Malheureusement, le projet de loi qui nous est soumis est un texte de circonstance. Il s’explique d’abord par la déclaration du Premier ministre, le 18 février : « Nous devrions pouvoir sortir de l’état d’urgence, une fois cette loi votée. » Par ailleurs, le compte rendu du Conseil des ministres du 3 février mentionne : « Il est apparu nécessaire de maintenir la possibilité de mettre en oeuvre les mesures autorisées par le régime de l’état d’urgence. »
Monsieur le garde des sceaux, vous avez expliqué tout à l’heure que ce texte venait de loin, qu’il avait longtemps mûri. Il faut croire que le débat sur l’état d’urgence l’a fait quelque peu dérailler. D’ailleurs, le Gouvernement l’a reconnu lui-même. Je voudrais vous rappeler qu’au temps où vous étiez président de la commission des lois, vous déclariez : « La législation d’exception n’est pas une simple alternative à celle des temps normaux. C’est une véritable dérogation seulement justifiée par l’évidence. Le grand dérangement qu’elle entraîne ne peut donc être que d’une brève durée et sans séquelles. »
Hélas, ce n’est pas l’orientation du texte que vous nous présentez aujourd’hui. Il s’agit bien d’intégrer dans le droit commun les mesures d’exception de l’état d’urgence ; l’exception devient la règle, monsieur le garde des sceaux anciennement président de la commission des lois.
Pour cela, on commence par affaiblir l’autorité judiciaire. Le Gouvernement, qui ne cesse de proclamer qu’il souhaite renforcer l’indépendance de l’autorité judiciaire, ne manque aucune occasion de restreindre son champ de compétences dès que l’État est en cause.
Le premier président de la Cour de cassation et les premiers présidents de cours d’appel ne s’y sont pas trompés, qui ont déclaré le 1er février : « Le rôle constitutionnel de l’autorité judiciaire est affaibli par les réformes et projets législatifs en cours. » Le premier président de la Cour de cassation ajoutait : « Le glissement qui nous préoccupe le plus, c’est le recul de la compétence de l’ordre judiciaire dans le contrôle des atteintes aux libertés individuelles. »
Il est vrai que le juge administratif a démontré sa capacité à protéger les libertés individuelles. Mais la différence entre le juge judiciaire et le juge administratif est que le premier intervient avant, pour autoriser les atteintes à la liberté individuelle lorsqu’elles sont nécessaires, et que le second intervient après, pour sanctionner les atteintes illégales.
Malheureusement pour la France, personne ne s’y est trompé. Pour la première fois dans l’histoire de la justice en Europe, les barreaux européens – unanimes – ont déclaré le 19 février à Barcelone refuser « expressément les mesures proposées par le Gouvernement français », lesquelles « entraînent une restriction des garanties des citoyens devant la possibilité d’actions discrétionnaires des forces de sécurité, sans contrôle des institutions indépendantes ». Et de s’inquiéter de « la dérive liberticide d’un État membre. » Quant au commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, il « espère que ce ne sera pas adopté par le Parlement. »
Le Défenseur des droits, Jacques Toubon, est à la fois sévère et précis : « En renforçant les moyens de l’autorité administrative, ce projet de loi crée un déséquilibre entre le préfet et le procureur de la République : il déplace ainsi l’initiative du déclenchement de mesures portant atteinte aux libertés individuelles, au bénéfice du préfet, sans que celui-ci soit soumis au respect de garanties procédurales telles qu’un contrôle a priori. »
Deux mesures, parmi beaucoup d’autres, méritent d’être reprises en commission, et justifient cette motion, car elles posent des problèmes tant au regard de la Constitution que de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi, à l’article 18, la retenue administrative à l’occasion d’un contrôle d’identité, y compris celle d’un mineur, est adoptée uniquement sur le fait que les conditions légales d’une garde à vue ne sont pas réunies. Or elle est contraire à l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui relève que la brièveté d’une privation de liberté n’en efface pas la réalité. Est ainsi condamnée la théorie administrative soutenue par le Gouvernement, qui se réclame en vain du Conseil constitutionnel, et selon laquelle, en deçà de 12 heures, il ne s’agit que d’une « restriction de liberté » du domaine de l’autorité administrative et du juge administratif.
