L'audition débute à quatorze heures cinq.
Je souhaite la bienvenue à M. Justin Vaïsse, directeur du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères et du développement international. Ce centre est, en quelque sorte, un think tank interne au ministère : il est chargé d'analyser l'environnement international dans une perspective de moyen et long terme. On lui doit la publication, l'été dernier, de Carnets présentant un riche dossier consacré aux « question(s) d'Orient(s) », avec un pluriel qui renforce notre curiosité. Il est vrai que vous établissez une distinction de principe entre trois familles au sein de l'islamisme : un islam salafiste, un islam politique et un islam djihadiste. M. Vaïsse est accompagné de Mme Curmi qui travaille avec lui au sein du CAPS.
Je suis très honoré d'être auditionné par la présente mission d'information.
À propos des moyens de Daech, vous avez déjà entendu un certain nombre de personnes dont les informations sont les mêmes que celles que je pourrais vous donner ; aussi ne me paraît-il pas nécessaire d'y revenir sauf pour rappeler que cette organisation a connu une baisse importante de ses revenus : on estimait son budget à quelque 3 milliards de dollars en 2014 alors qu'il ne s'élèverait plus qu'à 1,3 milliard de dollars pour 2015. De même, les revenus du pétrole étaient évalués à 600 voire 700 millions de dollars en 2014 tandis qu'ils ne seraient plus que de 300 millions de dollars pour 2015. Vous connaissez les autres sources de financement contre lesquelles nous avons agi et qui se sont très fortement réduites elles aussi – en particulier à la suite des défaites de Daech et à la suite de l'action d'attrition conduite par la coalition internationale –, qu'il s'agisse des revenus tirés des ventes de biens archéologiques, des extorsions, des rançons, des dons en provenance de l'extérieur ou des revenus tirés de l'industrie, des cimenteries et de certaines mines.
En ce moment, Daech concentre ses efforts sur la fortification de ses places fortes, notamment à Raqqah et à Mossoul. La paie de ses combattants, locaux ou étrangers, a fortement baissé – celle des locaux est passée de 400 à 80 dollars par mois –, ce qui n'est pas sans conséquences sur le moral des troupes et la capacité de recrutement. On observe par ailleurs des mouvements de contestation dans des zones pourtant soumises à la terreur. Bref, Daech est clairement sur la défensive mais pas sur le point de disparaître en raison de la solidité de son assise et de son organisation. C'est pourquoi, pour agir efficacement, nous devons non seulement ruiner sa logique entrepreneuriale classique de start-up, brisée déjà à Kobané et à d'autres endroits, mais aller encore plus loin.
Daech reste en effet extraordinairement dangereux parce que sa stratégie s'est diversifiée dès 2014-2015 avec, d'une part, l'attaque de l'Occident – directement, comme à Paris le 13 novembre dernier, ou indirectement, d'un point de vue logistique, comme à Ankara ou à San Bernardino – et avec, d'autre part, une expansion vers les territoires les plus fragiles, à savoir ceux où Al-Qaïda n'est pas profondément implantée ni apte à résister à cette concurrence et ceux où le tissu social est fragile, comme la Libye. Ce dernier pays est devenu le vase d'expansion privilégié de Daech avec une implantation pour l'instant destructrice où agissent quelque 1 500 combattants, notamment dans la région de Syrte. Daech n'en tire pas encore de revenus propres et y recrute des djihadistes locaux, c'est-à-dire essentiellement maghrébins. Ailleurs, au Yémen, en Algérie, en Arabie Saoudite – même si c'est très difficile –, jusqu'en Afghanistan ou en Asie du Sud-Est, l'organisation n'a pas vraiment fait souche même si elle s'est parfois nourrie des dissensions et des schismes au sein de certains mouvements, comme celui des talibans ou celui des chebabs en Somalie. Et même si plusieurs, comme Shekau, pour Boko Haram, se réclament de l'État islamique, il y a en réalité peu de liens concrets avec Daech dont, encore une fois, le principal vase d'expansion reste la Libye.
J'en viens aux perspectives concernant la Syrie. Je remarque que, depuis le début de l'intervention russe, Daech a vécu une sorte de répit puisque l'organisation n'est pas soumise au même déluge de feu que les zones rebelles qu'elle ne tient pas ou que ne tiennent pas non plus les Kurdes. J'observe également, si l'on se place dans une perspective à long terme, que la possibilité d'en finir avec Daech dépend largement de l'instauration à Damas d'un pouvoir qui serait assez logiquement dominé par les sunnites, certes, mais inclusif afin d'être fonctionnel et afin que l'intégrité du territoire soit restaurée. Or cette perspective s'éloigne à mesure que le régime lui-même bombarde, avec l'aide de l'aviation russe, les zones rebelles de façon indiscriminée – on l'a encore vu dans les journaux d'hier et d'aujourd'hui – en ciblant systématiquement des hôpitaux et des écoles.
