Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 10 février 2016 à 11h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux, ministre de la justice :

Je commencerai par aborder la question des moyens de la justice qui n'est pas directement liée à ce projet de loi mais qui est en réalité le défi principal auquel je serai confronté dans les quinze mois qui viennent et que Mme Capdevielle vient d'évoquer. Comme je l'ai souligné lors de ma première intervention publique, à l'occasion de la passation de pouvoirs entre Christiane Taubira et moi-même, c'est à la loi de finances que je dois consacrer toute mon énergie. On peut adopter de nombreuses lois et ouvrir tous les postes que l'on veut, si l'on ne donne pas à la justice les moyens de fonctionner, on ne créera pas de vrais droits. Nous devons faire en sorte que les droits votés soient des droits appliqués. Ce ne sont pas les dix jours que je viens de passer à la Chancellerie qui m'ont fait changer d'avis sur ce point : chaque dossier que j'ouvre me renvoie à ce manque de moyens. En l'espèce, les responsabilités supplémentaires que nous donnons au juge des libertés et de la détention engageront nécessairement des moyens. Nous devrons consacrer l'énergie nécessaire à cette question et je compte sur le soutien de la commission des Lois de l'Assemblée nationale lors du vote de la loi de finances. Je suis naturellement à la disposition des parlementaires pour me rendre dans les juridictions car il n'est de meilleur moyen de nourrir une argumentation que de voir ce qui se fait en leur sein.

M. Patrick Devedjian vient de souligner un point important. On pense toujours à la justice pénale. Mais en dépit des multiples maux auxquels elle est confrontée, celle-ci bénéficie d'un atout : l'encadrement de ses procédures dans des délais. En revanche, dans la justice civile, la justice du quotidien – celle du surendettement, des prud'hommes et du divorce – , l'attente est la règle. Chaque jour que je passe à la Chancellerie, je commence par lire ce que les présidents et procureurs disent à l'occasion des audiences. La situation n'est d'ailleurs pas identique sur tout le territoire. Il est des juridictions dans lesquelles la situation n'est certes pas confortable mais, du moins, acceptable tandis que certains tribunaux sont à l'agonie. Sans doute faut-il donc hiérarchiser les urgences. Il n'est pas acceptable que des justiciables abdiquent dans l'exercice de leurs droits parce que nous ne sommes pas capables de faire fonctionner la justice. La question des moyens sera donc pour moi une bataille centrale pour garantir l'exercice des droits votés.

Mme Capdevielle m'a interrogé concernant l'article 33 du projet de loi qui habilite le Gouvernement à légiférer par ordonnances. Quelques-unes de celles-ci visent à la transposition de directives européennes, d'autres tirent les conséquences de questions prioritaires de constitutionnalité. Si l'Assemblée nationale souhaite transformer ces habilitations en articles au sein du présent projet de loi, je n'y serai pas opposé dans la mesure où leur objet est très précis.

En ce qui concerne le renforcement à venir du statut du juge des libertés et de la détention, au-delà de la question des moyens que j'ai déjà évoquée, un aspect du texte mérite d'être rappelé et clarifié, à en croire les commentaires que j'ai pu lire ou entendre de la part des représentants de professions juridiques que j'ai rencontrés. Je songe notamment aux représentants d'organisations d'avocats – le Conseil national des barreaux, le Barreau de Paris, la Conférence des bâtonniers – que j'ai croisés hier lorsque vous les auditionniez. Les garanties que nous apportons pour préserver la sérénité du juge des libertés et de la détention dans l'exercice de ses fonctions sont, j'en suis convaincu, utiles et attendues par la profession. Dans l'état actuel du droit, le juge ne bénéficie pas de garanties suffisantes : il est désigné par une décision du président de sa juridiction, une décision sur laquelle celui-ci peut à tout moment revenir. L'intention du Gouvernement est de faire du juge des libertés et de la détention un magistrat spécialisé, nommé à ses fonctions par décret après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature.

