Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, madame et monsieur les rapporteurs, monsieur le rapporteur pour avis, mes chers collègues, la paix, la justice, la sécurité, le progrès sous toutes ses formes – matériel, intellectuel et moral –, tous ces idéaux dont les deux siècles précédents avaient fait un credo qu’ils croyaient accessible sont, en ce début de XXIe siècle, devenus un horizon fuyant. Comme s’il n’était pas assez d’avoir connu depuis trois décennies les guerres d’ingérence, le triomphe d’une mondialisation financière sans idéal et sans pitié, l’oubli des nations, qui sont pourtant le cadre naturel d’une démocratie ouverte au monde, voici que s’invitent au banquet des formes nouvelles de terrorisme, porteuses de désintégration des territoires, aussi bien que des modèles sociaux et politiques.
C’est pourquoi l’enjeu du XXIe siècle – et nous le voyons d’ailleurs – est le retour des États. J’y vois pour ma part un motif d’espoir, car nous avons en France un bien précieux, qui est la tradition de l’État républicain. Lui seul, sans doute, saura refaire le ciment d’une intégration très gravement mise à mal. Il lui faudra pour cela un souffle, une volonté de reconstruire, sur une génération au moins, un modèle de paix sociale, de civisme, d’égalité – au sens vrai du terme – et de modernité. Mais l’État républicain doit aussi savoir relever les défis immédiats. Or qui pourrait nier que ce défi premier est aujourd’hui celui de la sécurité du territoire et de la population ?
Un débat peut certes avoir lieu sur la manière dont ce défi doit être relevé, et nous pourrons, au cours de l’examen de ce texte, peser au trébuchet chacune de ces mesures : retenue de quelques heures, assignation à résidence des individus de retour des théâtres d’opérations et non judiciarisés, conditions de l’usage des armes par les forces de sécurité. Il est parfaitement compréhensible que le débat ait lieu, et nul ne dispose a priori des solutions les meilleures. Mais du moins pouvons-nous examiner l’ensemble des mesures ici proposées, qui émanent de trois ministères, ce qui en fait au sens propre une panoplie de lutte. Nous pouvons même en présumer l’efficacité, puisqu’elles supposent des réflexions croisées.
Je propose d’examiner ces mesures en fonction de quelques critères simples. Ces mesures, d’abord, sont-elles bien proposées de sang-froid, et non sous le coup de l’émotion – ce qui inclut les émotions négatives ? En d’autres termes, ont-elles su, ou sauront-elles, trouver un équilibre entre prévention et répression, entre moyens accrus et contrôle de ces moyens et, pour dire le tout, entre efficacité et action symbolique ?
Ces mesures, ensuite, sont-elles bien distinctes de celles qui caractérisent un état d’exception comme l’état d’urgence ? En d’autres termes, permettront-elles d’affronter des phénomènes durables avec des moyens appropriés, équilibrés et contrôlables ? Leur inscription dans le droit est-elle rendue nécessaire par l’évolution même des choses ? Je songe à l’usage des armes, aux progrès de la cybernétique ou, bien sûr, à la nécessité de lutter contre la radicalisation et ses formes nouvelles. Jusqu’ici, la réponse à ces questions me semble devoir être positive.
Il reste le troisième critère, qui à mes yeux est certainement le plus important. Ces mesures s’inscrivent-elles dans la tradition d’un État de droit, d’une démocratie comme la nôtre, capable de préserver les droits de chacun et la sécurité de tous, dont la fameuse proportionnalité n’est que la traduction juridique ? Je le crois.
Je sais bien que la compétition dans notre pays entre l’autorité administrative et le juge judiciaire fait rage. Je mesure particulièrement, à titre personnel, sur quelle méconnaissance elle repose quant au rôle de ces deux juges, qui caractérisent pourtant notre ordre constitutionnel. Cet égarement, qui nous éloigne tant du principe révolutionnaire invoqué tout à l’heure par notre collègue Alain Tourret, mais que l’on peut invoquer sur d’autres fondements – et je pense notamment à la grande loi des 16 et 24 août 1790 – est une épine au coeur de notre conception de l’État républicain. C’est grand dommage.
J’engage tout de même ceux qui choisissent cette critique, qui est en fait la volonté d’une suprématie absolue du juge judiciaire, à regarder ce qu’une grande démocratie a fait outre-Atlantique de cette institution qu’est le juge judiciaire, alors même qu’elle ne dispose pas du contrôle que nous avons en France – celui du juge administratif : détention d’une semaine à six mois sur la base du seul soupçon raisonnable de l’autorité administrative, et sans aucune garantie ; lettres de sécurité nationale, version contemporaine, sans doute, des lettres de cachet ; interception et recueil quasi sans limite des données individuelles ; refus à deux reprises par le Congrès conservateur de l’Habeas corpus, que voulaient imposer les juges après-coup ; tribunaux d’exception maintenus. Ce contre-exemple, mes chers collègues, montre les dérives auxquelles aboutit la confusion entre état d’urgence et droit permanent.
C’est pourquoi je donne mon aval à un texte qui me semble, au rebours de ces dérives, respecter une tradition républicaine : celle dont nous pouvons nous honorer, comme nous le faisons assez souvent en invoquant les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.