Intervention de Justin Vaïsse

Réunion du 16 février 2016 à 14h00
Mission d'information sur les moyens de daech

Justin Vaïsse, directeur du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère des Affaires étrangères et du développement international :

L'analogie avec la guerre d'Espagne, monsieur Pueyo, n'est que cela : une analogie, mais ni une affirmation ni un fait. Or les analogies, non seulement ne décrivent pas le présent mais sont encore moins prescriptives : elles n'ont surtout pas pour but de nous indiquer une voie à suivre. En revanche, et c'est le cas de l'analogie dont il est ici question, elles peuvent nous éclairer malgré tout sur la situation actuelle.

Pour ce qui est de la provenance des chiffres que j'ai cités, malheureusement Daech ne publie pas son bilan annuel, son compte de résultat, ne réunit pas d'assemblée d'actionnaires… Le CAPS est tributaire des deux sources que j'ai mentionnées : les services de l'État dans toutes leurs composantes, d'une part, et les travaux des chercheurs, de l'autre. Grâce au recoupement de ces données, nous disposons d'indications qui doivent être prises avec précaution. Il s'agit d'ordres de grandeur facilement explicables par le fait que la bonne analogie, pour comprendre Daech, c'est celle de la start-up : l'organisation s'est nourrie de son propre succès et a grossi à ses débuts de façon exponentielle ; c'est pourquoi il était important qu'elle subisse des défaites, ce qui est advenu à Kobané une première fois, qui l'ont amenée à revoir sa stratégie. Un coup d'arrêt a ainsi été porté à sa croissance et certaines opérations, comme la mainmise sur quelque 400 millions d'euros trouvés dans la banque de Mossoul, n'ont pas pu être renouvelées. Pour l'instant, pour reprendre le vocabulaire économique, l'évolution de Daech est plutôt baissière. Quand nous estimons que les revenus de l'organisation sont passés de 2,9 milliards à 1,3 milliard de dollars, ces données sont tout à fait plausibles mais cette baisse énorme ne signifie pas pour autant que Daech est fini et que cette tendance va se poursuivre.

Vous m'avez interrogé sur la stratégie à long terme de la Russie. À plusieurs reprises, depuis le moment où, entre les mois d'avril et août 2011, nous incitions Bachar el-Assad – ce dirigeant éclairé, cet ophtalmologiste formé à Londres aux manières si douces et sur lequel nous comptions – à dialoguer avec son opposition, avec ce qui n'était alors nullement une rébellion de guerre civile mais simplement des adolescents puis des agriculteurs, des boulangers, des architectes qui protestaient contre les violences et les tortures infligées aux manifestants, le régime a connu des hauts et des bas et a failli tomber. Et qu'il ne soit pas tombé ne doit pas masquer le fait qu'il s'est trouvé dans des situations de fragilité très grande au moins deux fois : l'une à l'été 2012 et l'autre au printemps 2015. Les services de renseignement l'ont repéré, de même que Vladimir Poutine qui, donc, est allé à la rescousse de Bachar el-Assad.

Brigitte Curmi et moi-même avons eu des discussions avec les Russes – car contrairement à ce qu'on peut lire dans la presse elles n'ont pas cessé – et notamment avec Vitaly Naoumkine, qui évolue entre les cercles gouvernementaux et les cercles d'expertise et qui joue un rôle important pour guider la politique du Kremlin. Lui-même nous a déclaré que, lorsque les Russes sont arrivés pour soutenir l'armée syrienne au cours de l'été dernier, avant les bombardements, ils ne lui ont pas fourni des lance-roquettes, des chars ou des armements mais des bottes et des uniformes parce qu'elle était littéralement en haillons. Il faut bien se remémorer que la situation syrienne n'a pas été constante mais, si je puis dire, plutôt homéostatique : l'affaiblissement de l'un des deux camps est compensé par ses soutiens extérieurs, permettant le retour à une situation relative d'équilibre. Cela n'empêche pas, j'y insiste, que le régime syrien a connu des moments de grande force et d'autres de grande faiblesse.

La stratégie russe, pour répondre sur le fond à votre question, consiste d'abord à se réinsérer pleinement dans le jeu moyen-oriental, ensuite à délaisser le terrain ukrainien, celui du Donbass en particulier, son coût important conduisant le Kremlin à vouloir geler le conflit, même si nous luttons, au sein du format Normandie et au sein d'autres enceintes pour que ce ne soit pas le cas, enfin, à non seulement montrer la puissance et la grandeur de la Russie mais également à montrer qu'on ne change pas de régime à la suite d'une révolte – aussi, de leur point de vue, Bachar doit-il rester en place.