Pour l'heure, l'urgence est humanitaire mais il est difficile de concevoir un règlement en Syrie, à l'horizon d'un, deux ou trois ans, qui soit la paix des cimetières. Certains établissent une analogie historique avec la guerre d'Espagne en considérant que l'aide apportée au régime syrien est comparable à celle apportée aux rebelles franquistes, estimant que des épisodes comme ceux des bombardements de ces derniers jours sont similaires à Guernica et aux bombardements effectués alors par les forces italiennes et allemandes. Je pense qu'il y a cependant une différence fondamentale : à la fin, Franco a restauré une stabilité conservatrice et autoritaire qui a duré plus de trente-cinq ans, stabilité qu'il est très difficile d'envisager avec Bachar el-Assad, compte tenu de ce qui s'est passé ces dernières années et compte tenu du soutien des rebelles par un certain nombre de forces étrangères. Donc, l'idée selon laquelle l'appui russe permettrait de redonner des couleurs au régime syrien et d'instaurer une sorte de stabilité en Syrie me paraît illusoire. La « pompe à djihadistes », ce phénomène d'attraction des combattants étrangers qu'on a vu fonctionner très activement depuis 2013-2014, continuera aussi longtemps que Bachar el-Assad sera au pouvoir et on voit mal, dans ces conditions, comment un régime inclusif, ouvert, pourrait s'imposer à Damas et donc nous permettre de régler la question de Daech.
Vous avez mentionné, outre le pétrole, « d'autres sources de financement contre lesquelles nous avons agi ». À quelles sources faites-vous allusion, et comment entendre les mots : « contre lesquelles nous avons agi » ?
Les donations en provenance de tous les pays du monde et en particulier de ceux du Golfe, qui représentent peut-être 20 millions de dollars par an, ont fait l'objet de mesures internationales, en particulier de la part du Groupe d'action financière (GAFI) auquel nous avons bien sûr prêté notre concours. L'Arabie Saoudite, de son côté, par exemple, a promulgué, il y a deux ans, une loi antiterroriste visant à rendre obligatoire la déclaration de la zakat afin d'éviter que celle-ci ne serve de couverture au financement de groupes terroristes, financement qui, de ce fait, a été sinon supprimé, du moins réduit.
Pour ce qui est du trafic des biens archéologiques, bien plus important puisque certaines estimations vont jusqu'à en évaluer le produit à 100 millions de dollars par an – soit l'équivalent d'un tiers des revenus du pétrole –, le renforcement du contrôle aux frontières – notamment à l'aéroport de Roissy – des antiquités provenant des régions concernées permet de lutter contre cette source de financement.
Plus généralement, nous agissons selon une logique de cercles concentriques : d'abord au niveau national avec TRACFIN (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins), puis au niveau européen – au printemps 2014 a été définie la stratégie régionale de l'Union européenne pour la Syrie et l'Irak, ainsi que pour la menace que constitue Daech et, au même moment, a été adopté le « paquet » contre le blanchiment de l'argent du terrorisme –, enfin au niveau international, je l'ai mentionné, avec le GAFI.
En ce qui concerne la source de financement principale, la plus emblématique, le pétrole, les choses sont plus simples puisque les bombardements se sont accentués, en particulier depuis la mi-novembre 2015, et ont détruit une grande partie des capacités de transport et une partie de la production, forçant Daech à en baisser considérablement le prix. Par ailleurs, la baisse du cours du brut sur les marchés mondiaux réduit d'autant les revenus qu'en tire l'organisation.
Si je vous ai bien compris, un certain nombre d'oeuvres d'art parviendrait jusqu'à Roissy. Cela signifie que les services des douanes les ont récupérées, identifiées ; je souhaite que vous le confirmiez. Ensuite, comment le CAPS explique-t-il que les ressources pétrolières de Daech n'aient presque pas été bombardées avant l'automne 2015 ?
Certains ont mentionné le trafic d'organes comme étant autre source de financement de Daech. Pouvez-vous nous le confirmer ? Des mesures ont-elles été éventuellement prises en la matière ?
