Je ne suis pas spécialiste de l'État islamique mais, depuis une vingtaine d'années, je travaille sur la violence au Moyen-Orient aux XIXe et XXe siècles, et il est vrai que les événements contemporains bouleversent la donne en la matière.
La cité démocratique est aujourd'hui confrontée à l'État islamique dont la généalogie remonte à 1979, année charnière dans le monde, qui constitue sans doute l'une des dates de refondation du Moyen-Orient, à laquelle quatre événements bouleversent la région.
La reconnaissance d'Israël par l'Égypte porte un coup extrêmement sévère au prestige de la cause panarabe alors même que l'occupation de l'Afghanistan par l'URSS sape celui de la gauche internationaliste arabe. D'une certaine manière, on peut dire qu'au Moyen-Orient, le mur de Berlin tombe en 1979 : la gauche perd la position dominante qu'elle détenait jusque-là. Cette même année, deux événements montrent que l'islamisme est capable de prendre la relève de cette gauche défaite, en tant que force révolutionnaire. À La Mecque, en Arabie saoudite, la Kaaba est occupée par un groupe islamiste, et le Royaume ne parvient à écraser l'insurrection que grâce à l'aide du GIGN français. En Iran, 1979 est surtout l'année de la révolution : une nouvelle syntaxe est proposée au Moyen-Orient.
On peut dire que l'année 1979 dure de très longues décennies : les quatre événements fondateurs que j'ai cités trouvent leur prolongement dans les années 1980 avec la guerre entre l'Iran et l'Irak, la djihadisation de la guerre en Afghanistan, ou l'intensification de la guerre civile libanaise entamée en 1975. Tous ces éléments constituent les ingrédients principaux de la situation actuelle du Moyen-Orient.
Dans les années 1980, on estime que 30 000 à 35 000 « Arabes afghans » ont rejoint les forces de la résistance en Afghanistan – les populations concernées viennent en fait du Moyen-Orient sans être exclusivement arabes. Je crois que l'on ne compte pas une seule figure importante d'al-Qaïda qui n'ait pas été formée en Afghanistan durant les années 1980. C'est le cas de ben Laden, de Zawahiri, de Zarqaoui, d'al-Masri, d'al-Souri, d'al-Libi, et je pourrais en citer d'autres. La constitution du Hezbollah remonte également à cette période.
Si tous les événements de la région des années 1980 sont déterminés par les quatre faits fondateurs de 1979, le facteur djihadiste arabe afghan joue un rôle majeur dans les années 1990, en particulier dans le mouvement contestataire islamiste égyptien, ou dans la guerre civile algérienne.
Les attentats de 2001 montrent la capacité des marges issues des sociétés arabes – même si, à nouveau, elles n'ont pas l'exclusivité en la matière – à s'agréger dans des espaces soustraits à la visibilité publique comme les camps d'entraînement, la diaspora estudiantine en Europe, et les prisons.
Dans les années 2000, le phénomène al-Qaïda ne concerne qu'un très faible nombre de combattants – sans doute pas plus de deux mille personnes. On constate, en revanche, à partir de 2011, que la violence qui a germé aux marges des sociétés arabes fait graduellement son retour en leur centre pour les détruire en partie, notamment en Syrie. Le nombre de combattants est infiniment plus élevé qu'en 2001 : selon mes estimations, la transhumance militaire concerne quelque 150 000 à 200 000 personnes de l'Afghanistan et du Pakistan jusqu'en Isère ou au Nigeria. On voit l'ampleur considérable prise par le phénomène en quelques décennies.
Si la généalogie de l'État islamique est particulièrement claire, elle ne donne pas nécessairement le sens des événements qui se déroulent aujourd'hui au Moyen-Orient.
Il faut dire un mot des conflits au Moyen-Orient depuis 2011, en particulier de la situation de la Syrie, même s'il ne s'agit pas de la seule zone qui connaisse un effondrement social, politique et économique – je pense à l'Irak, au Liban, au Yémen ou à la Libye.
C'est principalement parce que l'État syrien s'est effondré que l'État islamique a pu « prendre souche » en Syrie avant de revenir sur ses terres d'origine, en Irak. La répression extrême menée par le régime de Bachar al-Assad dès le début de la contestation pacifique du régime, le 15 mars 2011, a abouti à un effondrement de l'État qui a été suivi de la fragmentation du temps et de l'espace syrien. Pour prendre la mesure de cette fragmentation, il suffit de citer le nombre de milices armées en Syrie : en 2013, on en comptait près de 1 200. Cela signifie que l'on compte autant d'espaces et de temps, que la population perd tout repère et toute confiance dans le temps et dans l'espace, et cela se traduit par un nombre considérable de réfugiés – on en compte douze millions –, sans parler des 300 000 victimes.
