur cette question, monsieur le Premier ministre, affirmer n’est pas convaincre.
Sur la déchéance de nationalité, il y a, pour reprendre les mots de Christiane Taubira, votre ancienne ministre de la justice, un désaccord politique majeur. En quoi, en effet, l’article 2, qui consacre la déchéance de nationalité pour des citoyens nés Français et disposant d’une autre nationalité protège-t-il l’unité de la Nation puisque tout le monde s’accorde à dire qu’il est de nature exclusivement symbolique sans portée opérationnelle ? Il est vrai qu’elle ne saurait avoir un caractère dissuasif sur celles et ceux qui sont prêts à mourir.
Par ailleurs, quel État acceptera d’accueillir un citoyen français déchu de sa nationalité au prétexte que nous souhaitons nous en débarrasser et que celui-ci détient la nationalité du pays ? Rappelons que même les binationaux devenus Français par naturalisation ne sont pas toujours expulsables en raison de nos engagements internationaux. Un pays doit être capable de se débrouiller avec ses nationaux, écrit dans un petit livre, intitulé Murmures à la jeunesse, Mme Christiane Taubira.
M. le garde des sceaux, qui était au banc ce matin, ne disait pas autre chose dans le rapport sur l’indignité nationale qu’il a présenté devant la commission des lois pour argumenter et fonder son opposition à la proposition de loi visant à faire perdre la nationalité française et à rétablir le crime d’indignité nationale pour les Français sans double nationalité, que la commission a repoussée trois fois, comme je vous l’ai dit : « A la réflexion, la réactivation de l’indignité nationale, qui correspond d’une certaine façon à une laïcisation de l’excommunication, issue du droit canonique, serait indéniablement pour la République l’aveu d’un échec. »
Si la déchéance ne parle pas aux terroristes, à qui parle-t-elle en fait ? Elle parle aux citoyens français qui ont une autre nationalité, qui, sans aucun lien avec le terrorisme, ont le sentiment terrible que, pour un même crime, des Français de naissance ne subiraient pas la même peine, pour la simple et unique raison qu’ils ont une autre nationalité. Cette autre nationalité, ils ne l’ont pas réclamée. Parfois, ils ignorent qu’ils en bénéficient. Il arrive parfois même qu’ils ne puissent pas s’en séparer. Ils sont des millions, notamment parmi ces Français que l’on appelle les Français de l’étranger. Ce qui apparaissait jusqu’à présent comme une richesse deviendrait une fois le texte voté une discrimination négative, comme le rappelle Robert Badinter dans une tribune contre la révision constitutionnelle publiée aujourd’hui.
Vous légitimez, monsieur le Premier ministre, l’idée qu’il y aurait dans le corps national des degrés dans cette appartenance qu’est la nationalité. Vouloir inscrire cette peine dans la Constitution est une erreur, et ce qui me heurte le plus, c’est le fait d’avoir lié dans un même texte une mesure visant à lutter contre le terrorisme et la peine de déchéance, nourrissant ainsi un imaginaire colonial, faisant un terrible clin d’oeil à l’histoire et au contexte de lutte contre l’indépendance algérienne au moment de l’adoption du texte sur l’état d’urgence. C’est alimenter l’idée que des citoyens nés Français ne le sont pas tout à fait, et nul besoin ici de préciser de quels citoyens nous parlons.
Vous renvoyez à une loi ordinaire l’application de cette mesure, c’est-à-dire que vous ouvrez la possibilité que lui soient apportées des modifications à une majorité simple. Mesure-t-on les dangers ?
Vous avez aussi élargi la déchéance aux délits pour répondre à la demande de Nicolas Sarkozy et, comme l’a dit Noël Mamère, vous avez transformé le Parlement en lieu de marchandage.