Ni l'une ni l'autre. J'ai commencé à travailler sur la question de la légitime défense, après avoir eu connaissance de la condamnation de Jacqueline Sauvage en première instance, condamnation extrêmement lourde par rapport à d'autres contentieux. J'ai suivi les trois jours de procès en appel à Blois, procès de haute tenue car toutes les personnes qui ont témoigné ont eu à coeur d'être précises et honnêtes dans la présentation des faits, y compris dans la reconnaissance de leur propre aveuglement.
Je rappelle que les faits se sont déroulés dans un petit village, où tout le monde était au courant des violences subies par Mme Sauvage : le maire savait, ainsi que les voisins, les gendarmes, le médecin, les pompiers. Tout le village savait. À l'audience, le maire a eu l'honnêteté intellectuelle de reconnaître qu'il avait connaissance des violences subies par Mme Sauvage, et l'un des assesseurs lui a même reproché d'avoir méconnu l'article 40 du code de procédure pénale selon lequel tout fonctionnaire ayant connaissance, dans l'exercice de ses fonctions, de crimes ou de délits est tenu d'en informer le Procureur de la République. Les voisins ont expliqué avoir été menacés de mort. Les gendarmes eux-mêmes étaient au courant, ce qu'a confirmé le maire. Les pompiers sont intervenus lors de l'une des trois tentatives de suicide de Mme Sauvage.
M. Marot, le mari de Mme Sauvage, a également fait vivre un enfer à ses enfants : deux des filles ont été violées, l'aînée a été victime d'agressions sexuelles, et le fils a été victime de maltraitances graves. Le village savait : un jour, alors qu'une des filles tardait à rentrer un soir, le père est allé la chercher en l'insultant, en la tirant très violemment devant ses camarades.
L'échec social et judiciaire est patent. Non seulement personne n'a déposé plainte concernant ces faits, mais les quatre plaintes pour menaces de mort déposées par la voisine dont le mari a été menacé de mort à de nombreuses reprises ont toutes été classées sans suite.
La plus jeune des filles, qui a été violée, a fait une fugue à dix-sept ans. Après avoir été retrouvée, elle a été placée en cellule ! Dans les locaux de la gendarmerie, elle a commencé à dénoncer le viol, mais en entendant son père arriver en hurlant, elle a eu très peur et a récupéré le formulaire de plainte pour le brûler dans les toilettes. Le gendarme n'a pas fait de signalement au parquet ni à l'aide sociale à l'enfance (ASE), mais il a informé le père que sa fille l'avait accusé de viol la mettant ainsi en danger.
Ces dysfonctionnements majeurs méritent, selon moi, un procès contre l'État : Mme Sauvage n'a pas été protégée pendant quarante-sept ans, alors qu'elle aurait dû être protégée.
Mme Sauvage s'est mariée à dix-sept ans, en 1965, année où les femmes ont obtenu le droit de travailler sans l'accord de leur mari. Les violences ont commencé tout de suite après le mariage. À l'époque, les violences au sein du couple étaient la norme – le premier refuge pour femmes victimes de violences conjugales a été ouvert en 1975. La famille de Mme Sauvage était opposée à ce mariage, car M. Marot sortait d'une maison de correction – « on t'avait bien dit de ne pas l'épouser », lui ont dit les membres de sa famille –, ce qui a contribué à l'isolement de cette femme.
Extrêmement isolée, Mme Sauvage a tenté de se protéger au travers de l'entreprise de transport qu'elle avait créée avec son mari : quand l'argent rentrait, M. Marot se calmait. Pendant ces quarante-sept ans, elle a utilisé toute son énergie pour faire en sorte que « ça aille bien », comme elle l'a dit au procès. Cette stratégie d'évitement est bien connue en matière de violences conjugales. Mme Sauvage subissait quotidiennement des violences psychologiques, sexuelles ou physiques.
Comment une condamnation à dix ans est-elle possible ? Je pense que Mme Sauvage n'a pas été aidée dans sa prise de parole par la présidente qui s'adressait à elle vertement – « Levez-vous, madame Sauvage ! » et qui lui coupait la parole. Une présidente qui osait dire « On n'est pas chez les Marot ici ! » parce que sa fille émue, s'exprimait de façon familière à la barre… À de nombreuses reprises durant l'audience, j'ai trouvé anormale que la présidente et l'avocat général – la figure de la justice – s'adressent aux témoins et à Mme Sauvage de cette façon. Quand on sait ce qu'a vécu cette femme et ce qu'il faut d'empathie pour permettre aux personnes de parler, on comprend que Mme Sauvage n'a certainement pas été invitée à parler de ce qui lui était arrivé. Heureusement, les témoins l'ont fait pour elle. Heureusement, le témoignage de ses filles, remarquables de courage, a permis de comprendre l'enfer qu'elle a vécu pendant quarante-sept ans.
L'avocat général a pensé que les jurés demanderaient une condamnation moins lourde. Dans ses réquisitions, il leur a expliqué qu'en la condamnant à dix ans, elle sortirait à telle date, qu'en cas de condamnation moindre, elle sortirait le soir même… Face un discours si peu clair, j'aurais eu du mal en tant que jurée à comprendre le message… Il aurait fallu que l'avocat général assume publiquement, soit que Mme Sauvage devait rester en prison, où elle avait déjà passé trois années, soit que Mme Sauvage devait sortir de prison le soir même, et alors il aurait dû requérir cinq ou six ans. Compte tenu des témoignages, de tout ce que cette femme a enduré – son fils s'est suicidé pratiquement au moment du meurtre –, j'ai sincèrement pensé qu'elle retrouverait ses enfants le soir même. Cela n'a pas été le cas. Tout le monde a été surpris de cette décision.
