Détruire sa propre rationalité, c'est multiplier ses ennemis, exporter sa violence dans des territoires dont on ne peut en aucune manière maîtriser l'espace, détruire ses propres alliés et les tribus dont on aurait pu se rapprocher, s'épuiser dans des attentats-suicides, notamment sur le front kurde – je pense à la ville de Sinjar. L'attentat-suicide est en lui-même un acte destructeur qui détruit aussi la rationalité de son organisateur.
L'État islamique est rationnel, mais il détruit aussi la rationalité qui serait nécessaire à son ancrage dans le temps et l'espace. On aurait parfaitement pu imaginer qu'après la période de conquête de 2014, il se consacre à la consolidation de son pouvoir et non à l'exportation de sa violence.
Le malaise des penseurs de la période nazie nous est très précieux car ils ont été confrontés à un phénomène qui échappait à la rationalité, analogue à celui auquel nous faisons face aujourd'hui.
Vous le constatez, nous sommes loin de la logique de l'action révolutionnaire des années 1950 à 1970, voire du premier islamisme qui, dans les années 1980, tentait encore de disposer des organisations de masse, d'infiltrer les syndicats, de contrôler les universités ou de rallier des intellectuels. Le phénomène n'est peut-être pas inédit dans l'histoire du XXe siècle, mais il l'est au Moyen-Orient.
Comme de nombreux collègues, j'ai du mal à expliquer les évolutions actuelles. L'effondrement des structures politiques existantes joue en tout cas un rôle majeur dans la situation. Des dynamiques très nettement visibles montrent aussi que la violence produite par le Moyen-Orient à ses marges est de retour au coeur du monde arabe. La violence apparue aux marges des sociétés musulmanes s'articule et s'agrège avec les violences produites par les sociétés européennes, souvent également à leurs marges. L'agrégation de ces deux violences nous place face à un défi unique.
Nous aurions tort de penser que tout découle aujourd'hui des fameux accords Sykes-Picot de 1916, de la division du monde arabe ou de l'histoire coloniale. Je ne nie en aucun cas l'importance de l'histoire du XXe siècle et des traumatismes extrêmes subis. Je n'oublie pas la création de l'État d'Israël en 1948, ni les guerres successives qui ont eu le Moyen-Orient pour théâtre. Il me semble seulement qu'un phénomène aussi massif que celui auquel nous sommes confrontés rend impossible une explication par une généalogie simple qui remonterait à 1916. Les accords Sykes-Picot ne sont pas l'explication de ce qui se passe aujourd'hui à Raqqa ou dans les banlieues françaises, ni de ce qui s'est produit au Bataclan. Nous nous trouvons en face de quelque chose qui est infiniment plus inquiétant.
Au Proche-Orient, en particulier, nous sommes sans doute confrontés à la crise de l'État westphalien. Le concept devait permettre de faire le partage entre les zones de violence et les États, mais après s'être universalisé au XXe siècle, l'État westphalien est devenu lui-même producteur de violences massives. Ce qui s'effondre dans une partie du Moyen-Orient, ce n'est pas seulement la construction d'avant 2011, mais l'ensemble des strates historiques du XXe siècle : l'Empire ottoman finissant, la période mandataire ou coloniale, le nationalisme arabe et les indépendances, le socialisme arabe des années 1950 à 1970, et l'islamisme. C'est comme si la société ne pouvait plus désormais assumer une histoire qui n'a produit que de la tyrannie, de la violence interne ou de la guerre ; une histoire qui n'a jamais accepté une pluralité interne ni mis en place simultanément les principes de consensus et de dissensus qui sont les deux piliers d'une société démocratique.
Si l'on ne prend pas en considération cette crise de l'État westphalien qui atteint les profondeurs des sociétés que nous observons, je crois qu'il n'est pas possible de comprendre ce qui se passe aujourd'hui, et pourquoi de telles dynamiques de violence peuvent s'emparer de villes comme Raqqa ou Mossoul.
