Merci de votre invitation. Les travaux de l'OCDE en matière de fiscalité internationale au cours des dernières années, au delà de leur haute technicité, sont en réalité très politiques. Permettez-moi de vous dire d'où nous venons, où nous en sommes, et où nous allons.
Le système mondial est fait de souverainetés fiscales, dont vous êtes l'incarnation : le consentement à l'impôt est au coeur de la souveraineté de l'État. La communauté internationale est faite d'États souverains qui se soucient assez peu de ce qui se passe à l'étranger, sauf pour éliminer des doubles impositions par des conventions fiscales ad hoc.
Mais la mondialisation de l'économie a fait émerger de nouveaux acteurs: des personnes physiques, qui peuvent assez facilement délocaliser leurs actifs grâce à la liberté de circulation des capitaux, et des multinationales dont le poids relatif dans l'économie mondiale est en forte croissance. Ces multinationales peuvent choisir sous quelle souveraineté elles souhaitent se placer, d'autant que les règles internationales existantes, limitées à l'élimination de la double imposition, n'ont pas suivi le rythme de la mondialisation, ce qui a permis l'apparition de situations de « double non-imposition ». L'exploitation des défaillances de la faible réglementation fiscale internationale permet à certains contribuables de localiser leurs profits dans des ordres juridiques où il n'y a pas d'impôts, et où aucune activité ne prend place.
Ce problème est connu depuis longtemps, il semblait inéluctable, et les États avaient renoncé à agir, faute d'urgence. La crise de 2008 a entraîné l'apparition du G 20 et l'émergence de ce que nous pourrions qualifier de gouvernance mondiale, suscitant une réaction politique de tous les gouvernements du monde, de droite comme de gauche, et les poussant à agir.
Le problème politique est qu'à l'heure où la TVA, l'impôt sur le revenu des personnes physiques et les contributions qui pèsent sur les facteurs non mobiles de production augmentent, il est très difficile d'accepter que les facteurs mobiles de production soient peu ou pas taxés non par décision des parlements, mais parce que des règles obscures de fiscalité internationale – prix de transfert, conventions fiscales – n'ont pas été actualisées de la bonne manière.
Un autre volet du problème est relatif non à l'évasion fiscale – qui est légale – mais à la fraude fiscale : pendant des années, des États ont refusé d'assister les autres à recouvrer leurs impôts dans l'exercice de leur souveraineté, au nom du fameux secret bancaire opposé à l'échange de renseignements fiscaux à travers le monde.
La création du G20 en 2008 a permis de changer radicalement ces choses sous deux aspects.
En premier lieu, l'OCDE a établi en 2009 une liste de pays qui, sous la pression du G20, se sont engagés à échanger les renseignements à des fins fiscales ; c'était l'échange de renseignements à la demande. Il a été suivi, en 2013, par la multilatéralisation des règles du Foreign account tax compliance act (FATCA), permettant à l'échange automatique de renseignements bancaires de devenir une réalité pour tous les pays du monde. Hormis Panama, qui n'a pas pris d'engagement clair mais pratiquera néanmoins l'échange automatique de renseignements, quatre-vingt-seize juridictions dont la Suisse, Singapour, le Luxembourg, Hong Kong, Jersey, Guernesey ou les îles Caïman vont, à compter de 2017, échanger automatiquement des renseignements sur les résidents bancaires d'autres pays. Cette évolution se traduit d'ores et déjà par des rentrées fiscales : la France a collecté plus de 6 milliards d'euros d'impôts sur des actifs détenus à l'étranger. Une partie de cette somme est due à un effet de rattrapage, mais les revenus générés par les actifs déclarés à l'étranger continueront à alimenter les impôts dans les années à venir.
En second lieu, l'OCDE a été mandatée par le G20 pour travailler à la lutte contre l'érosion des bases fiscales et les transferts des bénéfices, plus connue sous son acronyme anglais : BEPS, pour base erosion and profit shifting. Nous avons proposé au G20 de prendre ce sujet à bras-le-corps en 2012, et il nous a mandaté en 2013 pour proposer, en deux ans, quinze actions permettant de changer fondamentalement l'ensemble des règles de fiscalité internationale et de réaligner la localisation des profits sur celle des activités.
Du fait de la souveraineté fiscale, il n'y a pas aujourd'hui de consensus pour s'accorder sur des niveaux minimums d'imposition ; les pays sont donc libres de fixer les niveaux d'imposition qu'ils veulent. Néanmoins, il existe un accord général pour que la fiscalité d'un État s'applique aux activités créant de la valeur sur son sol. Il ne faut pas que des artifices juridiques permettent de localiser des profits dans un territoire où l'on n'a pas d'activité réelle. Il faut donc refaire coïncider la localisation des profits et celle des activités. En conséquence, si une société veut bénéficier du taux d'imposition de 12,5 % en vigueur en Irlande, il faut vraiment qu'elle y soit présente, avec de vraies équipes, et qu'elle ne fasse pas passer ses profits aux Bermudes. Pour vous donner un exemple ; 2 100 milliards de profits de sociétés américaines sont transférés entre les Bermudes et lesîles Caïman, ce qui représente plus de 700 milliards de dollars d'impôts « évadés » des États-Unis en toute légalité.
