Monsieur Myard m'a interrogé sur le fait de savoir si le moteur de Daech était le gain ou l'esprit. Je pense qu'il s'agit très largement de l'esprit. Ce point est fondamental pour les relations internationales. Certains, en effet, considèrent que seuls les intérêts comptent ; or tel ne me semble pas être le cas : on ne comprendrait rien à l'histoire des relations internationales si l'on n'y intégrait les passions, les croyances, les représentations, les idées… qui toutes jouent un très grand rôle.
En ce qui concerne les rapports entre l'ASL et les islamistes, j'ai évoqué un peu par provocation une analogie avec la guerre d'Espagne. Or, si vous réfléchissez bien, à force de ne pas recevoir de soutien, l'opposition républicaine espagnole s'est tournée vers les autres sources disponibles, à savoir l'URSS, et, du coup, cette opposition s'est peu à peu durcie. C'est exactement ce qui s'est passé avec l'opposition syrienne : au début, ce sont les pharmaciens, les boulangers, les agriculteurs qui se sont soulevés, qui ont demandé une ouverture du régime, puis ils ont pris les armes et, puisqu'on ne les aidait pas sérieusement, ils se sont tournés vers les sources disponibles : Al-Qaïda puis cette organisation née en Irak, l'État islamique. Le processus est classique : toutes les rébellions qui ne sont pas traitées là où l'islam est présent finissent par devenir des rébellions islamistes – je pense à la Palestine, à la Tchétchénie, à la Thaïlande, au Xinjiang, au Cachemire… Il y a donc une sorte de loi d'airain selon laquelle des revendications qui n'ont rien, au départ, de religieux, et qui ne sont pas satisfaites, forment un terreau favorable pour la rébellion islamiste.
Pour ce qui est de l'encerclement d'Alep, c'est bien l'ASL qui a chassé Daech et desserré l'étau autour de la ville, une « gouvernance » locale y ayant ensuite restauré un semblant de vie et des services publics… En outre, si les gens fuient le déluge de bombes en allant vers les zones tenues par le régime ou vers celles qu'occupe Daech, c'est parce qu'elles ne sont pas bombardées.
Ensuite, monsieur Myard, quand j'ai évoqué l'instauration d'un gouvernement inclusif à Damas, ce n'était pas d'un point de vue idéologique mais en termes de représentation des minorités. La question est de savoir si la reprise du pouvoir par la majorité sunnite signifiera que le sort de la minorité alaouite sera scellé – sans compter qu'il existe bien d'autres minorités au nord et à l'est de la Syrie. Quand j'emploie le terme « inclusif », c'est au sens de ce qu'on a souhaité que fasse le premier ministre irakien Haïder al-Abadi : le pouvoir est chiite, la majorité des Irakiens étant chiites, mais il doit inclure la minorité sunnite. On n'y est arrivé qu'à moitié puisque une partie des populations sunnites d'Irak continue à préférer Daech au risque des milices chiites et, en tout cas, au pouvoir de Bagdad.
Je n'ai pas de réflexion particulière à vous livrer sur la monnaie de Daech. L'importance de sa création est avant tout symbolique car personne n'en souhaite à l'extérieur de l'organisation.
Sans politique inclusive, en effet, Daech risque de perdurer. Parmi les deux origines du problème, l'irakienne est la plus importante avec la marginalisation des sunnites à laquelle je viens de faire allusion. Pour l'heure, malheureusement, les dynamiques à l'oeuvre en Irak sont allées dans le bon sens depuis un an et demi, mais pas suffisamment pour créer ce cadre inclusif. En Syrie, nous sommes encore très loin de ce modèle qui reste un idéal assez lointain.
Monsieur Falorni, pour disposer d'un panorama financier de tous les acteurs du conflit, État syrien compris, il faudrait approfondir les recherches, en particulier auprès de la direction du Trésor, de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et d'autres organismes. Il est vrai que nous nous sommes surtout concentrés sur Daech – qui nous préoccupait le plus – davantage que sur les autres groupes rebelles. En effet Daech est une organisation d'une nature différente, avec un projet politique différent, celui d'un État, une organisation pourvue de centres de gravité, comme les champs de pétrole, que nous pouvons frapper.
En ce qui concerne la question kurde, elle est bien centrale mais n'est passible d'aucune solution simple. Les Kurdes ne vont pas nous fournir la baguette magique qui nous permettra de prendre Raqqah pour que nous nous débarrassions de Daech : ils jouent leur propre jeu qui les amène souvent à coopérer avec le régime de Bachar el-Assad – ainsi, en zone kurde, les salaires des fonctionnaires sont encore payés par le régime. La Turquie également joue son propre jeu. Une fermeture de la frontière et une jonction Est-Ouest des Kurdes qui compléterait une jonction Nord-Sud entre le PKK et le parti de l'union démocratique (PYD), est pour Ankara inconcevable. Aussi la Turquie ne restera-t-elle pas les bras croisés, comme elle l'a montré ces derniers jours en bombardant la ville d'Azaz – prise kurde en zone arabe. Aucune stratégie évidente n'existe donc pour régler ce problème. Le jeu russe, quant à lui, consiste à attiser les divisions entre ceux qui sont plutôt naturellement dans le même camp. La tension entre la Russie, qui soutient les Kurdes, et la Turquie m'inquiète beaucoup car elle peut dégénérer, que les incidents en cause soient ou non prémédités. Cette très grande volatilité explique que nous ayons appelé hier soir à la cessation des bombardements.
J'en viens à la prédiction réitérée de la chute d'Assad. Ce n'est pas parce qu'une prédiction ne s'est pas réalisée qu'elle n'était pas prête de se réaliser. Encore une fois, si les Russes sont intervenus, vous l'avez vous-même implicitement dit, monsieur Bapt, c'est bien parce qu'il y avait un très grand risque pour que Bachar tombe. La vraie question est celle que vous avez posée ensuite : comment n'avoir pas prévu que Russes et Iraniens s'engageraient ? Il faut tenir compte du fait que l'engagement des Russes et des Iraniens, depuis 2011, n'a pas été constant. Les Russes étaient peu impliqués au début. Certes, ils étaient mécontents de ce qui s'était passé en Libye, puis mécontents de ce qui était en train de se passer en Syrie, mais ils ont participé aux discussions de Genève I et on ne sentait pas, alors, qu'ils étaient prêts à faire beaucoup pour sauver la peau de Bachar el-Assad. En revanche, les Iraniens, eux, menacés de voir leur accès au Liban et au Hezbollah coupé, ont réagi rapidement et ce sont eux qui ont sauvé Bachar el-Assad une première fois, à un moment de grande faiblesse du régime. Autrement dit, l'intensité de l'intérêt de la Russie pour la Syrie, ce que les Russes étaient prêts à faire – car l'engagement de 30 à 40 avions de chasse coûte cher –, a varié au cours du temps et n'a pas été bien perçu, ce qui est certainement une erreur ; mais il y a bien eu, je le répète, des périodes où, comme ce fut le cas des Iraniens mais dans une moindre mesure, ils étaient moins enclins à sauver le régime syrien.
Je terminerai par Bachar el-Assad : le problème n'est pas sa personne, dites-vous. Au bout du compte, si : le problème est assez largement sa personne puisque le régime tient par lui, un régime alaouite qui perpétue depuis environ quatre décennies une certaine structure de pouvoir, un certain type de société politique. Certes, le problème est beaucoup plus vaste et ne saurait être réduit à la seule personne de Bachar el-Assad, mais celle-ci se trouve bien au coeur de la résolution durable de ce conflit.