À ce propos, j'insiste sur le souhait du Gouvernement de faire aboutir la réforme du CSM. Je crois savoir que M. Georges Fenech n'y est pas hostile. L'Assemblée nationale a voté un texte, le Sénat aussi ; ils sont assez éloignés l'un de l'autre, mais celui du Sénat serait déjà un premier pas appréciable. Le Gouvernement entend donc demander à l'Assemblée nationale de se prononcer sur le texte sénatorial et s'il peut y avoir un vote conforme – je répète ici ce que le Président de la République a dit vendredi à Bordeaux devant 366 auditeurs de justice qui prêtaient serment, soit la promotion la plus nombreuse que la Ve République ait connue –, le Gouvernement se saisira du texte en l'état et la Constitution sera modifiée en ce sens. Ce n'était pas l'intention première du Gouvernement, qui défendait un projet plus vaste et, à mon sens, plus ambitieux. Mais l'avis conforme du CSM est une avancée bonne à prendre.

Je reviens au juge des libertés et de la détention, qui serait nommé, à l'instar des autres magistrats spécialisés, pour une durée maximale de dix ans dans une même juridiction et aux mêmes fonctions. Cette réforme figure dans le projet de loi organique, bien connu de vous, relatif aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats.

En ce qui concerne le durcissement des modalités d'aménagement de peine pour les condamnés terroristes, je n'y suis pas hostile ; je pense que cette question, qui n'a jamais été débattue quant au fond, mérite de l'être. Si l'on veut conserver le principe d'individualisation des peines – que personne, j'imagine, n'entend remettre en cause –, on peut discuter de cette possibilité pour les détenus les plus signalés ou dangereux. Au sein de la magistrature, le président du tribunal de grande instance de Paris a déjà évoqué quelques éléments qui seraient utiles pour éclairer l'Assemblée nationale.

J'en viens à la protection des témoins, un sujet évidemment sensible. Le régime de protection des témoins a été créé en 2004 par la loi dite « Perben II », mais n'est applicable que depuis deux ans. Il coûte 450 000 euros par an, financés par l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués – quand les Italiens consacrent depuis des années plusieurs millions par an au dispositif équivalent. Il existe aujourd'hui une commission nationale de protection et de réinsertion, placée auprès du ministre de l'Intérieur et composée de sept personnes dont, à sa tête, Mme Anne Kostomaroff, avocat générale près la cour d'appel de Paris. C'est cette commission qui délivre le statut de collaborateur de justice et qui décide du niveau de protection accordé. Les dossiers lui sont soumis par des magistrats et la gestion est confiée au bureau de protection des repentis au sein du service interministériel d'assistance technique (SIAT), qui relève de la direction centrale de la police judiciaire. Une modification est aujourd'hui proposée afin d'apporter des éléments utiles concernant la base légale de ce dispositif, qui paraît en effet perfectible.

J'en viens au trafic d'armes et à son lien avec le terrorisme. Même si le Gouvernement est un, ce sujet concerne prioritairement le ministre de l'Intérieur, qui a présenté un plan de lutte contre le trafic d'armes, ainsi que le ministre de l'économie et des finances, qui a la tutelle des douanes. Voici ce que je puis vous en dire de mon côté : depuis 2014, 6 000 armes sont saisies chaque année et la mise en oeuvre de l'état d'urgence a permis d'accroître notablement ce nombre ; 212 infractions à la législation sur les armes font actuellement l'objet de poursuites. Le lien avec le terrorisme est évident : on a observé que les auteurs des récents attentats étaient lourdement armés. En la matière, la coopération européenne est absolument nécessaire, afin d'harmoniser les législations. Les Anglais, en particulier, ont réussi à juguler le trafic d'armes ; il est vrai que l'insularité est un avantage que nous n'avons pas, mais nous pourrions utilement nous inspirer des techniques qu'ils ont utilisées.

En ce qui concerne les coopérations à propos desquelles vous m'avez interrogé, vous comprendrez que, par strict respect des responsabilités de chacun, je laisse à mes collègues le privilège de vous répondre dans l'hémicycle.

S'agissant de la compétence spécifique de la juridiction parisienne en matière de cybercriminalité, l'idée vient du Sénat : le président de la commission des Lois M. Philippe Bas l'a fait figurer dans la proposition de loi qu'il a défendue la semaine dernière. J'y suis défavorable. Le « rapport Robert », que j'ai souvent eu l'occasion d'évoquer et que M. Patrick Devedjian a également mentionné, invite à reconnaître une compétence concurrente au tribunal de grande instance de Paris pour les seules atteintes aux systèmes de traitement automatisé de données (STAD) visant les services de l'État et les opérateurs d'importance vitale, et une compétence résiduelle aux juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) pour l'ensemble des autres cyberaffaires commises en bande organisée.