Dès lors que nous parlons de l'agrégation des phénomènes de violence qui émergent aux marges des sociétés européennes et des sociétés du Moyen-Orient, nous pouvons nous interroger sur l'avenir de la cité démocratique. La réflexion sur le sujet ne pourra pas se réduire à un questionnement sur le statut des banlieues. Elle nous amène à nous demander si la cité démocratique parvient encore à produire des mécanismes d'intégration sociale. Je ne pense pas seulement à la question de l'immigration ou de la post-immigration. Les Français Jean-Daniel et Nicolas Bons, qui ont trouvé la mort en Syrie, n'étaient issus ni de l'immigration ni des milieux les plus défavorisés. Sommes-nous encore capables de produire une intégration sociale ? Sommes-nous encore en mesure de produire du sens politique afin de réinventer la citoyenneté ? Notre cité est-elle encore citoyenne ? Ces questions peuvent se poser pour l'ensemble des sociétés européennes. La devise de la République française n'est pas seulement celle de la France, mais celle de la res publica, de la cité de manière générale. Assurément, l'Europe post-guerre est parvenue à créer de la liberté. Cette dernière est très largement acquise, mais sommes-nous aussi capables de produire de l'égalité et de la fraternité ? Nous ne pouvons pas ignorer cette question.
Je veux aborder la question de l'islam. En la matière, nous devons en terminer avec nos tabous et nos a priori. Nous sommes confrontés sur ce sujet à des impératifs contradictoires : s'il est plus qu'urgent de combattre l'islamophobie et de défendre la cité démocratique comme plurielle, y compris en termes culturels, il faut se demander si cette dernière parvient à renouer avec les Lumières qui donnaient la possibilité de critiquer le pouvoir, les rapports de pouvoir, la société et les rapports sociaux, mais aussi la religion. Sommes-nous aujourd'hui capables de dire que l'islam, tel qu'il est enseigné ou mis en norme par l'Arabie saoudite, par al-Azhar, ou telle ou telle mosquée, ou par tel ou tel imam, n'est peut-être pas compatible avec nos principes démocratiques ? Beaucoup de mes collègues issus d'une culture musulmane posent très clairement la question, notamment Leïla Babès dans son ouvrage L'utopie de l'islam. Elle montre que la philosophie politique de l'islam a été formée entre le VIIe siècle et le Xe siècle comme une réponse aux conflits internes de l'islam. La mort du Prophète est suivie d'une période de guerres civiles, et la naissance du premier empire de l'islam est marquée par l'assassinat de deux califes et celui du petit-fils du Prophète. À cette époque, pour assurer la cohésion de la société, les oulémas, qui se constituaient eux-mêmes en tant que corps, ont rendu obligatoire l'obéissance au prince. Il y a donc, d'un côté, une entente entre les oulémas et le prince, qui fait de l'obéissance au tyran, même s'il est impie, une doctrine d'État, et, de l'autre, un islam qui prône une société juste. Cette contradiction non résolue ouvre la voie à la violence. Tyrannie et violence se reproduisent alors constamment dans un cycle continu. La cité démocratique est donc fondée à se poser la question de l'islam, comme elle doit se poser celle du christianisme.
La cité démocratique ne peut pas faire abstraction de certains sujets ; pourtant elle fait parfois preuve d'un véritable aveuglement. Le 4 janvier 2014, la ville de Falloujah, en Irak, est tombée entre les mains de l'État islamique. Cet événement a été traité comme un fait divers à Paris, à Bruxelles, à Washington, et à Londres. Une ville de 350 000 habitants passe sous le contrôle du fleuron de la dissidence d'al-Qaïda, et cela n'est pas pris en considération ! Le 10 juin 2014, cinq mois plus tard, la ville de Mossoul tombait avec 1,3 million d'habitants, 86 000 hommes armés, des caisses remplies de 500 millions de dollars en liquide. Ce n'est qu'à ce moment que l'Europe et les États-Unis ont compris la gravité des événements. Nous étions pourtant inondés d'informations et de signaux multiples. Même moi, qui n'ai accès à aucune source secrète – je ne reçois que des mails –, je savais ce qui se passait. Mais rien n'a été fait ; aucune capitale n'a pris au sérieux ce qui se passait sur le terrain. Si quelques mesures avaient été prises dès le 5 janvier pour contenir l'État islamique, le prix que nous aurions à payer aujourd'hui serait infiniment moindre. Mesdames, messieurs les députés, il faut se poser la question de la responsabilité des décideurs. Elle ne se pose pas seulement à la République française mais à la cité démocratique. Est-elle en mesure de saisir l'ampleur des menaces qui la guettent ?
