Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 10 février 2016 à 11h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux, ministre de la justice :

Ce n'est pas sans émotion que je reviens dans cette salle, à une place à laquelle je n'étais pas assis précédemment. Émotion en souvenir du travail que nous avons accompli ensemble, émotion aussi parce qu'en regardant vos débats, mercredi dernier, j'ai pris connaissance des mots fort aimables prononcés à mon endroit. Je me sens redevable : il me faut être à la hauteur de la confiance qui m'a ainsi été manifestée, et de la responsabilité qui est dorénavant la mienne d'être à la disposition du Parlement. Je viendrai devant vous, aussi souvent que j'y serai invité, répondre à vos questions et poursuivre nos échanges. Je salue l'élection de M. Dominique Raimbourg à la présidence de la commission des Lois et je me félicite que continue cette aventure législative en votre compagnie et, je l'espère, avec votre aide. Ma fonction a changé, mais évidemment pas ma disposition d'esprit : je redis ma volonté de travailler avec tous les membres de votre commission, quel que soit leur groupe politique, et ma totale disponibilité, qui sera aussi celle de mes collaborateurs directs ; ils répondront à vos questions avec toute la précision requise.

L'intitulé du projet de loi que je suis invité à vous présenter a été rappelé par le président Raimbourg. Il est vaste et explicite. Avant d'entrer dans le détail du texte, je pense utiles quelques remarques sur sa construction et son élaboration.

Ce projet polyphonique est porté par trois ministres. Les articles 7 à 10 inclus, 18 à 21 inclus et 32 relèvent de la compétence du ministre de l'Intérieur ; les articles 13 à 16 et 33-I de celle du ministre de l'économie et des finances ; le reste relève de ma responsabilité.

Je vous dirai quelques mots seulement des articles qui sont du ressort du ministère de l'Intérieur. Ils prévoient des mesures administratives visant à renforcer la prévention du terrorisme par un dispositif de contrôle administratif des personnes qui se sont rendues sur un théâtre d'opérations terroristes et qui, de retour sur le territoire national, sont susceptibles de constituer une menace pour la sécurité publique. Sont également prévus l'instauration d'un nouveau cas de retenue administrative de courte durée pour contrôler les individus susceptibles d'être liés à des activités à caractère terroriste ainsi que l'encadrement juridique des enquêtes administratives sur le personnel participant à l'organisation de grands événements tels que la COP 21 ou l'Euro 2016. Dans l'hypothèse particulière où un tueur de masse se manifesterait, d'autres dispositions prévoient un nouveau cas d'usage des armes par les agents des forces de sécurité, dans le respect de l'impératif de stricte nécessité.

Les articles concernant le ministère de l'économie et des finances portent sur la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Ils regroupent des dispositions afférentes à la répression du trafic de biens culturels en provenance de zones contrôlées par des organisations ou groupements terroristes, à la réglementation des cartes prépayées, au renforcement des pouvoirs de la cellule TRACFIN et au blanchiment douanier.

L'objectif commun des auteurs de ce texte est de renforcer la protection accordée à nos concitoyens dans le cadre intangible de l'État de droit, où l'autorité judiciaire tient une place éminente. Je vous proposerai, par de nombreuses mesures contenues dans ce projet, de la renforcer plus encore.

Ce n'est ni un texte de circonstances, ni une loi uniquement antiterroriste. Il faut en effet distinguer le moment de la présentation de ce projet au conseil des ministres – ce que j'ai fait la semaine dernière – de son élaboration, largement antérieure puisqu'il a été pensé à la Chancellerie depuis le début de l'année 2015. Les directions se sont appuyées sur la réflexion menée par deux hauts magistrats parmi les plus expérimentés, que Mme Christiane Taubira avait sollicités à cette fin : le procureur général honoraire près la Cour de cassation Jean-Louis Nadal, qui a remis en novembre 2013 un rapport portant sur le ministère public, et le procureur général Jacques Beaume, qui a rendu en juillet 2014 un rapport centré sur l'enquête pénale. La direction des affaires criminelles et des grâces a aussi travaillé sur la base du rapport, antérieur, demandé au procureur général près la cour d'appel de Riom, M. Marc Robert, et consacré à la cybercriminalité. Ces trois rapports ont conduit à définir nombre des mesures contenues dans le texte qui vous est soumis. Enfin, dès septembre 2015, la Chancellerie a procédé à de multiples concertations.

