Intervention de Michel Sapin

Réunion du 10 février 2016 à 17h30
Commission des affaires européennes

Michel Sapin, ministre des finances et des comptes publics :

Monsieur Lequiller, un responsable public à la hauteur de sa fonction ne peut avoir la présomption d'affirmer que la France ne connaît aucun problème. Cela était vrai s'agissant d'hier ; cela le reste pour aujourd'hui et pour demain. La France a des difficultés, il ne s'agit pas de le nier. En revanche, alors que l'on a dit pendant plusieurs années que la France était l'homme malade de l'Europe, ce n'est plus le cas aujourd'hui. La Commission européenne effectue un classement des pays membres en trois catégories selon leur situation. Nous sommes passés de la troisième catégorie, celle des pays les plus en difficulté, à la deuxième, qui comprend la majorité des membres de l'Eurogroupe. Certes, nous n'appartenons pas à la première, qui ne compte que quelques pays de l'Eurogroupe, mais, grâce à un effort réel, nous sommes revenus à la situation qui est celle que la France doit avoir pour peser dans le débat européen.

Parce que nous avons mis un peu d'ordre dans nos finances publiques, et que nous avons commencé à mener des réformes de structure qu'il faut poursuivre, notre voix est désormais davantage respectée, et c'est cela qui nous permet de peser sur des sujets comme le financement du terrorisme, le projet BEPS, la question grecque, et bien d'autres. J'entends bien ce qui peut être légitimement dit dans le cadre du débat politique national, mais la vérité, dix-huit mois après ma prise de fonction, c'est que j'ai vu dans le regard de mes partenaires que les choses évoluaient, et vous savez qu'ils sont très régulièrement en face de moi à Bruxelles. Et c'est tant mieux pour la France, indépendamment de l'action du Gouvernement ou de la majorité à laquelle j'appartiens.

Par définition, nous n'avons pas de chiffres officiels concernant le financement de Daech. La mission d'information de votre assemblée dispose certainement des évaluations produites par les services de renseignement occidentaux.

Comment se finance Daech ? Daech tire d'abord ses ressources des territoires qu'il occupe sur lequel il fait payer aux populations des sommes, dont je ne sais s'il faut les qualifier d'impôts ou de rançons, parfois exorbitantes. Le seul moyen de tarir cette source de revenus consiste à lutter contre l'occupation des territoires et à faire reculer Daech : c'est l'objectif de la coalition en Irak, où cela semble fonctionner, et en Syrie, où les choses sont plus compliquées pour les raisons que vous savez.

Daech était aussi financé grâce aux revenus du trafic du pétrole. Si je parle au passé, ce n'est pas que je croie que ce trafic ait totalement disparu, mais parce qu'un certain nombre de mesures ont été prises pour le limiter. La principale consiste à détruire les puits et tous les camions qui servent à transporter ce qui en est extrait. Le trafic en question est d'abord régional : on vend du pétrole aux habitants des zones occupées, aux territoires limitrophes comme la Turquie ou dans la partie non occupée de la Syrie. D'après les informations que m'ont communiquées les services de renseignements, ce trafic ne dépasse pas ce cadre : il n'existe aucun oléoduc qui alimenterait je ne sais quelle raffinerie occidentale. Cela dit, le trafic local génère des sommes considérables qui justifient que l'on y mette fin.

Je ne reviens pas sur la question du trafic des oeuvres d'art. Il devient d'autant plus important de lutter contre ce phénomène qu'il augmente en proportion au fur et à mesure que les ressources de Daech diminuent.

Il est clair que Daech ne dispose plus aujourd'hui des moyens qui étaient auparavant les siens, et que cela peut lui poser un certain nombre de problèmes, y compris pour rémunérer ses troupes combattantes s'apparentant parfois plus à des troupes de mercenaires.