À l’article 20, les mesures prises à l’égard de personnes soupçonnées d’être de retour du Djihad ne sont administratives que parce que l’administration ne dispose pas de preuves suffisantes. Autrement, elles tomberaient sous le coup de l’article 421-2-6 du code pénal et l’autorité judiciaire serait obligatoirement compétente. Le ministre de l’intérieur le disait franchement tout à l’heure. L’assignation à résidence porte atteinte à la liberté d’aller et venir, une liberté essentielle. Elle serait pourtant permise sans contrôle juridictionnel préalable.
Bien entendu, le terrorisme est un défi lancé à la démocratie. Mais il ne doit pas nous conduire à renoncer à nos principes. Même contre le terrorisme, la fin ne justifie jamais les moyens. J’ajouterai que lorsque la fin n’est pas atteinte, les moyens sont encore moins justifiés !
Sur les 274 assignations à résidence sous l’état d’urgence, moins de 100 sont en cours de renouvellement, a déclaré le ministre de l’intérieur. Cinquante-neuf assignations à résidence étaient relatives à la tenue de la COP21, donc sans rapport avec le terrorisme. Le juge administratif a suspendu 17 mesures préfectorales et le ministère de l’intérieur a lui-même – avec beaucoup de prudence ! – retiré 20 mesures avant que le juge ne statue.
On voit donc que les mesures de l’état d’urgence ont donné lieu à un nombre important d’abus. Il ne semble pas pour autant que cela ait permis d’interpeller et de remettre à la justice des personnes convaincues de terrorisme. Dans le même temps, le journal Le Monde nous a appris que malgré deux années de surveillance et d’écoutes des frères Kouachi, nos services n’avaient pu les empêcher d’agir ! Il ne sert à rien de mettre le pays entier sous surveillance, de porter atteinte aux libertés essentielles, si nos services n’obtiennent pas de résultats réels.
La sécurité de la France se joue d’abord à l’extérieur de nos frontières. En refusant d’honorer la commande de la Russie pour les navires Mistral, le Gouvernement français n’avait pas prévu que la Russie deviendrait notre alliée et que sa flotte viendrait protéger le Charles-de-Gaulle sur le théâtre d’opérations. En jouant les jusqu’au-boutistes dans les négociations sur le nucléaire iranien, le Gouvernement n’avait pas non plus envisagé que l’Iran jouerait un rôle majeur contre l’État islamique. En soutenant la Turquie, le Gouvernement n’avait pas compris non plus qu’elle n’avait d’autre but que de combattre les Kurdes, meilleures troupes au sol, pourtant, contre l’État islamique. Une politique extérieure aveugle ne peut être compensée par une politique paralysante et liberticide, au prétexte de combattre le terrorisme !
Monsieur le garde des sceaux, vous avez dit que le projet de loi remontait aux rapports Nadal, Beaume et Robert. Vous auriez pu ajouter les travaux de la chancellerie et ceux de la commission des lois, effectués sous votre présidence. Mais ces travaux avaient pour objet de simplifier les procédures qui alourdissent le déroulement de la justice judiciaire étouffée par les contentieux de masse et par les tâches indues. De cette intention, il ne reste que peu de chose, malgré votre évocation à cette tribune.
Comme le démontrent le compte rendu du conseil des ministres et la déclaration du Premier ministre, ce qui domine ce texte, c’est l’incorporation des mesures issues de l’état d’urgence.
Le renvoi en commission est indispensable, non seulement pour protéger les libertés individuelles auxquelles ce projet porte atteinte, mais aussi pour restituer à celui-ci sa véritable intention : assouplir et renforcer une procédure pénale dangereusement mise à mal.