Le rapport que je présente aujourd'hui s'inscrit dans un contexte particulier : celui de l'émotion soulevée par la condamnation de Jacqueline Sauvage par la cour d'assises de Blois. Devant cette situation qui nous a toutes et tous interpellés, la délégation a souhaité entendre des juristes et des acteurs de l'égalité entre les femmes et les hommes, afin de faire le point sur l'état de la législation relative à lutte contre les violences conjugales et intrafamiliales.
Notre ambition n'a pas été de refaire le procès, car nous respectons la chose jugée et ses attendus ; si nous ne pouvons que saluer la mesure d'humanité décidée par le Président de la République, nous ne nous sommes pas demandé si telle ou telle évolution de la loi aurait permis d'aboutir à un autre verdict.
Notre rapport a pour objet l'évaluation de la portée des mesures législatives adoptées depuis l'entrée en vigueur de la loi du 9 juillet 2010 – issue notamment des travaux de Guy Geoffroy et Danielle Bousquet —, renforcée par la loi du 4 août 2014, Najat Vallaud-Belkacem étant alors ministre des droits des femmes. Nous avons, d'autre part, étudié les principales propositions résultant du débat public sur l'aggravation des peines pour les crimes commis à raison du sexe et sur la réforme du régime de la légitime défense.
En ce qui concerne l'évaluation des actions mises en oeuvre, la prise de conscience des pouvoirs publics doit être saluée : la lutte contre les violences faites aux femmes est devenue une priorité, et les campagnes régulièrement menées désormais – le rapport les évoque – contribuent à la libération de la parole des victimes.
Au titre des résultats concrets illustrant les progrès réalisés que le rapport mentionne, je relèverai certains éléments chiffrés.
Le nombre des appels reçus au numéro 3919 a plus que doublé, passant de 24 000 en 2013 à 50 000 en 2014, et l'augmentation se poursuit puisque 7 000 appels mensuels sont actuellement enregistrés.
Le recours au téléphone portable d'alerte pour femmes en grand danger s'est étendu : 400 sont utilisés aujourd'hui, et le nombre des « téléphones grand danger » est appelé à augmenter.
Le protocole local de plainte a été mis en oeuvre dans 81 départements, et 300 points d'accueil de proximité ont été déployés.
L'hébergement des victimes de violence progresse : 1 147 places d'hébergement ont ainsi été créées depuis 2012.
En 2014, plus de 1 500 auteurs de violences ont bénéficié d'un accompagnement dans le cadre de stages de responsabilisation.
Cependant, d'autres constats appellent à la vigilance : seulement 15 % des femmes victimes de violences conjugales portent plainte, et le délai moyen constaté avant la délivrance d'une ordonnance de protection demeure de trente-sept jours, alors qu'un rapport émanant du Conseil de l'Europe – à l'Assemblée parlementaire duquel je siège – préconise vingt-quatre heures, considérant qu'il s'agit d'une urgence. La marge de progrès est large, l'attente constituant un facteur de danger pour les femmes concernées.
Ces constats m'ont amenée à formuler un certain nombre de recommandations, dont l'édiction d'une nouvelle circulaire sur l'ordonnance de protection, afin de tirer les enseignements des inégalités d'application constatées selon les départements, ainsi que la mutualisation des meilleures pratiques. En ce qui regarde les moyens mis en oeuvre, priorité doit être donnée à l'accueil et à l'accompagnement des victimes, ce qui implique la formation des intervenants, qu'il s'agisse d'améliorer la détection de ces situations et des phénomènes d'emprise, ou de mieux informer les victimes de leurs droits et de les accompagner dans leur démarche de dépôt de plainte. À cet effet, le rapport recommande que les feuilles de route ministérielles fixent des objectifs chiffrés du nombre de professionnels formés. Il est également préconisé de créer des outils de suivi de façon à mieux appréhender les phénomènes de déclassement ou de correctionnalisation par les procureurs.