Pour mettre fin au financement du terrorisme, il faut aussi diminuer la part du cash dans l'économie. C'est fondamental, car le paiement en billets est le premier des moyens utilisés pour payer de façon anonyme. J'ai pris l'année dernière un décret qui diminue le plafond des paiements en liquide par les résidents français : il est passé de 3 000 à 1 000 euros. Certains m'ont reproché cette mesure dont ils craignaient qu'elle ne porte préjudice à tel ou tel secteur, comme la joaillerie. À l'approche de la Saint-Valentin, je suis certain que l'on peut faire de très beaux cadeaux, en payant par carte bleue, même si l'amour est parfois compliqué... Le plafond n'est pas applicable aux non-résidents, qui peuvent régler jusqu'à 15 000 euros en liquide, mais on est tenu de justifier de son identité en présentant son passeport : du coup, le cash n'est alors pas anonyme.

Un intense débat sur ce sujet est ouvert en Allemagne : le ministre des finances souhaite imposer un plafond dans son pays mais cela va à l'encontre de certaines habitudes culturelles – la Bundesbank notamment défend l'idée que les Allemands doivent pouvoir avoir du liquide chez eux. Mais d'une manière générale, il existe une réelle volonté de fixer un niveau maximal de paiement en cash dans les pays de l'Union.

Monsieur Woerth, je ne suis pas en permanence dans le « dark Web » afin d'y pourchasser le bitcoin, mais il semblerait qu'il soit davantage utilisé dans le cadre du trafic de drogues, qui mérite évidemment que l'on s'y intéresse, que pour financer le terrorisme. Cela dit, nous avons affaire à des gens assez malins pour savoir recourir très rapidement à des moyens nouveaux. Il ne s'agirait pas d'interdire des monnaies virtuelles qui peuvent avoir leur utilité, mais de lutter contre l'anonymat au moment où l'on sort du virtuel, autrement dit lorsque l'on transforme ses bitcoins en euros. C'est à ce moment-là qu'il faut obliger à justifier de son identité, de l'origine des fonds et de leur usage. C'est ce vers quoi nous nous orientons en France et en Europe.

Nous opérons évidemment aussi au niveau mondial puisque ce n'est, en fait, qu'à ce niveau qu'il est possible d'être efficace. Je vous rappelle que le G20, réuni à Antalya en novembre dernier, a adopté une déclaration spécifique sur la lutte contre le terrorisme et son financement demandant que soient prises des mesures comparables à celles que je viens de décrire. Par ailleurs, le Conseil de sécurité de l'ONU, réuni à la fin de l'année dernière dans une formation inhabituelle rassemblant les ministres des finances des pays membres, a adopté une résolution qui oblige les États à prendre les décisions nécessaires pour lutter contre les sources de financement de Daech, en particulier les trafics de pétrole et d'oeuvres d'art.

S'agissant du projet BEPS, il ne faut pas confondre la lutte contre l'optimisation fiscale agressive et les politiques d'harmonisation fiscale. La première vise à éviter que des gens très bien conseillés, auxquels ces conseils coûtent d'ailleurs très cher, utilisent les différences entre les fiscalités des États pour payer le moins d'impôt possible. Les mêmes personnes étant également très heureuses de bénéficier, par exemple dans notre pays, des compétences d'ingénieurs parfaitement formés dans nos écoles financées sur fonds publics, ou de structures et d'infrastructures publiques particulièrement utiles à leurs activités, cela a quelque chose de profondément choquant.

Les politiques d'harmonisation fiscale relèvent d'un concept assez difficile à manier car chaque État membre de l'Union européenne considère que, n'étant en rien contraint par les traités en matière fiscale, il lui revient de faire ses propres choix en matière d'impôt. Un vieux projet européen d'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS) vise l'harmonisation des assiettes avant de passer à celle des taux. Cette action sur les bases sera particulièrement utile s'agissant des impôts économiques comme l'impôt sur les sociétés : cela permettra notamment de constater que les taux ne reflètent pas toujours la réalité des choses – des taux élevés pratiqués sur des assiettes étroites ne rapportent pas nécessairement plus que des taux faibles appliqués à des assiettes larges –, et rendra plus facile les comparaisons entre pays. La Commission, en particulier M. Pierre Moscovici, souhaite relancer ce projet ; j'y suis évidemment favorable. Il revient à chacun de nos pays de prendre les décisions qui permettront cette harmonisation.