J'en viens à la Turquie. Elle a été au moins complaisante à l'égard de l'État islamique. Pour comprendre la stratégie turque, ou plutôt l'absence de stratégie turque, il faut remonter un peu dans le temps. En novembre 2010, le Premier ministre turc de l'époque, Recep Tayyip Erdoğan, reçoit le prix international Kadhafi pour les droits de l'homme. Le pouvoir turc négociait alors avec tous les pouvoirs arabes même autoritaires, même ceux qui écrasaient les islamistes – Kadhafi exécutait en masse ses prisonniers islamistes. En 2011, la Turquie doit faire face à un monde nouveau. Elle est obligée de s'adapter aux révolutions arabes qu'elle n'a pas davantage prévues que les autres États. Durant la deuxième partie de cette année 2011, Erdoğan et Ahmet Davutoğlu, professeur de relations internationales qui pense avec les catégories géostratégiques du XIXe siècle, estiment que le moment est venu de créer une sorte de fédération des régimes qui ressembleraient au Parti pour la justice et le développement (AKP) turc. La violente nostalgie d'empire persiste, mais le néo-ottomanisme n'est pas, en tant que tel, à la base de cette stratégie qui rassemble le Parti pour la justice et le développement (PJD) marocain, les Frères musulmans – qui semblent être devenus la force la plus importante d'Égypte –, le parti Ennahdha tunisien, dont le leader, Rached Ghannouchi, répète qu'il prend Erdoğan pour modèle, la Libye, où les Frères musulmans semblent être en mesure de remporter les élections, et la Syrie.
Pour la Turquie, le temps est venu de devenir une superpuissance ou, en tout cas, une sorte de primus inter pares avec l'appui de partis amis. Or, au Maroc, à moins d'une situation révolutionnaire, le PJD ne sortira jamais du giron du makhzen ; en Libye, les islamistes perdent les élections et le pays tombe dans un processus de fragmentation qui se poursuit jusqu'à aujourd'hui ; en Tunisie, Ennahdha traverse une mauvaise passe en 2013 et 2014 puis finit par abandonner le pouvoir. Quant aux Frères musulmans égyptiens, ils gagnent les élections, mais ils sont renversés par le coup d'État extrêmement sanglant du général al-Sissi. Il ne reste donc plus en quelque sorte à la Turquie que la Syrie : elle devient un enjeu central, mais aussi sa seule porte d'accès au monde arabe et à la réalisation de son rêve de puissance. En 2012, Erdoğan avait annoncé qu'il prierait avant la fin de l'année à la mosquée des Omeyyades de Damas. Les choses ne se sont pas passées comme il l'espérait. Et plus les revers s'accumulent, plus Ankara explique tout par un complot étranger fomenté, au choix, par les croisés, les homosexuels, le lobby juif, la diaspora arménienne, les zoroastriens… De multiples ennemis sont cités et toute défaite est en grande partie imputée au complot.
Une troisième génération de membres de l'AKP entoure aussi désormais celui qui est devenu le président Erdoğan. Ces nouveaux venus pensent que la Première Guerre mondiale n'est pas terminée, et que cette dernière avait pour seul but la division et la destruction de l'Empire ottoman. Pour eux, à la limite, le premier conflit mondial n'a pas été européen : seule a compté la guerre ottomane. Ils estiment que les batailles décisives sont à venir. Avec un tel état d'esprit, sachant que la théorie du complot devient la seule philosophie de l'État et que le mot « trahison » constitue la charpente de son vocabulaire politique, on comprend la nouvelle stratégie d'Erdoğan, qui consiste à jouer, avec énormément de complaisance, avec le feu, c'est-à-dire avec l'État islamique.
Dans le nord de la Syrie, la formation d'une entité kurde qui échappe totalement au contrôle de la Turquie, probablement sous l'oeil bienveillant de Damas, est interprétée à Ankara comme une deuxième phase du complot. Les interventions américaine puis russe pour soutenir cette entité dirigée par un parti proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le Pays des Grecs, sont perçues comme un signe annonçant les batailles à venir.
Le conflit avec l'Iran, et désormais avec la Russie, débouche sur une confessionnalisation de la région. À mon sens, l'Arabie saoudite, l'Iran et la Turquie portent une responsabilité énorme dans ce phénomène absolument inédit. Leur intervention dans le conflit syrien et dans la région « surconfessionnalise » la situation. Je rappelle que, dans les années 1960 à 1980, durant la guerre civile qui se déroulait au Yémen, le Yémen du Sud, sunnite, soutenu par l'Égypte sunnite, se battait contre le Yémen du Nord, sunnite, soutenu par l'Arabie saoudite sunnite. Aujourd'hui, la configuration confessionnelle est totalement différente. La « surconfessionnalisation » concerne aussi directement la politique turque ; elle explique sa complaisance à l'égard d'al-Qaïda puis, à partir de 2013, avec l'État islamique. Cette attitude n'a pas pris fin puisque la Turquie considère aujourd'hui que le Pays des Grecs constitue une menace supérieure à celle de l'État islamique.