Le conflit syrien a une caractéristique originale : il change de nature tous les ans. Chaque été, nous avons affaire à un conflit entièrement reconfiguré.
L'été 2011 a été marqué par la militarisation d'une partie de l'opposition syrienne qui était restée pacifique jusque-là, avec la création de l'Armée syrienne libre. Cette militarisation est la conséquence de la répression menée par le régime : le Léviathan s'est transformé en une sorte de Béhémoth, le monstre mythique qui, selon Hobbes, contrairement au Léviathan, détruit la société. Dans la foulée, nous assistons aussi, durant l'été 2011, à la confessionnalisation de la contestation.
Durant l'été 2012, le 18 juillet, un attentat à Damas décime le haut commandement du régime : Bachar al-Assad perd son beau-frère, et son frère, Maher al-Assad, l'une des chevilles ouvrières de la répression, reste probablement paralysé – il n'a plus été vu en public depuis cette date. Le régime se retire de la région kurde de Syrie, où il procède à des bombardements aériens. Depuis cette époque, l'aviation est massivement utilisée comme arme de guerre dans un conflit interne.
Le conflit change de nouveau de nature à l'été 2013 avec l'intervention officielle du Hezbollah libanais dans la guerre. Il était jusqu'alors présent sur le terrain sans avoir affiché sa participation au conflit. La prise d'al-Qusayr par le Hezbollah, à la frontière libanaise, aboutit à la création d'une sorte d'Alaouistan qui relie al-Qusayr à Damas, Damas à Homs – en grande partie vidée de sa population – et Homs à Lattaquié, qui se trouve au coeur du territoire alaouite.
L'été 2014 voit la montée en puissance de l'État islamique et la disparition de la frontière entre la Syrie et l'Irak.
L'été 2015 est marqué par l'intervention massive de la Russie, qui change profondément la donne.
Ces évolutions permanentes s'expliquent par la violence du conflit. Elle est telle que les dynamiques s'épuisent en dix ou douze mois, ce qui amène les acteurs à passer, chaque été, à un niveau de violence infiniment plus « dense ». Dans ces conditions, il est extrêmement difficile pour les chercheurs de comprendre l'évolution du conflit syrien.
J'en viens à la question de l'État islamique dans ce conflit. Si ce dernier change de nature à une telle vitesse, cela signifie que les acteurs se métamorphosent constamment. Il s'agit d'une cause de trouble pour les chercheurs. Quasiment rien ne nous échappe aujourd'hui dans la compréhension de l'État islamique. Nous connaissons sa généalogie, nous connaissons son leader et le profil des ceux qui le rejoignent. Nous savons qu'il est organisé autour de deux capitales et de sept ministères. En raison de la crise économique, il met en place une politique caractérisée par l'austérité – les salaires ont par exemple été réduits de moitié il y a quelques semaines. Il mène aussi une politique commerciale. Un hôtel cinq étoiles a été inauguré. Des compétitions sportives ont lieu. Nous disposons d'énormément d'informations sur l'État islamique, qui nous feraient dire, si nous nous en contentions, que nous avons bien affaire à un État, État embryonnaire certes, mais un État tout de même.
Cependant, il nous faut bien constater que les constantes métamorphoses de sa structure et de son organisation, et ses changements de nature, ne permettent pas à la généalogie de nous faire comprendre ce que devient l'État islamique. Il mène en effet une double stratégie : l'une est parfaitement rationnelle – pour citer un exemple, l'État islamiste pense la guerre –, l'autre est parfaitement suicidaire et autodestructrice. Cette dernière dynamique détruit en quelque sorte sa propre rationalité, et il est très difficile de comprendre comment des acteurs peuvent être à la fois dans la rationalité et dans une logique de destruction de toute rationalité, y compris celle qui est nécessaire à leur propre survie.
Sur ce point, il est possible d'établir une comparaison avec le nazisme. Le contexte du Proche ou du Moyen-Orient ne ressemble pas du tout à celui de l'Europe des années 1930 ou 1940 : la situation historique est très différente. Toutefois, la lecture des juristes et des philosophes de l'époque nazie, comme Ernst Bloch, Walter Benjamin, Hannah Arendt, Karl Kraus ou Sebastian Haffner, montre qu'une même question revient : comment appréhender le nazisme, qui est rationnel mais qui détruit en même temps sa propre rationalité ? Walter Benjamin constate par exemple que le calendrier nazi existe bel et bien mais qu'il détruit le temps plutôt qu'il ne le décompte.