Je n'ai de confirmation ni pour l'hypothèse du trafic d'organes ni pour la saisie d'objets à Roissy – c'était ici une expression de ma part ; je sais que des mesures ont été prises mais, j'y insiste, je n'ai pas d'informations particulières sur d'éventuelles saisies. Il faut bien voir que le CAPS a pour mission de réaliser des analyses, des études et de formuler des recommandations au ministre des affaires étrangères, mais qu'il dépend, pour son information, de deux grands types de sources : d'une part, comme le reste de l'administration, il a accès à celles fournies par nos ambassades et par nos services de renseignement et, d'autre part – et c'est l'un des rôles du CAPS –, il a accès aux travaux des chercheurs qui vont encore sur le terrain. Voilà qui explique pourquoi je n'ai pas d'information plus concrète à vous livrer.
Ensuite, monsieur le président, nous avons attendu longtemps avant de bombarder les ressources pétrolières de Daech du fait de nos réticences à frapper des camions ou d'autres moyens de transport dont on savait qu'ils n'étaient pas conduits par des combattants de l'État islamique. Aussi, bombarder ces moyens de transport aurait constitué ce qu'on appelle un dommage collatéral. Après les attentats de Paris, on a considéré qu'il était plus important de mener cette guerre d'attrition contre les moyens financiers de Daech, qui s'est d'ailleurs adapté en tâchant d'instaurer une régie de la production et du transport de pétrole, de façon à forcer nos bombardements à viser des civils plutôt que des membres de l'organisation.
J'ai été surpris que vous fassiez allusion à la guerre d'Espagne : je n'ai rien lu qui inviterait à comparer la situation de 1936-1939 avec ce qui se passe en ce moment en Syrie. Il n'y a de mon point de vue aucun point commun. Je suis curieux de savoir où vous avez trouvé cette suggestion.
Vous avez souligné, dans votre exposé liminaire, que les revenus de Daech avaient fortement baissé, passant de 3 milliards de dollars à 1,3 milliard. Comment avez-vous pu déterminer ces chiffres ? Quelle méthodologie avez-vous appliqué ? On s'explique bien la diminution des revenus pétroliers de l'organisation, à la fois du fait de la baisse des cours sur les marchés mondiaux et du fait des bombardements, sans compter une éventuelle prise de conscience internationale sur l'achat illégal de ce pétrole, mais quid des autres revenus ?
J'entendais ce matin que, d'après le président syrien, l'application du cessez-le-feu prévu pour la fin de la semaine était quasiment impossible ; il est donc mort avant même d'entrer en vigueur. Dans cette perspective, quelle est, selon vous, la stratégie à long terme de la Russie ? En effet, je ne vois pas quel est l'intérêt pour la Russie de demander un cessez-le-feu puisque, depuis quelque temps, elle permet au gouvernement syrien de se renforcer. Quant à la Turquie, son rôle n'est pas simple à comprendre étant donné son attitude vis-à-vis des Kurdes. Enfin, l'Arabie Saoudite, de son côté, prend des positions assez fortes. Que peuvent faire la France et l'Union européenne dans ce contexte où les stratégies de ces différents pays sont soit complémentaires, soit complètement opposées ?
La semaine dernière, Joaquim Pueyo et moi-même sommes allés examiner le dispositif Sophia mis en place par l'Union européenne pour tenter de s'opposer au mouvement des migrants, notamment vers l'Italie. Nous savons que Daech pousse vers la Libye, si bien qu'on ne peut écarter l'hypothèse – elle est même plutôt très vraisemblable – qu'il s'empare du commerce des migrants pour s'en approprier les bénéfices dont profitent aujourd'hui d'autres mouvements, bénéfices qui s'élèvent, selon les responsables de l'opération Sophia, à 4,5 milliards d'euros par an ! On voit bien là l'intérêt pour Daech de mettre la main sur cette manne.
Comment envisagez-vous ce mouvement de Daech vers la Libye, inquiétant pour nous puisque ce pays est à nos portes ?
Au passage, il faut se représenter la manière dont opèrent les passeurs : ils chargent les migrants dans d'énormes Zodiac ou dans des bateaux en bois avec tout juste ce qu'il faut d'essence pour atteindre la limite des eaux territoriales et, quand l'embarcation y parvient, ils envoient un message d'alerte grâce à un téléphone Iridium afin que les bateaux de secours arrivent et récupèrent les migrants. Et c'est ainsi l'Union européenne qui devient le transitaire des migrants vers l'Italie… C'est tout de même incroyable ! Cette situation laisse rêveurs certaines personnes qui participent à l'opération Sophia et qui ont le sentiment qu'on peut se poser des questions sur la légitimité de notre action.
On ne sait pas si l'Union européenne va se sortir de cette situation : elle ne sait pas elle-même si elle doit continuer à agir en ce sens ou si elle doit passer à la phase suivante qui consisterait à intervenir sur les côtes libyennes, même si, au regard du droit international, on ignore de quelle manière procéder.
