Avant d'aborder les spécificités de Daech, je vais donner ses points communs avec les organisations du courant djihadiste représenté pendant de longues années par al-Qaïda. Ces organisations sont structurées sur un socle idéologique commun : le salafisme djihadiste. Le salafisme se définit comme un retour aux valeurs premières de l'islam, au califat de Médine, tandis que le djihadisme fait référence au combat armé. À ces deux notions, il faut ajouter le takfir qui consiste à porter l'anathème sur les autres musulmans.
Venons-en aux spécificités de Daech. Plus complexe dans sa genèse, il est le produit d'influences diverses. Ce mouvement hybride est à la fois révolutionnaire et totalitaire. Le millénarisme et le messianisme y prennent une place centrale, beaucoup plus importante que dans le narratif d'al-Qaïda.
Autre grande différence : Daech, califat autoproclamé, défend un projet politique, régional et territorial alors qu'al-Qaïda a toujours été une mouvance transnationale combattant les régimes arabes et les alliances occidentales menées par les États-Unis, l'ennemi numéro un. Daech programme son extension à partir du califat ; al-Qaïda envisage le califat comme une finalité à laquelle conduisent des étapes intermédiaires, c'est-à-dire la construction de micro-émirats ou de franchises.
Al-Qaïda considère que les conditions géopolitiques requises pour proclamer le califat n'ont jamais été réunies, alors que Daech l'a proclamé de manière unilatérale, sans consultation. Ses divergences avec al-Qaïda reposent sur cette question de la légitimité du califat et elles sont anciennes : dans les années 2000, l'Irak a été un théâtre de discorde entre Daech et al-Qaïda, notamment les mouvances al-Zarkaoui et autres.
Les deux organisations divergent aussi en ce qui concerne leur manière de concevoir le djihad : il est défensif pour al-Qaïda et offensif pour Daech. Al-Qaïda l'envisage comme un moyen de défense et de protection des territoires de l'islam contre un ennemi. Du fait de sa construction califale, Daech prône les attaques préventives contre l'ennemi désigné. Il suffit que le calife le proclame, pour que ses partisans s'y engagent. Le djihad offensif est un élément extrêmement structurant de l'organisation.
La Syrie occupe aussi une place différente dans le logiciel de l'une et l'autre organisation ; pour al-Qaïda, la Syrie représente un pivot stratégique comme un autre dans son projet de djihad global ; pour Daech, le Levant, ce territoire à cheval entre la Syrie et l'Irak, est quelque chose de central, de très important.
Les deux groupes adoptent aussi des stratégies différentes en matière d'expansion. Al-Qaïda se développe de façon inclusive, à travers des franchises et des coalitions, notamment en Libye, au Yémen et en Syrie. Avec sa rhétorique totalitaire d'élimination de tout adversaire potentiel, Daech est dans une logique exclusiviste : il ne s'agit pas de nouer des alliances puisque tous les autres sont des ennemis. Daech utilise énormément cette rhétorique pour décrédibiliser, délégitimer le projet d'al-Qaïda. Ce n'est pas un hasard si ces deux grandes mouvances sont entrées dans une phase de combat d'idées et se disputent la position dominante dans le djihad global. Dans la géopolitique djihadiste, nous assistons à une bipolarisation entre al-Qaïda et Daech, chacun voulant avoir la suprématie. Cette émulation induit une profonde évolution de la menace.
L'expansion de Daech se fait dans une configuration de califat : les fameuses provinces extérieures, les wilayas, ont des liens organisationnels avec le centre levantin irako-syrien. Ces wilayas, qui diffèrent d'une région à l'autre, entretiennent des liens plus ou moins étroits avec le centre, selon leur éloignement géographique. La structure centrale de Daech a des relations plus étroites avec les wilayas de Libye qu'avec, par exemple, celles du Caucase ou de la région afghano-pakistanaise du Khorasan. Daech s'est étendu de manière importante puisqu'une partie des territoires libyens, afghans et nigérians est sous le contrôle de groupes qui s'en réclament et qui lui ont prêté allégeance. C'est d'ailleurs essentiellement sur ces trois territoires que Daech exerce un véritable contrôle territorial : en Libye, sur une petite partie de l'Afghanistan à la frontière avec le Pakistan, et au Nigeria depuis le ralliement de Boko Haram en mars 2015. Les autres wilayas sont virtuelles. Daech y revendique des attentats terroristes pour affirmer sa présence mais il n'y a pas de contrôle territorial, y compris au Yémen.
Pour autant, Daech revendique de nombreuses wilayas, de nombreuses métastases, en Arabie Saoudite, au Yémen, en Égypte, en Libye, en Algérie, au Nigeria, en Russie, en Afghanistan, et jusqu'aux confins du Bangladesh et de l'Indonésie. Toutes n'ont pas la même valeur ; il faut nuancer cette expansion en soulignant ses limites. Tout d'abord, comme je l'ai indiqué, les liens organisationnels peuvent être très distendus entre certaines de ces wilayas et Daech. Ensuite, il peut exister des dissonances. C'est ainsi que des dissensions internes sont apparues au Yémen, par exemple, entre la base militante et la hiérarchie qui est quelquefois trop liée à la centralité levantine et qui a des difficultés à faire passer le message. Enfin, certaines wilayas ont des difficultés de structuration. En fait, dans un monde musulman extrêmement fragmenté et diversifié, il n'est pas si simple de construire depuis Bagdad, Damas ou le Levant, un califat qui s'étendrait du Maroc à l'Indonésie. Le projet, même s'il est très utopique et dans cette rhétorique millénariste, se heurte à la réalité géopolitique et sociale du monde musulman.
Pour terminer, je voudrais insister sur cette tendance apparue au cours du deuxième semestre 2015 : Daech prône un djihad total et global pour réaliser son expansion, sur fond de lutte pour la suprématie avec al-Qaïda. Au Sinaï, au Liban, en France ou en Turquie, des attentats terroristes ont été imputés à Daech ou revendiqués par lui. Pour mener à bien ce projet totalitaire et expansionniste, Daech cible un très grand nombre d'ennemis : les sunnites apostats, les chiites, les groupes minoritaires musulmans ou non, comme les Yézidis, les Occidentaux, les Russes. Voilà la cartographie à la fois idéologique et stratégique de cette organisation qui est davantage un proto-État qu'un simple mouvement terroriste.