En ce qui concerne la protection de l'État et des opérateurs d'importance vitale face au cyberterrorisme, rappelons qu'en France, on a fait le choix de séparer les activités de cyberoffensive, confiées à l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), de celles de cyberdéfense, qui relèvent des services. Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) organise leur coopération. Les effectifs de l'ANSSI ont très fortement augmenté depuis la création de l'agence en 2009, passant de 120 agents à l'origine à 250 en 2012, puis à 360 en 2013, enfin à 500 aujourd'hui. Le Gouvernement a ainsi indiqué clairement que la mission de l'agence est pour lui une priorité. De fait, l'ANSSI joue un rôle déterminant dans la protection de l'État et des opérateurs d'importance vitale et je ne doute pas que M. Guillaume Poupard, son directeur général, serait ravi de venir vous en parler.

Quant à la retenue administrative, prévue à l'article 18 du texte, sa durée – quatre heures – ne vient pas de nulle part : elle a été validée par le Conseil constitutionnel en matière de vérification d'identité. Cette durée sera naturellement imputée sur celle de la garde à vue si cette mesure est ensuite ordonnée.

La modification des règles d'usage des armes par les policiers a fait l'objet d'un engagement du Président de la République lors de la réunion organisée le 22 octobre dernier à l'Élysée, puis d'un groupe de travail auquel plusieurs parlementaires de votre commission ont participé, dont Mme Élisabeth Pochon et M. Éric Ciotti. Le Conseil d'État a signalé à ce sujet qu'une réflexion plus globale méritait d'être conduite. Néanmoins, ces questions relèvent elles aussi du ministre de l'Intérieur, chargé du pilotage ; je me réserve donc de lui demander s'il est ouvert ou non à des amendements.

Les individus qui pourraient être concernés par l'article 20 en raison de leur retour de Syrie sont aujourd'hui 250, d'après les chiffres fournis par le ministère de l'Intérieur. Je veux souligner le caractère novateur de l'alternative proposée, qui inclut des possibilités de déradicalisation ou de réinsertion. En la matière, l'offre mérite d'être structurée. Mais le ministre de la justice, tant au sein de l'administration pénitentiaire que de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), a conduit des réflexions que je découvre et qui méritent à mon avis d'être valorisées. Naturellement, le Parlement a déjà élaboré sa doctrine, comme en témoigne le rapport de M. Sébastien Pietrasanta. Le rôle du secteur associatif, trop méconnu, mérite une attention particulière.

J'en viens à l'équilibre entre procureur et juge d'instruction, évoqué par Mme Capdevielle et dont j'ai constaté qu'il suscitait beaucoup d'interrogations. Le rôle du juge d'instruction n'est pas remis en cause ; je crois même avoir dit en commençant que je souhaitais que le projet de loi le renforce. Mais il est nécessaire de renforcer également les prérogatives du procureur, pour deux raisons. Premièrement, plus de 97 % des enquêtes sont aujourd'hui conduites sous son contrôle, sans qu'un juge d'instruction ne soit saisi. Il importe donc de lui donner les moyens nécessaires à l'élucidation de ces affaires. Deuxièmement, dans les 3 % d'affaires qui nécessitent la saisine d'un juge d'instruction, il faut permettre au procureur de diligenter les premières investigations afin d'être en mesure de saisir le juge lorsque cela est justifié, sans l'engorger inutilement – un drame auquel toutes les juridictions sont confrontées. Cette idée d'équilibre, quelque peu galvaudée, a vraiment servi de boussole dans la préparation de ce texte. Le procureur ne décide pas seul, mais uniquement sur autorisation du juge des libertés et de la détention ; et la durée de validité de sa décision est inférieure à celle des décisions du juge d'instruction.

S'agissant enfin de la place de la police administrative, M. Devedjian est libre d'adopter une interprétation plus limitative, mais il existe de nombreuses décisions du Conseil constitutionnel – entre 50 et 100 depuis 1999, ce qui témoigne d'une certaine stabilité – qui confient à la police administrative la restriction de liberté et à l'autorité judiciaire la privation de liberté, en référence aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

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