L'un des axes majeurs de notre travail a porté sur l'encouragement à utiliser le terme de « féminicide » dans le vocabulaire courant et administratif, étant entendu qu'il ne s'agit pas dans mon esprit de caractériser ainsi tout meurtre commis sur une femme – qui peut être de nature crapuleuse ou terroriste –, mais le meurtre commis sur une femme à raison de son sexe. De fait, la question s'est posée de savoir si le « féminicide » devait constituer une circonstance aggravante, comme c'est aujourd'hui le cas pour les meurtres commis à raison de l'ethnie, la nation, la race, la religion, l'orientation ou l'identité sexuelle.
Ma position de départ était que, l'article 225-1 du code pénal reconnaissant aujourd'hui vingt-deux motifs de discrimination d'égale valeur en matière délictuelle, il serait logique de faire prévaloir le même principe en matière criminelle. Cependant, les auditions m'ont convaincue que cette approche n'est pas adaptée en cas de violences conjugales et intrafamiliales. Il est en effet plus difficile d'établir que le crime répond à une motivation sexiste de l'auteur des faits que de solliciter les circonstances aggravantes existantes, qui reposent sur des éléments objectifs lorsqu'ils visent le conjoint, le partenaire, l'ex-conjoint ou l'ex-partenaire. Ces dispositions sont au demeurant plus protectrices pour les femmes, qui constituent la grande majorité des victimes de ces violences. Aussi le rapport ne recommande-t-il pas une telle évolution.
Le délicat débat en cours sur la notion de légitime défense me conduit à souhaiter que nous n'instaurions pas sous le coup de l'émotion une « légitime défense différée », dont on mesure mal aujourd'hui la portée. Il ressort des auditions que la création d'un tel régime, établissant une présomption d'irresponsabilité pénale, ouvrirait la porte à un « permis de tuer » à la victime de violences conjugales. Il nous a cependant semblé qu'une éventuelle modification du droit devrait mieux prendre en considération la notion d'emprise, et mieux établir la proportionnalité entre l'agression et les moyens de défense employés, en retenant la notion de menaces et de violences antérieures d'une particulière gravité.
Nous souhaitons que cette recommandation puisse s'appuyer sur la remise par le ministère de la Justice, dans les meilleurs délais, d'une étude approfondie, chiffrée et différenciée en fonction des sexes, portant sur l'état de la jurisprudence en matière de légitime défense, et détaillant le nombre de cas concernant les femmes et les hommes, l'interprétation jurisprudentielle des critères légaux, les éléments de droit comparé, etc.
Je reconnais toutefois que la définition actuelle de la légitime défense est inadaptée aux situations de violences conjugales, car elle a été pensée par et pour des hommes, dont la principale préoccupation était la protection de leurs propriétés. Plutôt que de modifier cette notion, je propose d'introduire dans le droit celle d'emprise ; cela vaut pour le signalement de ces situations : doit-on pouvoir protéger, contre sa volonté — à l'instar de ce qui existe pour les mineurs —, une personne sous emprise ? Aujourd'hui, cela n'est pas clair et, en tout cas, ne suffit pas à justifier une ordonnance de protection.
Faut-il par ailleurs considérer cette emprise comme un facteur susceptible d'atténuer le discernement, ou d'excuser la disproportion entre la réponse et la menace ? C'est ce que fait la législation helvétique, qui s'abstrait de la logique binaire de la légitime défense, qui considère l'individu soit comme totalement irresponsable, soit totalement coupable avec des circonstances aggravantes, et qui aboutit – fût-ce de façon légitime – à ce que les peines prononcées paraissent incohérentes et parfois disproportionnées.
Le rapport recommande enfin que la délégation s'empare d'un sujet connexe que nous n'avons pu aborder, alors même qu'il est essentiel : celui de l'exposition spécifique des femmes étrangères aux violences conjugales et à la double peine administrative.