Si j'ai tenu à exposer les étapes de cette maturation, c'est pour mieux souligner que ce texte harmonieux a été mûrement réfléchi, dans le respect scrupuleux des libertés fondamentales. Il articule la recherche de performance dans la lutte contre la criminalité et le terrorisme et une réflexion plus large sur l'efficacité de la procédure pénale. Il le fallait, parce que les enquêteurs et les magistrats, notamment ceux du parquet et de l'instruction, sont accaparés par des contraintes procédurales qui, sans rien apporter au justiciable ni à la sauvegarde des libertés, contribuent à rendre la procédure incohérente. Ces contraintes sont des obstacles formels, générateurs d'une insécurité juridique que, je l'espère, nous parviendrons ensemble à éliminer. Le temps libéré par la plus grande rationalité des enquêtes, des poursuites et du jugement permettra aux enquêteurs et aux magistrats de se consacrer davantage au fond des dossiers.

Ces mesures de simplification législatives seront complétées, comme l'a annoncé le Premier ministre au mois d'octobre dernier, par des mesures réglementaires et pratiques de nature à alléger davantage encore la tâche des enquêteurs. Je ne m'interdirai d'ailleurs pas de vous soumettre, dès la semaine prochaine, quelques amendements complémentaires – dans le respect scrupuleux des prérogatives de votre commission, cela va sans dire. J'ajoute que le Gouvernement montrera la plus grande ouverture aux amendements d'origine parlementaire sur ces sujets. Je l'ai dit la semaine dernière, au Sénat, lors de l'examen de la proposition de loi de M. Philippe Bas tendant à renforcer l'efficacité de la lutte antiterroriste dont M. Michel Mercier est le rapporteur : en ces matières, nos chemins sont parallèles et nous pourrions sans grand effort les faire converger. En bref, le Gouvernement étudiera avec bienveillance les amendements des députés et des sénateurs visant à rendre la procédure plus efficace. Une justice moderne, efficace et sereine est une justice qui évite la bureaucratie inutile et pesante, et lui préfère des procédures pondérées et aussi durablement stables.

Parce que la procédure pénale constitue un élément fondamental de l'État de droit, le Gouvernement a souhaité faire figurer dans ce texte des dispositions permettant l'emploi de techniques spéciales d'enquête – sonorisation et captation de données informatiques, IMSI catcher – pour combattre une menace dont les auteurs usent des moyens technologiques les plus modernes, ainsi que des dispositions renforçant les garanties offertes à nos concitoyens, en limitant la durée de mise en oeuvre de ces techniques et en renforçant la procédure du contradictoire par la communication des dossiers.

La modernisation des techniques spéciales d'enquête en police judiciaire est rendue nécessaire par nos engagements internationaux, notamment par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, mais aussi par l'impérieuse nécessité que des enquêtes relatives à des faits graves demandant des investigations approfondies ne soient pas annulées ou ne donnent lieu à la condamnation de la France devant la Cour européenne des droits de l'homme. Nous partageons tous la conviction que la garantie des libertés individuelles et publiques ne doit en aucun cas s'effacer devant la menace du terrorisme, quelle que soit son intensité. Non seulement les droits et libertés qui structurent l'État de droit doivent perdurer mais ils doivent être renforcés ; c'est l'objet de ce texte. La résistance au terrorisme passe aussi par l'illustration de la supériorité de la démocratie, et donc par la confiance en la justice.

Dans le détail, ce projet sera un facteur de cohérence pour notre système judiciaire en renforçant la complémentarité entre police judiciaire et police administrative. Ce sujet a été longuement abordé lors des audiences solennelles de rentrée. La magistrature a ainsi manifesté une inquiétude que nous devons dissiper, car il n'y a aucune raison de nourrir ces interrogations : le Gouvernement entend bien faire respecter l'article 66 de la Constitution, renforcer les moyens mis à la disposition de la police judiciaire et, tout autant, contribuer à l'articulation féconde entre celle-ci et la police administrative. Le texte tend aussi à renforcer la cohérence entre magistrats du siège et magistrats du parquet – en particulier entre le procureur de la République, le juge d'instruction et le juge des libertés et de la détention – ainsi qu'entre le parquet et la police judiciaire.