Mme Sauvage porte le viol de ses filles, dont elle se sent éminemment coupable. Après la fugue de sa fille, elle lui avait demandé « est-ce que c'est vrai ? » et celle-ci, voulant protéger sa mère « qui avait déjà son fardeau » a-t-elle dit au procès, avait répondu « non, maman, j'ai menti ». Elle avait interrogé ses autres filles, qui lui avaient répondu la même chose. Ses filles ne voulaient pas lui mettre sur le dos la responsabilité des agressions sexuelles. Mme Sauvage a dit au procès qu'elle n'aurait jamais imaginé que cet homme, en plus d'être violent, pouvait s'attaquer sexuellement à ses filles.
Cette affaire a ouvert le débat sur la légitime défense. Faut-il modifier les conditions de la légitime défense ? La France n'a pas traité cette question, contrairement à beaucoup d'autres pays – États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande – qui l'ont abordée spécifiquement sous l'angle des violences faites aux femmes et des violences conjugales. Il ne s'agit pas d'imaginer un permis de tuer. Il s'agit de penser la situation d'une femme qui se défend lorsqu'elle est victime de violences conjugales. C'est un réel problème de société : plus les filles seront éduquées au respect d'elles-mêmes, plus elles seront légitimes à se défendre – à opposer une riposte physique à une attaque injuste et illégale.
En droit, la légitime défense est définie par l'article 122-5, alinéa 1, du code pénal qui dispose que « N'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte. »
Quelles sont les conditions relatives à l'agression ?
L'agression doit être injuste, d'abord. En matière de violences conjugales, l'agression est toujours injuste. Ce critère était rempli pour Mme Sauvage.
L'agression doit être réelle, ensuite. En clair, l'agression ne doit pas être imaginaire. Mme Sauvage vivait sous le risque réel d'être tuée – M. Marot la menaçait de mort quotidiennement. Ce critère était donc rempli.
Enfin, l'agression doit être actuelle – « dans le même temps » selon le code pénal. Mais les termes « dans le même temps » ne signifient pas forcément dans la seconde, dans la minute, dans la demi-heure. Jusqu'à présent, la jurisprudence a interprété ces termes comme un temps très court – cela renvoie au cas de Mme Lange qui tué son conjoint avec un couteau alors qu'il était en train de l'étrangler, et qui a donc été acquittée pour avoir rempli toutes les conditions de la légitime défense.
En raison de quarante-sept ans de violences, Mme Sauvage était détruite, elle n'avait plus aucune estime d'elle-même – c'est ce qu'on appelle le syndrome de la femme victime de violences. Tous les travaux ont montré qu'une personne ayant subi une violence grave est traumatisée – elle n'est plus une personne « raisonnable », terme utilisé par les Canadiens. Tous les repères de Mme Sauvage étaient donc déconstruits par toutes ces années de violences.
Je rappelle les faits qui ont précédé le meurtre. Alors que Mme Sauvage dormait, après avoir pris deux comprimés pour s'endormir, son mari est venu défoncer la porte de sa chambre, fermée à clé, en lui hurlant : « Va faire à manger ! ». Certes, terrorisée, Mme Sauvage a fini par lui ouvrir. Le constat de gendarmerie a bien confirmé que la porte avait été fracturée. Ensuite, M. Marot a traîné Mme Sauvage par les cheveux, lui a donné un coup de poing, ce qui lui a déchiré la lèvre, puis il est allé prendre son whisky sur la terrasse. À ce moment-là, la cocotte-minute a explosé – « ça a explosé dans ma tête », a dit Mme Sauvage au procès. Elle est alors partie chercher un fusil avec lequel elle a tiré trois coups sur son mari, assis de dos. Trois coups, ce qu'ont confirmé les voisins, car elle a tiré automatiquement – elle et son mari étaient un couple de chasseurs, elle savait tirer. À la question de savoir si elle aurait tiré si son mari avait été de face, elle a répondu par la négative – les travaux canadiens ont montré que les femmes qui tuent leur conjoint le font lorsqu'elles ne sont pas en danger d'être elles-mêmes victimes de violences. Mme Sauvage était convaincue de la dangerosité de cet homme. En effet, une des fois où elle avait tenté de quitter le domicile en voiture avec sa fille, M. Marot les avait poursuivies en voiture, puis avait mis en joue sa fille en hurlant : « Si tu ne rentres pas à la maison tout de suite, je tire ! ». Cette fois-là encore, Mme Sauvage était donc rentrée à la maison, et sa fille n'avait pas porté plainte de peur que cela ne se retourne contre sa mère, c'est-à-dire que sa mère soit tuée. Voilà pourquoi les enfants n'ont pas déposé plainte, comme elles l'ont expliqué à la barre.
Dans la situation spécifique de Mme Sauvage victime de violences durant quarante-sept ans, ce critère d'actualité était donc rempli. Des violences graves venaient de se produire, les menaces de mort étaient quotidiennes – elles avaient même été plus que verbales lorsque Monsieur avait mis en joue son enfant. Avec une interprétation jurisprudentielle plus éclairée sur les conséquences des violences conjugales sur les femmes victimes, ce critère d'actualité aurait pu être retenu lors du procès.