En préambule, je voudrais préciser que c'est au titre de la mission « Stratégie de défense » de la DGRIS que nous allons nous exprimer aujourd'hui devant vous sur les moyens de Daech.
En effet, la réforme de la fonction internationale du ministère de la défense, qui a abouti à la création de la DGRIS en janvier 2015, a notamment confié à la nouvelle direction générale la mission de piloter la réflexion stratégique du ministère pour le moyen terme, c'est-à-dire à un horizon de trois à dix ans, afin de préparer l'élaboration ou l'actualisation des Livres blancs sur la défense et la sécurité nationale, et l'élaboration des lois de programmation militaire (LPM).
La DGRIS n'a pas vocation à intervenir dans les travaux d'anticipation stratégique à caractère opérationnel – qui couvrent un horizon de dix-huit mois à deux ans – et encore moins dans la conduite des opérations militaires, fonction qui relève des attributions de l'état-major des armées. Elle n'est pas non plus un service de renseignement, même si les services de renseignement participent activement à nos travaux.
En revanche, dès la création de la DGRIS au début de l'année dernière, nous avons été appelés à étudier la menace constituée par Daech, dans le cadre des travaux d'actualisation de la LPM auxquels nous avons contribué. Ces travaux ont été approfondis en cours d'année, afin de déterminer dans quelle mesure cet « ennemi », tel que l'a désigné lui-même le Président de la République devant le Congrès, le 16 novembre dernier, pouvait potentiellement modifier l'équation stratégique définie dans le Livre blanc de 2013 et éventuellement influer sur notre posture de défense voire, à moyen terme, sur notre système de forces.
Notre analyse a consisté à définir la véritable nature de cet « objet politico-militaire non identifié », à évaluer son pouvoir de nuisance et sa résilience, à identifier ses objectifs et sa stratégie, afin d'en déduire certains impératifs et principes pour l'élaboration de notre propre stratégie générale visant à le combattre.
De ces travaux, nous avons dégagé les trois principales caractéristiques de Daech, qui, à notre sens, en font à la fois un adversaire distinct des organisations terroristes qui l'ont précédé, en particulier al-Qaïda, et une menace bien plus dangereuse, dont la capacité de nuisance va au-delà de l'Irak et du Levant.
Première caractéristique : son ancrage territorial – sur une région de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres carrés où vit une population de plusieurs millions d'habitants – lui confère des moyens financiers, militaires et humains tant quantitatifs que qualitatifs, sans commune mesure avec ceux des organisations terroristes classiques. Au-delà de cet ancrage territorial, sa volonté de créer un véritable État constitue son originalité. Il développe en effet une sorte de state-building djihadiste, non seulement dans les domaines régaliens – il bat monnaie, par exemple – mais aussi au plan social et éducatif, afin d'accroître son emprise sur les populations qu'il a soumises. Cet effort vise en particulier à recueillir des revenus réguliers par l'impôt et non pas seulement par la prédation.
Deuxième caractéristique : cette emprise territoriale lui permet de développer une entreprise totalitaire qui n'a rien à envier aux totalitarismes séculiers du XXe siècle, si l'on en juge par son extrémisme, sa détermination et la sophistication de sa propagande.
Troisième caractéristique : en proclamant le califat, le 4 juillet 2014, dans la grande mosquée de Mossoul, Abou Bakr al-Baghdadi a revendiqué pour Daech une ambition universelle qui lui donne un écho bien au-delà de son repaire au Moyen-Orient et qui lui procure des dizaines de milliers de recrues venant du monde entier, les allégeances collectives de groupes terroristes aussi nombreux et différents que Boko Haram ou le groupe Khorasan en Afghanistan, ainsi qu'une audience à l'échelle mondiale, notamment en Europe.
Que peut-on en déduire sur les moyens de cet ennemi hybride ? Certes, il ne faut pas surévaluer les capacités et les ressources matérielles de Daech. Cette organisation est encore loin de constituer un véritable État, ne serait-ce que parce que son contrôle reste lâche et intermittent sur un espace aux frontières floues, et qu'elle n'a pas obtenu, tant s'en faut, la moindre reconnaissance internationale.