Je veux revenir sur ce que je pense être un malentendu. J'ai entendu s'exprimer des réserves sur la « transposition à la police judiciaire de méthodes de la police administrative » qu'effectuerait ce texte. Une telle présentation fait fi de la chronologie. En réalité, la loi relative au renseignement a transposé des techniques spéciales d'enquête de la police judiciaire à la police administrative, non l'inverse. Mais cette modernisation a eu pour conséquence de mettre l'accent sur la nécessaire adaptation des techniques de l'enquête judiciaire. Aussi le texte tire-t-il avantage des réflexions législatives les plus récentes et les plus en phase avec les besoins des enquêteurs, et cherche à rétablir un équilibre que seuls le temps et les technologies avaient quelque peu rogné.

Par ailleurs, le projet de loi remédie à une incohérence en permettant le recours aux techniques spéciales d'enquête soit au cours de l'enquête soit lors de l'instruction en les encadrant de façon adaptée, notamment dans leur durée, afin de respecter l'équilibre entre le parquet et le juge d'instruction.

S'agissant des relations entre magistrats du parquet et magistrats du siège, je rappelle que l'évolution des pratiques et des textes depuis vingt ans a eu pour conséquence que la proportion d'informations confiées au juge d'instruction par rapport aux enquêtes dirigées par le procureur de la République s'est progressivement réduite. Les pouvoirs d'investigation de ce dernier ont été accrus, avec l'autorisation préalable du juge des libertés et de la détention. Cette évolution a conduit à des projets de suppression de la fonction de juge d'instruction ; c'est une suggestion que je n'ai jamais faite mienne. Dans une société démocratique, l'intervention d'un juge du siège indépendant, agissant dans le cadre d'une procédure pleinement contradictoire, est à mes yeux indispensable, tant dans les affaires criminelles que dans les dossiers correctionnels graves et complexes, notamment ceux qui exigent des mesures de sûreté contre les personnes. L'hypothèse de la suppression de la fonction de juge d'instruction est donc écartée par le Gouvernement.

En revanche, il convient de renforcer le caractère contradictoire de certaines enquêtes, de simplifier le déroulement des instructions, et aussi d'étendre – pour une durée très limitée et uniquement en matière de délinquance et de criminalité organisées – les pouvoirs d'investigations au cours de l'enquête. Ces évolutions complètent d'ailleurs la suppression des instructions individuelles, prohibées par la loi du 25 juillet 2013.

Le projet de loi porte donc une attention particulière d'une part à la place dévolue au procureur de la République, au magistrat instructeur et au juge des libertés et de la détention, d'autre part à l'articulation des prérogatives de chacun d'entre eux.

Le deuxième équilibre est maintenu par la différence opérée dans la mise en oeuvre des pouvoirs d'enquête – le juge d'instruction agissant seul, le procureur de la République sollicitant l'autorisation du juge des libertés et de la détention. La distinction ainsi opérée entre les enquêtes faisant l'objet d'une ouverture d'information judiciaire et celles diligentées par le parquet se traduit par une faculté de recours à des techniques spéciales d'enquête plus large dans le cadre des premières, les champs d'application et les durées différant.

En matière de criminalité et de délinquance organisées, les prérogatives d'enquête du juge d'instruction et du parquet – ces dernières étant, je le redis, autorisées par le juge des libertés et de la détention – sont étoffées. D'une part, les hypothèses permettant de recourir aux perquisitions domiciliaires nocturnes et aux techniques de sonorisation, fixation d'images et captations de données sont étendues ; d'autre part, un cadre juridique spécifique est créé pour permettre le recours à de nouvelles techniques d'investigation telles que l'accès au contenu des données stockées dans un système informatique et l'identification de données techniques de connexion par le biais d'un IMSI-catcher.

En outre, la liste des infractions relevant du régime dérogatoire de la criminalité organisée est élargie par l'ajout à l'article 706-73-1 du code de procédure pénale des délits d'atteinte aux systèmes informatiques et d'évasion commis en bande organisée. Une fois encore, je veux rassurer : ces techniques d'enquêtes sont encadrées par le juge judiciaire et utilisées à l'encontre du terrorisme et de la criminalité organisée. Aucune extension n'est donc à redouter, et les libertés individuelles sont préservées.

Une place particulière est réservée aux témoins qui, par leurs dépositions, sont susceptibles de concourir à la manifestation de la vérité. Demain, lors d'une procédure, un témoin pourra demander à n'être identifié que par un numéro ou encore à être entendu à huis clos, s'agissant du jugement des crimes contre l'humanité ou d'autres infractions graves. Cette protection est également garantie par la possibilité de demander une identité d'emprunt pour éviter les risques de représailles.

