Intervention de Noël Mamère

Réunion du 10 février 2016 à 11h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaNoël Mamère :

Monsieur le ministre, je vous félicite à mon tour de votre nomination. Je n'ai pas siégé à la commission des Lois lorsque vous en étiez président, mais j'ai pu y apprécier vos qualités de juriste au cours de la précédente législature.

J'ai écouté avec intérêt votre exposé introductif, qui était une sorte de défense et illustration de l'État de droit. Mais on a le sentiment, à la lecture du projet de loi, qu'il ne s'agit que d'une vitrine. En réalité, le texte contribue à installer dans le droit commun des dispositions qui relèvent aujourd'hui de l'état d'urgence. Il a surtout le grave défaut de faire passer le juge judiciaire après le policier, le procureur et le préfet – qui entre pour la première fois dans le code de procédure pénale.

Je me contenterai de citer ici de hauts magistrats, les premiers présidents des cours d'appel, dans leur délibération commune du 14 janvier dernier : le texte « contient des dispositions dangereuses pour les libertés et gravement contraires aux droits de l'homme » – et d'en citer quatre exemples : « l'assignation à résidence par l'autorité préfectorale pour des motifs imprécis et sans autorisation ni contrôle du juge judiciaire, l'extension juridiquement inutile, au regard des critères actuels de la légitime défense, de l'usage des armes par les forces armées et de sécurité intérieure, des perquisitions de nuit dans les domiciles par les forces de police, en enquête préliminaire, hors flagrant délit, des retenues, à l'initiative de l'autorité préfectorale, créant une garde à vue administrative ».

Je formulerai pour ma part les observations suivantes.

D'abord, le projet de loi, qui a pour vocation d'alourdir l'arsenal pénal et administratif antiterroriste, introduit – c'est son vice originel – trop de pouvoirs dérogatoires, au sein du code de procédure pénale comme du code de la sécurité intérieure. Il était pourtant censé renforcer les garanties du procès équitable, notamment du contradictoire par l'accès au dossier ; ce n'est pas le cas.

Ensuite – je ne suis pas seul ici à le dire –, le juge d'instruction est marginalisé au profit du juge des libertés et de la détention dont le statut, fragile, reste à préciser par une loi organique et qui, déjà « surbooké », aura bien du mal, dans l'urgence, à juger de la proportionnalité des mesures dont il devra décider. C'est une régression de la place du juge d'instruction, normalement chargé des enquêtes les plus lourdes.

L'article 17 illustre parfaitement le recul du juge judiciaire au profit des forces de police et de l'autorité administrative. Je songe en particulier à la fouille des véhicules, à l'inspection visuelle et à la fouille des bagages.

En outre, ce texte vient après toute une série de dispositions législatives relatives au terrorisme qui ont été votées sans faire l'objet de la moindre évaluation. Le décompte de notre collègue Éric Ciotti est erroné. Depuis 1986 ont été votées : la loi du 9 septembre 1986, qui introduit un régime dérogatoire au droit commun ; celle de 1996, qui crée l'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme ; celle de 2001 relative à la sécurité quotidienne, qui autorisait à titre temporaire, jusqu'au 31 décembre 2003, la fouille des véhicules – mais comme par hasard, le 18 mars 2003, une loi a pérennisé les outils de procédure pénale. Voilà qui rappelle les prélèvements ADN qui devaient être limités aux délinquants sexuels et sont maintenant pratiqués sur des syndicalistes ou sur des faucheurs volontaires : c'est un bon exemple de la manière dont une loi temporaire peut devenir permanente. Ensuite, la loi du 9 mars 2004 a institué une procédure pénale bis, avec ses infractions dites de délinquance ou de criminalité organisée. La loi de 2006 impose à tout opérateur de télécommunications et à tout fournisseur d'accès de conserver les données de connexion pendant un an et porte la durée de la garde à vue de quatre à six jours. La loi du 14 mars 2011, dite « LOPPSI II », accroît le recours aux traitements automatisés de données à caractère personnel. Celle du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme prévoit des interdictions administratives d'entrée sur le territoire ou de sortie du territoire. Vient enfin la loi de juillet 2015 relative au renseignement.

Le texte prévoit trop d'ordonnances – plus d'une vingtaine : ce n'est rien d'autre qu'une forme de mépris envers le Parlement, qui devrait pouvoir connaître des dispositions concernées. Il est toujours dangereux de légiférer par ordonnance.

J'ai entendu dire que nous connaissions parfaitement les IMSI-catchers ; en effet : nous savons qu'il s'agit d'espionnage de masse, du premier pas vers une société de type orwellien. Dans la mesure où le juge judiciaire, entièrement effacé, ne peut protéger nos libertés individuelles, nous avons toutes les raisons de nous inquiéter.

Il a enfin été question d'un débat intéressant, qui n'a jamais été ouvert dans cette maison. Il concerne le Conseil d'État, créé par Napoléon – vous savez, cet organe qui juge qu'il ne faut pas construire le pont sur l'île de Ré une fois que celui-ci est terminé, ou qui rend un arrêt considérant comme illégal un barrage, d'ailleurs tout proche de Sivens, qui n'en est pas moins resté en place… Je vous conseille vivement la lecture d'une tribune publiée aujourd'hui dans Libération par un chercheur, sous le titre « Le Conseil d'État, verrou de l'Élysée ». Comment le juge administratif peut-il à la fois dire le droit et conseiller le prince ? Ce sujet mérite tout notre intérêt lorsque nous réfléchissons aux réformes à venir : sans doute devrions-nous envisager la suppression du Conseil d'État.

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