On dit souvent – vous le souligniez, monsieur Rihan Cypel – que les Russes ne sont pas mariés à Bachar et c'est en effet ce qu'ils nous ont dit ; il n'empêche qu'ils le soutiennent et qu'en l'absence d'une alternative qu'ils ne favoriseront de toute façon pas eux-mêmes, il leur convient très bien. Je suis d'accord avec l'idée selon laquelle les Iraniens tiennent davantage, pour leur part, à la personne de Bachar el-Assad dans la mesure où ils le préfèrent à un remplaçant qui serait un général sunnite. Quoi qu'il en soit, il y a de la part des Russes une démonstration d'ordre politique et presque idéologique pour montrer que ce qui compte, ce sont les hommes forts.

Il faut bien voir qu'assez peu de gens veulent sauver la Syrie ou ont Daech pour cible principale : les Iraniens veulent sauver Bachar, les Russes veulent sauver, sinon Bachar, du moins son régime, les Turcs s'en prennent avant tout à celui qu'ils considèrent comme leur premier ennemi, à savoir le PKK sous ses diverses formes, la question kurde étant plus importante, pour Ankara, que Daech – ce qui ne signifie pas qu'il n'est pas un ennemi, comme on l'a vu avec l'attentat perpétré en octobre à Ankara et avec les décisions prises ensuite par Erdoğan. Les Américains, quant à eux, veulent avant tout que le mandat d'Obama s'achève tranquillement, sans faire de vagues. John Kerry l'a bien montré en relayant très largement les demandes russes, reprenant elles-mêmes celles de Bachar el-Assad, les États-Unis se plaçant par conséquent dans une situation très ambiguë. Toutes les discussions en cours à Genève ou à Munich sur l'instauration d'un cessez-le-feu ou sur l'organisation d'un secours humanitaire occupent les esprits pendant que, sur le terrain, la ville d'Alep est en passe d'être encerclée avant que ne s'y établisse un siège, s'ajoutant aux dix-huit déjà recensés.

J'en viens à l'Arabie Saoudite. S'est installé dans l'opinion l'idée selon laquelle ce pays est la matrice de Daech, idée qui me paraît profondément fausse pour une raison simple : Daech est un mouvement révolutionnaire alors que le régime saoudien est un patriarcat conservateur – les deux entités sont donc un peu comme l'eau et le feu. Il ne fait aucun doute qu'en termes de représentation du monde, une partie de ce qu'on pourrait appeler les concepts ou l'idéologie de Daech puise aux mêmes sources que celles des wahhabites, mais souvenons-nous qu'il ne s'agit pas de l'« Arabie islamique » ou de l'« Arabie islamiste » mais de l'Arabie saoudite, donc d'un pouvoir dont les motivations ne sont pas religieuses. Il a d'ailleurs montré, à l'occasion des « printemps arabes », qu'il ne se déterminait pas en fonction de critères religieux. Qu'il laisse le clergé wahhabite financer une politique de prosélytisme qui, par ailleurs, peut être jugée nocive, c'est une chose, mais que le royaume lui-même soutienne Daech, c'est pure légende. Il faut ici tenir compte des éléments que j'ai donnés sur le financement du terrorisme. On voit mal, donc, pourquoi cette monarchie conservatrice financerait ou favoriserait un groupe révolutionnaire qui s'attache à la faire chuter. C'est pourquoi il ne faut certainement pas, dans cette perspective, isoler ou chercher à influencer l'Arabie Saoudite, ce qui reviendrait à mener la politique du pire et à la pousser dans une stratégie incohérente et dangereuse, d'autant qu'elle se sent déjà abandonnée par son allié traditionnel que sont les États-Unis. Il convient en revanche de mener une discussion sérieuse, au sein des divers formats de coalitions, sur les meilleures façons de combattre Daech et le terrorisme.

Je termine par quelques mots sur la Libye. Même si rien n'est exclu, je suis moins inquiet que M. Fromion quant à la mainmise par Daech sur le trafic de migrants. D'abord, Daech est encore en phase d'implantation et de combat contre les différentes parties en Libye ; ensuite, ceux qui ont la main sur le trafic de migrants ne vont pas se laisser déposséder aussi facilement que cela ; enfin, on a vu la pression migratoire la plus forte se déplacer très largement vers les routes de l'Est empruntées par de nombreux Africains et Maghrébins qui y voient une fenêtre d'opportunité et une possibilité de passer.

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