La pression de Daech sur la Libye est si forte que je souhaite savoir si les risques sont réels que l'organisation s'empare des côtes et devienne le contrôleur du flux de migrants dont il faut rappeler qu'ils ne viennent pas du Moyen-Orient mais partent, pour des raisons économiques bien connues, de l'Afrique de l'Ouest et de la corne orientale du continent.
Vous avez évoqué, monsieur Vaïsse, la perspective d'une sortie de crise, en Syrie, fondée sur une position qui me paraît la bonne, celle que nous défendons à la suite du Président de la République et du Gouvernement : une transition politique avec des éléments de l'actuel régime mais sans Bachar el-Assad. Pensez-vous que la forte offensive des Russes est un moyen pour eux de peser sur cette transition ? Ils ne me semblent pas si attachés que cela à la personne de M. Assad.
Comment appréhendez-vous la crise entre la Turquie et la Russie après qu'un avion de chasse russe a été abattu par les forces turques ? Comment envisagez-vous le jeu de M. Poutine dans cette région, notamment vis-à-vis des Kurdes de Turquie et du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ? Enfin, que pouvez-vous nous dire du rôle que l'Iran souhaite jouer, maintenant que ce pays est en voie de normalisation dans les relations internationales ? L'attachement des Iraniens à M. Assad, plus fort que celui des Russes, n'est-il pas en fait un jeu ? Quelles sont les conditions pour qu'une entente entre l'Iran et l'Arabie Saoudite permette une sortie de crise, puisque, de mon point de vue, une telle entente est indispensable ?
L'analogie avec la guerre d'Espagne, monsieur Pueyo, n'est que cela : une analogie, mais ni une affirmation ni un fait. Or les analogies, non seulement ne décrivent pas le présent mais sont encore moins prescriptives : elles n'ont surtout pas pour but de nous indiquer une voie à suivre. En revanche, et c'est le cas de l'analogie dont il est ici question, elles peuvent nous éclairer malgré tout sur la situation actuelle.
Pour ce qui est de la provenance des chiffres que j'ai cités, malheureusement Daech ne publie pas son bilan annuel, son compte de résultat, ne réunit pas d'assemblée d'actionnaires… Le CAPS est tributaire des deux sources que j'ai mentionnées : les services de l'État dans toutes leurs composantes, d'une part, et les travaux des chercheurs, de l'autre. Grâce au recoupement de ces données, nous disposons d'indications qui doivent être prises avec précaution. Il s'agit d'ordres de grandeur facilement explicables par le fait que la bonne analogie, pour comprendre Daech, c'est celle de la start-up : l'organisation s'est nourrie de son propre succès et a grossi à ses débuts de façon exponentielle ; c'est pourquoi il était important qu'elle subisse des défaites, ce qui est advenu à Kobané une première fois, qui l'ont amenée à revoir sa stratégie. Un coup d'arrêt a ainsi été porté à sa croissance et certaines opérations, comme la mainmise sur quelque 400 millions d'euros trouvés dans la banque de Mossoul, n'ont pas pu être renouvelées. Pour l'instant, pour reprendre le vocabulaire économique, l'évolution de Daech est plutôt baissière. Quand nous estimons que les revenus de l'organisation sont passés de 2,9 milliards à 1,3 milliard de dollars, ces données sont tout à fait plausibles mais cette baisse énorme ne signifie pas pour autant que Daech est fini et que cette tendance va se poursuivre.
Vous m'avez interrogé sur la stratégie à long terme de la Russie. À plusieurs reprises, depuis le moment où, entre les mois d'avril et août 2011, nous incitions Bachar el-Assad – ce dirigeant éclairé, cet ophtalmologiste formé à Londres aux manières si douces et sur lequel nous comptions – à dialoguer avec son opposition, avec ce qui n'était alors nullement une rébellion de guerre civile mais simplement des adolescents puis des agriculteurs, des boulangers, des architectes qui protestaient contre les violences et les tortures infligées aux manifestants, le régime a connu des hauts et des bas et a failli tomber. Et qu'il ne soit pas tombé ne doit pas masquer le fait qu'il s'est trouvé dans des situations de fragilité très grande au moins deux fois : l'une à l'été 2012 et l'autre au printemps 2015. Les services de renseignement l'ont repéré, de même que Vladimir Poutine qui, donc, est allé à la rescousse de Bachar el-Assad.