Le G20 nous a donc demandé de changer les règles. Tout d'abord, il faut s'assurer que, lorsque les États légifèrent, ils n'ignorent pas ce qui se passe chez les autres. Ensuite, il faut que les règles de fiscalité internationale ne connaissent plus de défaillances : les règles de prix de transfert ne doivent pas faire l'objet d'abus et les conventions fiscales doivent prévoir des dispositions qui évitent, par exemple, que 27 % de l'investissement direct en Inde provienne de l'île Maurice. Enfin, il faut plus de transparence entre les différentes administrations – c'est la coopération fiscale – mais aussi entre les contribuables et les administrations fiscales, par exemple grâce à des déclarations de montage ou au reporting pays par pays, qui obligera les entreprises à dévoiler à toutes les administrations fiscales des pays où elles opèrent la localisation de leur chiffre d'affaires, de leurs profits, leurs impôts, leurs employés et leurs actifs. Ainsi les administrations fiscales auront des instruments leur donnant une vraie vision de la planification globale des entreprises.
Quinze mesures ont fait l'objet d'un accord par consensus de tous les pays-membres de l'OCDE et du G20. Parmi ces mesures, on trouve l'action 11, relative au chiffrage : au niveau mondial, entre 100 et 240 milliards de dollars par an s'échappent à cause de ce phénomène d'érosion des bases fiscales et de transferts de bénéfice. Les quatorze autres mesures permettent de traiter le problème.
Cet accord rassemble l'ensemble du G20, de l'OCDE et un certain nombre de pays en voie de développement, le tout représentant près de 90 % de l'économie mondiale. Il est aujourd'hui en phase d'application, et vous avez d'ores et déjà commencé à l'appliquer en votant le reporting pays par pays dans le projet de loi de finances pour 2016.
Toute une série de mesures relèvent soit du Parlement, soit de l'exécutif, soit de négociations internationales. Un exemple de législation nationale possible concerne la lutte contre les produits hybrides, afin qu'une obligation convertible en action ne bénéficie pas d'une déduction dans un pays où on la considère comme une obligation et d'une exonération en France où on la considérera comme une action. Ce mécanisme créerait un crédit d'impôt à l'intérieur du groupe, parce que les deux États concernés ne communiquent pas. Il suffit d'adopter des législations permettant de neutraliser le caractère hybride de ces produits ; l'action 2 propose un modèle de législation dans ce domaine.
En plus de ces mesures législatives internes, qui relèvent des parlements, il faut modifier les conventions fiscales bilatérales pour que le chalandage fiscal ne soit plus possible. Nous proposons un nouveau modèle de convention fiscale, dont l'entrée en vigueur ne dépendra pas de la modification des quelque 3 500 conventions fiscales existantes. L'action 15 prévoit la négociation d'une convention multilatérale qui amendera, dans le domaine BEPS, l'ensemble des conventions bilatérales liant les parties à cet instrument multilatéral. Cette convention fera naturellement l'objet d'une ratification parlementaire dans tous les pays signataires. Aujourd'hui, quatre-vingt seize pays négocient cette convention multilatérale, et comme nous sommes impatients, l'objectif de la négociation est d'aboutir à la fin de l'année 2016, de manière à modifier plus de 2 000 conventions fiscales bilatérales et mettre ainsi fin au chalandage fiscal.
L'ensemble de ces mesures a été définitivement adopté : tous les chefs d'État et de gouvernement du G20 les ont acceptées lors du sommet d'Antalya. Ils nous ont maintenant demandé de mettre en place un cadre inclusif pour leur application, de manière à placer tous les pays du monde sur un pied d'égalité. Les parlements nationaux doivent pouvoir protéger la base taxable de leur territoire en adoptant ces mesures de manière coordonnée, car s'il est très important de mettre fin à l'évasion fiscale internationale, il ne faut pas aboutir à une situation chaotique qui se traduirait par un recul des investissements, dont tout le monde a besoin pour la croissance et l'emploi, priorités partagées quelles que soient les appartenances partisanes.
À ce sujet, nous essayons d'organiser le 2 mai prochain une réunion des parlementaires des pays membres de l'OCDE et des parlementaires européens, puisque la Commission européenne a proposé un ensemble de directives pour appliquer l'accord au sein de l'Union européenne. Vous serez naturellement invités à cette occasion pour dialoguer avec vos homologues des pays membres de l'OCDE et de l'Union européenne.