Concernant BEPS, je répète, afin d'éviter les confusions, que le reporting pays par pays a été adopté en France. Il s'impose aussi à tous les pays de l'OCDE qui signent les accords BEPS. Nous venons de signer à trente-huit pays un accord multilatéral qui nous engage en la matière – nous sommes donc au-delà du cadre de l'Union européenne et d'autres signataires sont prévus. C'est la bonne solution.

Il faut distinguer ce problème de celui de la publicité de ce reporting. Je l'ai dit, s'agissant de la France, je ne souhaite pas que les informations en question soient accessibles à tout un chacun tant que la réciprocité n'est pas assurée dans un certain nombre de pays, au moins au niveau européen. Je suis favorable à ce que nous allions vers cette publicité, mais j'estime que ce serait une erreur de la mettre en oeuvre dans notre seul pays ; nous devons y parvenir en respectant les intérêts de nos entreprises, c'est-à-dire notre propre intérêt général en termes d'activité économique, d'investissement et d'emploi.

Je reviens à la question du terrorisme. Nous luttons contre la contrefaçon comme contre tous les trafics car ils servent tous au financement du terrorisme. Ce qui rapportait un peu d'argent aux petits trafiquants pour financer leurs dépenses personnelles peut permettre d'accumuler des montants non négligeables. Les petits trafiquants se transforment souvent en grands terroristes. On parle beaucoup de la contrefaçon car certains des auteurs des attentats du mois de janvier 2015 ont financé une partie de leurs activités par un trafic de contrefaçons de chaussures, mais cela nous ramène à la question de l'anonymat. Tous les mouvements financiers concernés passent en effet par internet, en l'espèce par Western Union. Même s'il faut évidemment lutter contre la contrefaçon, c'est l'anonymat des mouvements d'argent qui permet le financement du terrorisme.

Le renseignement financier fonctionne-t-il correctement au niveau européen ? Si nous voulons l'améliorer, c'est qu'il ne marche pas suffisamment bien. Il serait faux de dire qu'aucun échange n'existe aujourd'hui entre les services ; ces échanges sont même bons, et leur qualité a tendance à s'améliorer depuis l'année dernière. Ils existent aussi avec des pays qui n'appartiennent pas à l'Union européenne, comme les États-Unis où je me suis rendu pour travailler sur la lutte contre le financement du terrorisme avec mon homologue, Jack Lew. Les Américains sont les seuls à pouvoir analyser les énormes quantités de données fournies par un réseau comme SWIFT qui enregistre les transactions bancaires. Ils peuvent nous fournir des renseignements précieux qui permettent de retracer les mouvements financiers ou de nous alerter sur des mouvements même de très faible importance qui concerneraient une seule personne ou une même région. En tout état de cause, nous souhaitons qu'une harmonisation permette d'améliorer les choses, au moins au niveau européen.

Monsieur Gollnisch, je n'ai pas aujourd'hui connaissance de financement du terrorisme par un État. Est-ce à dire que des citoyens ou des entités de certains pays, comme des associations, ne participent pas à ce financement ? Certainement pas, et nous devons lutter contre ces phénomènes, que ce soit sur le sol européen ou dans des territoires plus proches des zones de combat – j'imagine que vous savez à qui je fais allusion. Aujourd'hui, les États ne financent pas le terrorisme ; heureusement, ces pays ont pris conscience du danger que représentent ces actions terroristes sur le plan international et y compris pour eux-mêmes.