Brigitte Curmi et moi-même avons eu des discussions avec les Russes – car contrairement à ce qu'on peut lire dans la presse elles n'ont pas cessé – et notamment avec Vitaly Naoumkine, qui évolue entre les cercles gouvernementaux et les cercles d'expertise et qui joue un rôle important pour guider la politique du Kremlin. Lui-même nous a déclaré que, lorsque les Russes sont arrivés pour soutenir l'armée syrienne au cours de l'été dernier, avant les bombardements, ils ne lui ont pas fourni des lance-roquettes, des chars ou des armements mais des bottes et des uniformes parce qu'elle était littéralement en haillons. Il faut bien se remémorer que la situation syrienne n'a pas été constante mais, si je puis dire, plutôt homéostatique : l'affaiblissement de l'un des deux camps est compensé par ses soutiens extérieurs, permettant le retour à une situation relative d'équilibre. Cela n'empêche pas, j'y insiste, que le régime syrien a connu des moments de grande force et d'autres de grande faiblesse.
La stratégie russe, pour répondre sur le fond à votre question, consiste d'abord à se réinsérer pleinement dans le jeu moyen-oriental, ensuite à délaisser le terrain ukrainien, celui du Donbass en particulier, son coût important conduisant le Kremlin à vouloir geler le conflit, même si nous luttons, au sein du format Normandie et au sein d'autres enceintes pour que ce ne soit pas le cas, enfin, à non seulement montrer la puissance et la grandeur de la Russie mais également à montrer qu'on ne change pas de régime à la suite d'une révolte – aussi, de leur point de vue, Bachar doit-il rester en place.
On dit souvent – vous le souligniez, monsieur Rihan Cypel – que les Russes ne sont pas mariés à Bachar et c'est en effet ce qu'ils nous ont dit ; il n'empêche qu'ils le soutiennent et qu'en l'absence d'une alternative qu'ils ne favoriseront de toute façon pas eux-mêmes, il leur convient très bien. Je suis d'accord avec l'idée selon laquelle les Iraniens tiennent davantage, pour leur part, à la personne de Bachar el-Assad dans la mesure où ils le préfèrent à un remplaçant qui serait un général sunnite. Quoi qu'il en soit, il y a de la part des Russes une démonstration d'ordre politique et presque idéologique pour montrer que ce qui compte, ce sont les hommes forts.
Il faut bien voir qu'assez peu de gens veulent sauver la Syrie ou ont Daech pour cible principale : les Iraniens veulent sauver Bachar, les Russes veulent sauver, sinon Bachar, du moins son régime, les Turcs s'en prennent avant tout à celui qu'ils considèrent comme leur premier ennemi, à savoir le PKK sous ses diverses formes, la question kurde étant plus importante, pour Ankara, que Daech – ce qui ne signifie pas qu'il n'est pas un ennemi, comme on l'a vu avec l'attentat perpétré en octobre à Ankara et avec les décisions prises ensuite par Erdoğan. Les Américains, quant à eux, veulent avant tout que le mandat d'Obama s'achève tranquillement, sans faire de vagues. John Kerry l'a bien montré en relayant très largement les demandes russes, reprenant elles-mêmes celles de Bachar el-Assad, les États-Unis se plaçant par conséquent dans une situation très ambiguë. Toutes les discussions en cours à Genève ou à Munich sur l'instauration d'un cessez-le-feu ou sur l'organisation d'un secours humanitaire occupent les esprits pendant que, sur le terrain, la ville d'Alep est en passe d'être encerclée avant que ne s'y établisse un siège, s'ajoutant aux dix-huit déjà recensés.
J'en viens à l'Arabie Saoudite. S'est installé dans l'opinion l'idée selon laquelle ce pays est la matrice de Daech, idée qui me paraît profondément fausse pour une raison simple : Daech est un mouvement révolutionnaire alors que le régime saoudien est un patriarcat conservateur – les deux entités sont donc un peu comme l'eau et le feu. Il ne fait aucun doute qu'en termes de représentation du monde, une partie de ce qu'on pourrait appeler les concepts ou l'idéologie de Daech puise aux mêmes sources que celles des wahhabites, mais souvenons-nous qu'il ne s'agit pas de l'« Arabie islamique » ou de l'« Arabie islamiste » mais de l'Arabie saoudite, donc d'un pouvoir dont les motivations ne sont pas religieuses. Il a d'ailleurs montré, à l'occasion des « printemps arabes », qu'il ne se déterminait pas en fonction de critères religieux. Qu'il laisse le clergé wahhabite financer une politique de prosélytisme qui, par ailleurs, peut être jugée nocive, c'est une chose, mais que le royaume lui-même soutienne Daech, c'est pure légende. Il faut ici tenir compte des éléments que j'ai donnés sur le financement du terrorisme. On voit mal, donc, pourquoi cette monarchie conservatrice financerait ou favoriserait un groupe révolutionnaire qui s'attache à la faire chuter. C'est pourquoi il ne faut certainement pas, dans cette perspective, isoler ou chercher à influencer l'Arabie Saoudite, ce qui reviendrait à mener la politique du pire et à la pousser dans une stratégie incohérente et dangereuse, d'autant qu'elle se sent déjà abandonnée par son allié traditionnel que sont les États-Unis. Il convient en revanche de mener une discussion sérieuse, au sein des divers formats de coalitions, sur les meilleures façons de combattre Daech et le terrorisme.