Comme je l'ai brièvement mentionné, le texte reprend en outre certaines préconisations contenues dans le rapport du procureur général Marc Robert relatif à la cybercriminalité. Ainsi adapte-t-il les règles de compétence territoriale aux infractions commises par le biais d'un réseau de communication électronique en créant un nouveau critère de compétence lié au domicile de la victime. Cela facilitera la détermination de la juridiction compétente pour traiter une affaire en l'absence de localisation de l'auteur de l'infraction. La prise en charge des dossiers relatifs à des infractions commises par internet, dont le nombre va croissant, en sera simplifiée.

D'autre part, la compétence des juridictions parisiennes de l'application des peines spécialisées en matière antiterroriste sera limitée aux personnes condamnées pour les infractions terroristes les plus importantes.

Vous l'aurez compris : ces mesures préservent la place institutionnelle de chacun des magistrats acteurs de la procédure pénale.

Enfin, le projet tend à clarifier le rôle du procureur de la République dans la direction d'enquête. Il convient en effet d'assurer la juste distance entre ce magistrat et les enquêteurs, tout en renforçant les pouvoirs de contrôle de l'autorité judiciaire – en l'espèce, le procureur général – sur la discipline des officiers et des agents de police judiciaire et des autres fonctionnaires exerçant des missions de police judiciaire.

Dans cette perspective, le texte améliore sur plusieurs points les garanties de la procédure pénale. Il clarifie le rôle du procureur de la République dans la direction de la police judiciaire. Il crée une procédure disciplinaire d'urgence en cas de faute grave d'une personne exerçant des missions de police judiciaire. Il institue une procédure simplifiée de règlement contradictoire des enquêtes de plus d'un an. Il limite la durée des interceptions téléphoniques tout en prévoyant une double décision du juge d'instruction et du juge des libertés et de la détention pour les interceptions concernant des avocats, des parlementaires ou des magistrats. Il encadre les délais de détention provisoire en cas de renvoi par le juge d'instruction ou de poursuite de la procédure après cassation.

Enfin, le texte simplifie la procédure pour permettre aux magistrats de se concentrer au fond des enquêtes et garantir une bonne administration de la justice. Ces simplifications concernent l'habilitation des officiers de police judiciaire, l'encadrement des demandes de mise en liberté, la possibilité de placer sous contrôle judiciaire une personne dont la détention provisoire est apparue formellement irrégulière, la convocation en justice par les délégués du procureur de la République, la procédure de comparution immédiate ou l'extension des procédures de contrôle d'identité et de recherche des personnes en fuite aux personnes condamnées qui ne respectent pas leurs obligations.

Je rappellerai pour conclure les principaux apports de ce texte. C'est, en premier lieu, le renforcement des pouvoirs de l'autorité judiciaire dans le cadre des enquêtes et des informations judiciaires. C'est aussi la confirmation du procureur de la République dans son rôle de direction de la police judiciaire : dans le prolongement de la loi du 25 juillet 2013, il est conforté dans sa qualité d'autorité judiciaire agissant dans le respect du principe d'impartialité, à charge et à décharge, avec le seul souci de la recherche de la manifestation de la vérité. C'est encore le progrès des garanties offertes aux justiciables et des droits de la défense, notamment par l'introduction du contradictoire dans le cadre de l'enquête préliminaire. C'est d'autre part l'amélioration de l'efficacité de la lutte contre le terrorisme. C'est enfin la simplification de la procédure.

Sans doute avez-vous été surpris par le volume de l'article 33, qui vise à permettre au Gouvernement de légiférer par ordonnances. Je sais l'extrême prudence, à juste titre, du Parlement ainsi sollicité. Aussi ai-je demandé que mes services tiennent à la disposition de vos rapporteurs ceux des textes prévus qui relèvent de ma compétence ; ils le sont déjà. Je précise que je viens de rendre compte au Conseil des ministres de l'ordonnance sur le droit des contrats, pour laquelle vous aviez permis l'habilitation du Gouvernement. Elle ne compte pas moins de 380 articles ; c'est dire que la procédure choisie était la bonne, d'autant que 95 % de ces articles sont consensuels. Je remercie le Parlement d'avoir permis au Gouvernement d'agir dans l'intérêt général pour simplifier le droit des contrats. Nous allons maintenant nous lancer dans un autre chantier, d'une ampleur comparable et aussi indispensable, celui de la responsabilité.

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