À la différence des grands totalitarismes du XXe siècle, ce proto-État ne dispose que de ressources assez limitées : un territoire essentiellement désertique, dont le produit intérieur brut (PIB) est probablement inférieur à celui du Kosovo ; une population pauvre et dans l'ensemble peu éduquée – sauf à Mossoul ; peu d'infrastructures industrielles et techniques ; des ressources financières amoindries par l'action internationale, qui représentent environ le dixième du chiffre d'affaires de la Française des jeux (FDJ) ; au maximum 30 000 combattants vraiment efficaces mais principalement dotés d'armement et de véhicules légers. Au plan militaire, Daech a d'ailleurs surtout profité de la division de ses adversaires pour réaliser ses fulgurantes conquêtes de 2013-2014 ; son élan s'est en fait assez vite essoufflé, notamment quand il a été confronté à la détermination et à la combativité des Kurdes au nord.
A contrario, il ne faudrait pas sous-estimer le potentiel de nuisance de Daech en tant que mouvement totalitaire à prétention révolutionnaire. Son emprise territoriale lui confère la puissante attraction d'une utopie : le califat. Cette utopie est à la fois en construction, concrète, et conquérante. Elle s'inspire de la geste des premiers califes. Selon l'idéologie millénariste de Daech, rien ne peut arrêter sa dynamique jusqu'à l'avènement, à la fin des temps, d'une sorte de parousie musulmane.
Cette mystique est magnifiée par une propagande particulièrement moderne, redoutablement efficace et à diffusion mondiale. C'est une propagande de masse, comme celle des grands totalitarismes du XXe siècle ; elle utilise les nouveaux canaux multimédias, notamment internet, pour se diffuser universellement. Mais à la différence de la propagande des grands totalitarismes du XXe siècle, elle est également très ciblée : elle sait utiliser les réseaux sociaux ou les jeux vidéo afin de repérer les individus les plus fragiles et tenter de les convertir en détournant habilement leurs propres codes sociaux tels que les films d'action, les séries télévisées, le rap, etc.
Comme le suggère l'anthropologue franco-américain Scott Atran, spécialiste du terrorisme, cette manipulation de type sectaire – qui utilise la théorie du complot et la mise en scène de l'hyper-violence pratiquée comme un système – exerce une fascination morbide qui épuise les tentatives d'explication trop univoques. Daech parvient ainsi à attirer des jeunes de tous les milieux et de tous les horizons dont 25 % – souvent les plus féroces – sont de récents convertis.
La forte résilience et la dangerosité de Daech s'expliquent plus par la nocivité de son idéologie et sa puissance d'attraction que par son ancrage dans le terreau local des tribus arabes sunnites. Mais il ne faut pas sous-estimer cet ancrage territorial car c'est lui qui lui assure les moyens de sa propagande ainsi que sa crédibilité. C'est bien la spécificité de Daech.
Par conséquent, la réponse à un tel ennemi hybride ne peut qu'être globale, c'est-à-dire multinationale, multi-théâtres et surtout multidimensionnelle. Elle doit être multinationale : nous devons associer notre action à celle de nos alliés, en particulier les acteurs locaux et les pays arabes sunnites qui combattent ce cancer. Elle doit être multi-théâtres : nous devons combattre directement ou indirectement les métastases de ce cancer qui apparaissent à travers le monde. Elle doit être multidimensionnelle : militaire sur son sanctuaire territorial ; économique contre ses revenus ; policière et judiciaire dans notre pays ; mais également politique et idéologique dans le champ de l'information et des perceptions. Pour cette raison, même si des résultats positifs sont d'ores et déjà enregistrés sur le théâtre irako-levantin, cette guerre sera sûrement de longue haleine.
Une telle menace confirme également l'absolue nécessité de penser notre sécurité nationale comme un continuum entre la sécurité intérieure et la défense sur les fronts extérieurs car c'est là-bas que sont instiguées, planifiées et préparées matériellement les attaques perpétrées sur notre sol par des commandos terroristes. Ces derniers ont profité du chaos syrien pour se fanatiser, s'entraîner et s'aguerrir. Ce continuum, introduit dans notre stratégie par le Livre blanc de 2008 et réaffirmé dans celui de 2013, prouve toute sa validité dans le contexte actuel de contre-terrorisme dans lequel sont engagées nos armées.