Je termine par quelques mots sur la Libye. Même si rien n'est exclu, je suis moins inquiet que M. Fromion quant à la mainmise par Daech sur le trafic de migrants. D'abord, Daech est encore en phase d'implantation et de combat contre les différentes parties en Libye ; ensuite, ceux qui ont la main sur le trafic de migrants ne vont pas se laisser déposséder aussi facilement que cela ; enfin, on a vu la pression migratoire la plus forte se déplacer très largement vers les routes de l'Est empruntées par de nombreux Africains et Maghrébins qui y voient une fenêtre d'opportunité et une possibilité de passer.
Selon vous, le moteur essentiel de la psychologie des gens de Daech est-il l'argent ou bien plutôt les croyances millénaristes qu'ils développent sur le mode sectaire ? Ensuite, quel est le rapport de force, de votre point de vue, entre les restes de l'Armée syrienne libre (ASL) – dont il ne doit pas subsister grand-chose autour d'Alep – et les islamistes ? Autre question : quels sont les liens de l'État islamique avec les États de la région ? Vous venez d'évoquer l'Arabie Saoudite, démontrant qu'il y en a plusieurs… mais quid du Qatar et de la Turquie – car il y a des faits troublants ? Enfin, vous préconisez l'instauration d'un gouvernement inclusif à Damas, mais comment serait-il composé ? Y inclurait-on le Front al-Nosra ? Il y a tout de même en effet un certain nombre d'islamistes dans le secteur qui représentent la force principale de lutte…
Quelle est la portée réelle de la création de la monnaie de Daech, le dinar d'or ? Ensuite, vous l'avez souligné, sans politique inclusive, Daech risque de perdurer. Est-il envisageable, comme nous l'ont affirmé certains chercheurs que nous avons auditionnés, que Daech devienne un État aux côtés de l'Irak et de la Syrie ?
La présente mission d'information s'intéresse au nerf de la guerre : les moyens de Daech. Aussi serait-il possible de disposer d'un panorama financier de tous les acteurs ? De quels moyens dispose l'État syrien ? De quels moyens disposent les groupes rebelles, l'ASL, le Front al-Nosra… et quelles sont leurs sources de financement ?
Manifestement, la situation se complexifie dans cette région du monde. La question « Assad ou pas Assad » me paraît pratiquement dépassée alors que d'autres se posent : Daech puis les Kurdes. Il me semble que les Kurdes – et non pas Daech – sont l'adversaire principal sinon unique de la Turquie. On a d'ailleurs observé que Daech bénéficiait de financements occultes de la part des Turcs. Comment les Kurdes sont-ils financés et ne croyez-vous pas – c'est peut-être une question diplomatique – que les Occidentaux et en particulier la France devraient faire de la question kurde une question centrale eu égard au fait national qu'ils représentent et compte tenu du fait qu'on ne pourra plus se passer d'eux demain au Moyen-Orient. Ils occupent en effet une telle place politique aujourd'hui que la question du Kurdistan, tout au long de la frontière turque, est, j'y insiste, vraiment centrale.
Comment se fait-il qu'en quatre ans on se soit « planté » à ce point en annonçant chaque mois la fin de Bachar el-Assad pour le mois suivant ? Depuis la fermeture de l'ambassade de France à Damas, cela a été constant et moi-même je m'y suis laissé prendre puisque je me souviens avoir signé un article avec notre collègue Marc Le Fur où, la fin de Bachar étant annoncée, nous invitions à penser au sort des minorités. Comment penser que les intérêts conjugués de l'Iran et de la Russie n'allaient pas amener ces deux pays à s'engager lorsque Bachar, ou tout au moins l'armée syrienne, semblait en fin de course, l'appui du Hezbollah se révélant insuffisant ?