J'en viens aux questions relatives au système bancaire. Beaucoup de choses ont changé avec les accords de Bâle II et de Bâle III. Encore récemment, nous avons adopté au niveau du G20 des dispositifs comme le TLAC – pour total loss absorbing capacity – qui renforce les mécanismes de sécurisation des banques et leur capacité à résister en cas de difficulté. Notre problème consiste aujourd'hui à trouver un équilibre entre le renforcement nécessaire du niveau de sécurité et la capacité à prendre des risques utiles au financement du tissu et des initiatives économiques. Ce n'est pas simple : à vouloir trop en faire en matière de sécurité, on risque d'empêcher le financement de l'économie. Évidemment, si l'on ne sécurise pas suffisamment le système, on crée de l'insécurité, y compris pour l'activité économique. Nous tentons de trouver cet équilibre, notamment grâce à des mécanismes de titrisation au bon sens du terme, qui permettent de sortir des bilans bancaires une partie des engagements pour les mettre sur le marché dans des conditions transparentes et sécurisées. Nous menons ce travail au niveau européen et nous avançons bien.

Monsieur Alauzet, vous semblez craindre que la Banque centrale européenne ne déverse trop de liquidités dans notre économie. Permettez-moi de vous dire en souriant, et en espérant que personne ne nous écoute hors de cette enceinte, que votre appréhension me paraît très influencée par la culture germanique – mais la ville de Besançon, dont vous êtes l'un des élus, n'est pas très éloignée de la frontière ! Notre problème aujourd'hui est ailleurs : nous souhaitons que la BCE prenne les bonnes décisions, ce qu'elle fait, en termes de taux et de quantité de monnaie, afin de lutter contre la très faible inflation, pour ne pas parler d'inflation zéro. Cette dernière constitue en effet un obstacle à la reprise de l'activité économique dans de bonnes conditions. La BCE l'a compris et mène une action très forte en la matière.

La banque centrale américaine a, de son côté, déversé des quantités considérables de liquidités, qui se promènent et risquent de créer des bulles. Le Conseil de stabilité financière ou FSB – pour Financial Stability Board – assure une surveillance efficace en la matière. Il cherche à déterminer où peuvent apparaître les bulles et à lutter contre les risques susceptibles de provoquer une instabilité de l'ensemble du système international.

Mme Valérie Rabault nous a lu un passage des « conclusions Tusk » sur lesquelles un accord pourrait intervenir avec le Royaume-Uni au Conseil européen, et en a souligné les imprécisions. Ce sont très exactement ces imprécisions qui ont amené la France à présenter des propositions de clarification et des amendements, soutenus par l'Allemagne et par des membres historiques de l'Union comme les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg ou l'Italie. Cette démarche permettra sans doute une modification du texte sur les points en question.

Monsieur Lequiller, vous faisiez remarquer que le Royaume-Uni avait renoncé à réclamer un droit de veto. C'est vrai, mais s'il devait souhaiter rendre obligatoire la réunion du Conseil des chefs d'État au cas où un pays extérieur à la zone euro estimerait dommageable pour lui-même un approfondissement au sein de cette zone, le frein ne s'appellerait peut-être pas « veto », mais ses effets en seraient sans doute assez proches... Des clarifications nous paraissent nécessaires pour éviter une telle situation.

Vous m'avez aussi interrogé sur l'approfondissement. C'est un sujet fondamental mais je préfère revenir ultérieurement devant vous pour en parler plus longuement. Si je dois exprimer une conviction, j'estime que nous ne pourrons pas durer longtemps comme cela. Une initiative forte doit être prise, même si les réticences et les « adhérences » sont nombreuses, et si ce sujet soulève immédiatement la question des traités. Nous savons qu'il faut aller, aujourd'hui, au plus loin qu'il est possible de le faire dans le cadre des textes, et que, demain, une intégration plus forte passera par l'évolution des traités.

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