Je suis très honoré d'être auditionné par la présente mission d'information.
À propos des moyens de Daech, vous avez déjà entendu un certain nombre de personnes dont les informations sont les mêmes que celles que je pourrais vous donner ; aussi ne me paraît-il pas nécessaire d'y revenir sauf pour rappeler que cette organisation a connu une baisse importante de ses revenus : on estimait son budget à quelque 3 milliards de dollars en 2014 alors qu'il ne s'élèverait plus qu'à 1,3 milliard de dollars pour 2015. De même, les revenus du pétrole étaient évalués à 600 voire 700 millions de dollars en 2014 tandis qu'ils ne seraient plus que de 300 millions de dollars pour 2015. Vous connaissez les autres sources de financement contre lesquelles nous avons agi et qui se sont très fortement réduites elles aussi – en particulier à la suite des défaites de Daech et à la suite de l'action d'attrition conduite par la coalition internationale –, qu'il s'agisse des revenus tirés des ventes de biens archéologiques, des extorsions, des rançons, des dons en provenance de l'extérieur ou des revenus tirés de l'industrie, des cimenteries et de certaines mines.
En ce moment, Daech concentre ses efforts sur la fortification de ses places fortes, notamment à Raqqah et à Mossoul. La paie de ses combattants, locaux ou étrangers, a fortement baissé – celle des locaux est passée de 400 à 80 dollars par mois –, ce qui n'est pas sans conséquences sur le moral des troupes et la capacité de recrutement. On observe par ailleurs des mouvements de contestation dans des zones pourtant soumises à la terreur. Bref, Daech est clairement sur la défensive mais pas sur le point de disparaître en raison de la solidité de son assise et de son organisation. C'est pourquoi, pour agir efficacement, nous devons non seulement ruiner sa logique entrepreneuriale classique de start-up, brisée déjà à Kobané et à d'autres endroits, mais aller encore plus loin.
Daech reste en effet extraordinairement dangereux parce que sa stratégie s'est diversifiée dès 2014-2015 avec, d'une part, l'attaque de l'Occident – directement, comme à Paris le 13 novembre dernier, ou indirectement, d'un point de vue logistique, comme à Ankara ou à San Bernardino – et avec, d'autre part, une expansion vers les territoires les plus fragiles, à savoir ceux où Al-Qaïda n'est pas profondément implantée ni apte à résister à cette concurrence et ceux où le tissu social est fragile, comme la Libye. Ce dernier pays est devenu le vase d'expansion privilégié de Daech avec une implantation pour l'instant destructrice où agissent quelque 1 500 combattants, notamment dans la région de Syrte. Daech n'en tire pas encore de revenus propres et y recrute des djihadistes locaux, c'est-à-dire essentiellement maghrébins. Ailleurs, au Yémen, en Algérie, en Arabie Saoudite – même si c'est très difficile –, jusqu'en Afghanistan ou en Asie du Sud-Est, l'organisation n'a pas vraiment fait souche même si elle s'est parfois nourrie des dissensions et des schismes au sein de certains mouvements, comme celui des talibans ou celui des chebabs en Somalie. Et même si plusieurs, comme Shekau, pour Boko Haram, se réclament de l'État islamique, il y a en réalité peu de liens concrets avec Daech dont, encore une fois, le principal vase d'expansion reste la Libye.
J'en viens aux perspectives concernant la Syrie. Je remarque que, depuis le début de l'intervention russe, Daech a vécu une sorte de répit puisque l'organisation n'est pas soumise au même déluge de feu que les zones rebelles qu'elle ne tient pas ou que ne tiennent pas non plus les Kurdes. J'observe également, si l'on se place dans une perspective à long terme, que la possibilité d'en finir avec Daech dépend largement de l'instauration à Damas d'un pouvoir qui serait assez logiquement dominé par les sunnites, certes, mais inclusif afin d'être fonctionnel et afin que l'intégrité du territoire soit restaurée. Or cette perspective s'éloigne à mesure que le régime lui-même bombarde, avec l'aide de l'aviation russe, les zones rebelles de façon indiscriminée – on l'a encore vu dans les journaux d'hier et d'aujourd'hui – en ciblant systématiquement des hôpitaux et des écoles.
Pour l'heure, l'urgence est humanitaire mais il est difficile de concevoir un règlement en Syrie, à l'horizon d'un, deux ou trois ans, qui soit la paix des cimetières. Certains établissent une analogie historique avec la guerre d'Espagne en considérant que l'aide apportée au régime syrien est comparable à celle apportée aux rebelles franquistes, estimant que des épisodes comme ceux des bombardements de ces derniers jours sont similaires à Guernica et aux bombardements effectués alors par les forces italiennes et allemandes. Je pense qu'il y a cependant une différence fondamentale : à la fin, Franco a restauré une stabilité conservatrice et autoritaire qui a duré plus de trente-cinq ans, stabilité qu'il est très difficile d'envisager avec Bachar el-Assad, compte tenu de ce qui s'est passé ces dernières années et compte tenu du soutien des rebelles par un certain nombre de forces étrangères. Donc, l'idée selon laquelle l'appui russe permettrait de redonner des couleurs au régime syrien et d'instaurer une sorte de stabilité en Syrie me paraît illusoire. La « pompe à djihadistes », ce phénomène d'attraction des combattants étrangers qu'on a vu fonctionner très activement depuis 2013-2014, continuera aussi longtemps que Bachar el-Assad sera au pouvoir et on voit mal, dans ces conditions, comment un régime inclusif, ouvert, pourrait s'imposer à Damas et donc nous permettre de régler la question de Daech.