Vous avez évoqué l'encerclement d'Alep. Il s'agit en fait du second siège. Lors du premier, que j'ai vécu douloureusement, j'avais obtenu des visas du consulat général de France à Beyrouth pour une famille, en partie toulousaine, et dont un des membres avait été tué le jour de Pâques par des bombardements sur les quartiers chrétiens d'Alep ; cette famille n'a pas pu quitter la ville, encerclée, d'un côté, par le Front al-Nosra et, de l'autre, par l'État islamique. On a moins parlé, à l'époque, de ce siège et cela explique peut-être aussi que nous nous acharnions à commettre certaines erreurs autour de la personne de Bachar el-Assad. Lorsqu'on a fait la paix au Cambodge, on s'est bien assis à la table des négociations avec des dirigeants khmers rouges ; lorsqu'on a fait la paix avec Milošević, on a bien discuté avec lui avant de le traduire, éventuellement avec d'autres, devant le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie ! Pourquoi donc s'acharner sur la personne de Bachar el-Assad alors qu'on sait très bien que la décision appartient à la Russie et à l'Iran et que, quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas d'un problème de personne mais bien de la tragédie d'un peuple qu'il faut s'efforcer d'arrêter le plus vite possible ?
Monsieur Myard m'a interrogé sur le fait de savoir si le moteur de Daech était le gain ou l'esprit. Je pense qu'il s'agit très largement de l'esprit. Ce point est fondamental pour les relations internationales. Certains, en effet, considèrent que seuls les intérêts comptent ; or tel ne me semble pas être le cas : on ne comprendrait rien à l'histoire des relations internationales si l'on n'y intégrait les passions, les croyances, les représentations, les idées… qui toutes jouent un très grand rôle.
En ce qui concerne les rapports entre l'ASL et les islamistes, j'ai évoqué un peu par provocation une analogie avec la guerre d'Espagne. Or, si vous réfléchissez bien, à force de ne pas recevoir de soutien, l'opposition républicaine espagnole s'est tournée vers les autres sources disponibles, à savoir l'URSS, et, du coup, cette opposition s'est peu à peu durcie. C'est exactement ce qui s'est passé avec l'opposition syrienne : au début, ce sont les pharmaciens, les boulangers, les agriculteurs qui se sont soulevés, qui ont demandé une ouverture du régime, puis ils ont pris les armes et, puisqu'on ne les aidait pas sérieusement, ils se sont tournés vers les sources disponibles : Al-Qaïda puis cette organisation née en Irak, l'État islamique. Le processus est classique : toutes les rébellions qui ne sont pas traitées là où l'islam est présent finissent par devenir des rébellions islamistes – je pense à la Palestine, à la Tchétchénie, à la Thaïlande, au Xinjiang, au Cachemire… Il y a donc une sorte de loi d'airain selon laquelle des revendications qui n'ont rien, au départ, de religieux, et qui ne sont pas satisfaites, forment un terreau favorable pour la rébellion islamiste.
Pour ce qui est de l'encerclement d'Alep, c'est bien l'ASL qui a chassé Daech et desserré l'étau autour de la ville, une « gouvernance » locale y ayant ensuite restauré un semblant de vie et des services publics… En outre, si les gens fuient le déluge de bombes en allant vers les zones tenues par le régime ou vers celles qu'occupe Daech, c'est parce qu'elles ne sont pas bombardées.
Ensuite, monsieur Myard, quand j'ai évoqué l'instauration d'un gouvernement inclusif à Damas, ce n'était pas d'un point de vue idéologique mais en termes de représentation des minorités. La question est de savoir si la reprise du pouvoir par la majorité sunnite signifiera que le sort de la minorité alaouite sera scellé – sans compter qu'il existe bien d'autres minorités au nord et à l'est de la Syrie. Quand j'emploie le terme « inclusif », c'est au sens de ce qu'on a souhaité que fasse le premier ministre irakien Haïder al-Abadi : le pouvoir est chiite, la majorité des Irakiens étant chiites, mais il doit inclure la minorité sunnite. On n'y est arrivé qu'à moitié puisque une partie des populations sunnites d'Irak continue à préférer Daech au risque des milices chiites et, en tout cas, au pouvoir de Bagdad.
Je n'ai pas de réflexion particulière à vous livrer sur la monnaie de Daech. L'importance de sa création est avant tout symbolique car personne n'en souhaite à l'extérieur de l'organisation.
Sans politique inclusive, en effet, Daech risque de perdurer. Parmi les deux origines du problème, l'irakienne est la plus importante avec la marginalisation des sunnites à laquelle je viens de faire allusion. Pour l'heure, malheureusement, les dynamiques à l'oeuvre en Irak sont allées dans le bon sens depuis un an et demi, mais pas suffisamment pour créer ce cadre inclusif. En Syrie, nous sommes encore très loin de ce modèle qui reste un idéal assez lointain.
Monsieur Falorni, pour disposer d'un panorama financier de tous les acteurs du conflit, État syrien compris, il faudrait approfondir les recherches, en particulier auprès de la direction du Trésor, de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et d'autres organismes. Il est vrai que nous nous sommes surtout concentrés sur Daech – qui nous préoccupait le plus – davantage que sur les autres groupes rebelles. En effet Daech est une organisation d'une nature différente, avec un projet politique différent, celui d'un État, une organisation pourvue de centres de gravité, comme les champs de pétrole, que nous pouvons frapper.
En ce qui concerne la question kurde, elle est bien centrale mais n'est passible d'aucune solution simple. Les Kurdes ne vont pas nous fournir la baguette magique qui nous permettra de prendre Raqqah pour que nous nous débarrassions de Daech : ils jouent leur propre jeu qui les amène souvent à coopérer avec le régime de Bachar el-Assad – ainsi, en zone kurde, les salaires des fonctionnaires sont encore payés par le régime. La Turquie également joue son propre jeu. Une fermeture de la frontière et une jonction Est-Ouest des Kurdes qui compléterait une jonction Nord-Sud entre le PKK et le parti de l'union démocratique (PYD), est pour Ankara inconcevable. Aussi la Turquie ne restera-t-elle pas les bras croisés, comme elle l'a montré ces derniers jours en bombardant la ville d'Azaz – prise kurde en zone arabe. Aucune stratégie évidente n'existe donc pour régler ce problème. Le jeu russe, quant à lui, consiste à attiser les divisions entre ceux qui sont plutôt naturellement dans le même camp. La tension entre la Russie, qui soutient les Kurdes, et la Turquie m'inquiète beaucoup car elle peut dégénérer, que les incidents en cause soient ou non prémédités. Cette très grande volatilité explique que nous ayons appelé hier soir à la cessation des bombardements.
J'en viens à la prédiction réitérée de la chute d'Assad. Ce n'est pas parce qu'une prédiction ne s'est pas réalisée qu'elle n'était pas prête de se réaliser. Encore une fois, si les Russes sont intervenus, vous l'avez vous-même implicitement dit, monsieur Bapt, c'est bien parce qu'il y avait un très grand risque pour que Bachar tombe. La vraie question est celle que vous avez posée ensuite : comment n'avoir pas prévu que Russes et Iraniens s'engageraient ? Il faut tenir compte du fait que l'engagement des Russes et des Iraniens, depuis 2011, n'a pas été constant. Les Russes étaient peu impliqués au début. Certes, ils étaient mécontents de ce qui s'était passé en Libye, puis mécontents de ce qui était en train de se passer en Syrie, mais ils ont participé aux discussions de Genève I et on ne sentait pas, alors, qu'ils étaient prêts à faire beaucoup pour sauver la peau de Bachar el-Assad. En revanche, les Iraniens, eux, menacés de voir leur accès au Liban et au Hezbollah coupé, ont réagi rapidement et ce sont eux qui ont sauvé Bachar el-Assad une première fois, à un moment de grande faiblesse du régime. Autrement dit, l'intensité de l'intérêt de la Russie pour la Syrie, ce que les Russes étaient prêts à faire – car l'engagement de 30 à 40 avions de chasse coûte cher –, a varié au cours du temps et n'a pas été bien perçu, ce qui est certainement une erreur ; mais il y a bien eu, je le répète, des périodes où, comme ce fut le cas des Iraniens mais dans une moindre mesure, ils étaient moins enclins à sauver le régime syrien.
Je terminerai par Bachar el-Assad : le problème n'est pas sa personne, dites-vous. Au bout du compte, si : le problème est assez largement sa personne puisque le régime tient par lui, un régime alaouite qui perpétue depuis environ quatre décennies une certaine structure de pouvoir, un certain type de société politique. Certes, le problème est beaucoup plus vaste et ne saurait être réduit à la seule personne de Bachar el-Assad, mais celle-ci se trouve bien au coeur de la résolution durable de ce conflit.
L'audition s'achève à quinze heures cinq.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur les moyens de DAECH
Réunion du mardi 16 février 2016 à 14 h.
Présents. –.M. Kader Arif, M. Françoise Asensi, M. Jean-Louis Destans, M. Olivier Falorni, M. Yves Fromion, M. Jean-Marc Germain, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Serge Janquin, M. Alain Moyne-Bressand, M. Jacques Myard, M. Jean-Frédéric Poisson, M. Joaquim Pueyo, Mme Marie Récalde, M. Eduardo Rihan Cypel.
Excusés. – M. Guy-Michel Chauveau, M. Alain Claeys, M. Jean-Claude Mignon, M. François Rochebloine.